LivresRomans et nouvelles : Drame

Le Ventre de Paris – Émile Zola

Le Ventre de Paris. 1873

Origine : France
Genre : Drame
Auteur : Émile Zola
Editeur : Le livre de poche

Déporté à Cayenne après les émeutes du coup d’État, Florent a trouvé le moyen de s’échapper. De retour à Paris dans un piteux état, il trouve son quartier profondément bouleversé par la création des Halles, véritable ville dans la ville où les commerçants prospèrent et où la nourriture s’étale dans tous les coins. Prenant bien soin de taire son passé, Florent s’installe chez son frère Quenu, dont il a naguère assuré l’éducation et qui tient désormais une charcuterie en compagnie de sa femme Lisa. Afin de dissimuler son passé, Florent prétend être le cousin de Lisa. Cependant, haïssant l’Empire pour ce qu’il lui a fait subir, il se lie à quelques opposants politiques se réunissant le soir au café de monsieur Lebigre. Il devient assez vite le chef de la troupe, et rêve même à l’organisation d’une insurrection. Dans son aveuglement et sa naïveté, il ne fait pas attention à l’animosité que lui portent de nombreuses personnes dans le quartier s’étant immédiatement méfiées de lui, cet homme maigre débarqué mystérieusement dans un monde où l’opulence est reine.

Après la grande bourgeoisie de La Curée, Zola se penche avec Le Ventre de Paris sur la petite bourgeoisie, celle dont la prospérité n’est pas malhonnête, dont les affaires demeurent modestes, mais qui n’en a pas moins développé un esprit grégaire et vénal dont seront impitoyablement exclus les intrus. L’utilisation des Halles et la métaphore du ventre sont extrêmement bien vus de la part de Zola, qui a vu dans cet édifice imposant typique du second Empire le moyen parfait pour retranscrire le repli sur soi d’une classe attribuant son succès à l’Empire, duquel elle a également hérité des fastes et des tares représentées par les Halles, dont l’architecture tout en fonte et en verre en font un palais du commerce de la nourriture où viennent se repaître tous les bourgeois de Paris. A travers ses fort nombreuses, et même disons le de ses trop nombreuses et trop riches descriptions imagées, l’auteur cherche à écœurer ses lecteurs tout comme les Halles et leur stock de nourriture écœurent le personnage de Florent, revenu du bagne et de sa famine perpétuelle pour découvrir une société, celle produite par ses bourreaux, se vautrant complaisamment dans l’opulence tels des porcs dans la fange. Face à ces étalages de nourriture, à ses couleurs, à ses arômes, on songe bien entendu aux divers personnages du cycle Rougon-Macquart qui souffrent de la faim à un moment où à un autre, mais Zola va au-delà de ce constat et place son roman sous le signe du symbole (après tout, le titre lui-même est métaphorique)… Cette orgie de nourriture concentrée dans le quartier des Halles souligne la profonde division existant entre les privilégiés et les démunis. Une division aussi sociale que spatiale : le rassemblement de commerçants aisés dans un même lieu, dont l’incarnation est un gigantesque complexe de fonte, témoigne de la ségrégation sociale caractérisant le nouveau Paris du baron Haussmann. Jusqu’ici marqué par la mixité, Paris se divise désormais en zones dont les composantes sociales mais aussi les secteurs d’activité sont les piliers, les organes. Il est logique qu’étant consacrées à la nourriture, les Halles soient le “ventre” de Paris. Et cette image du ventre n’est pas ragoûtante : le ventre est un lieu “aveugle”, sans contact avec l’extérieur, gavé par en haut (c’est aussi lui qui donne à la tête la sensation d’être rassasié), à partir duquel s’effectue la digestion. Les bourgeois peuplant le ventre de Paris sont en vase clos, contribuent à nourrir l’Empire qui leur offre l’opportunité d’engrosser, et qui se chargent de rejeter les éléments susceptibles de nuire à cet organisme que représente le régime politique. Davantage que méchants, ces petits bourgeois ont avant tout été abrutis et corrompus par un système. Un ménage tel que celui des Quenu-Gradelle n’a pas un mauvais fond. Ils se définissent eux-même comme des “honnêtes gens”, ce qu’ils sont effectivement… Mais qu’est ce qui définit les “honnêtes gens” sinon la soumission aux autorités et l’adoption des valeurs normatives, ici celles de l’enrichissement ? Le ventre n’a pas de sentiment ni de raisonnement élaboré, c’est quelque chose reposant sur l’instinct, et qui prend ici la forme de ces petits bourgeois ne voyant pas plus loin que le bout de leur graisse (les mariages se font ainsi par affinités professionnelles plutôt que par sentiment). Ils gratifient les plus hautes classes sociales pour ce qu’elles leurs envoient, et ils rejettent et broient ce qui constitue un risque pour tout l’organisme, à savoir ceux qui refusent le système actuel. La métaphore la plus évidente au sein même de la métaphore du ventre est celle des “gras” opposés aux “maigres”. Bien entendu, Zola n’a pas recours à cet antagonisme sur un plan physique, mais sur un plan social. L’obésité est dans le milieu des Halles le signe de la réussite, de la santé et du bien-être, tandis que la maigreur incarne l’insoumission, la pauvreté et la maladie. Revenu famélique de Cayenne, Florent ne pouvait dès lors que susciter la méfiance, puis la haine lorsqu’il reprend ses activités politiques.

Le rejet du “ventre” ne s’exprime pas directement. Il lui faut un certain temps avant d’assimiler et de répudier l’intrus. Le temps de constater que celui-ci agit par contamination, en tentant de pervertir des hommes qui jusqu’ici restaient totalement sous contrôle -quand ils n’étaient pas dès le départ des espions-. C’est qu’il existe des rebelles anesthésiés, demeurant dans la plus grande passivité (l’anticonformiste Claire, sœur de la Normande, amie puis ennemie de Lisa). Florent est donc perçu d’abord comme une curiosité repoussante, mais pas forcément comme un danger. Jusqu’à ce que l’on en trouve plus l’utilité, il est plutôt utilisé comme un pion au centre des petits conflits internes au monde des Halles. Comme on l’a vu, dépourvus de sentiments les commerçants petits-bourgeois du quartier ne se distinguent que par leur degré de réussite, ce qui entraîne forcément l’animosité entre plusieurs d’entre eux. C’est notamment le cas pour Lisa la charcutière et Louise Méhudin, la poissonnière normande, deux grosses femmes, jugées superbes, et qui en sont logiquement venues à rivaliser : c’est à celle qui présentera le mieux, celle qui sera la plus en vue et dont les affaires seront les plus florissantes. Entre elles, tandis qu’il est encore perçu comme inoffensif et malléable (impression renforcée par sa timidité envers les femmes, surtout celle au caractère bien trempé comme Lisa et la Normande), Florent est utilisé comme une arme, ou comme un bouclier. Sa naïveté face à ces “honnêtes gens” et la façon dont elle est exploitée est certainement le pivot émotionnel du roman, qui il faut quand même l’admettre est beaucoup moins fort que bon nombre d’autres opus des Rougon-Macquart. Lui qui rêve de changer la société et de galvaniser les foules est le dindon de la farce de ces mégères travaillant à leur propre respectabilité. Lorsque Lisa refuse de dépenser l’argent refusé par Florent sur l’héritage de son oncle, ce n’est pas pour lui permettre de changer d’avis plus tard, c’est uniquement pour travailler à sa bonne réputation dans un quartier où tout finit par se savoir et où personne ne s’en offusque. Les médisances, les ragots, les messes basses, cela fait partie intégrante des mœurs des Halles. Certaines personnes, telles que Mademoiselle Saget, vivent même en parasite sur ce monde de nourriture, où elles se repaissent à l’œil en colportant pour le compte d’untel ou untel, un peu à l’image de la mouche à merde des Feebles, si je peux me permettre cette comparaison osée. L’autarcie vire alors au sectarisme et les ragots ne font rien d’autre que de singer “en interne” le travail de renseignement de la police. Les choses deviennent alors beaucoup plus périlleuses pour les révolutionnaires, ingurgités et renvoyés par cet organe social imbécile qu’est le ventre de Paris.

La lecture du Ventre de Paris n’est pas des plus aisées. Roman très imagé, et pas seulement dans le sens métaphorique, il se révèle être un tableau de ce milieu figé formé par les Halles (ce n’est pas un hasard si l’on y rencontre Claude Lantier, le peintre que l’on retrouvera dans L’Oeuvre). Il n’y a que peu de mouvements, et Zola se fixe avant tout avec complaisance sur l’aspect profondément dégoûtant d’un cadre de vie, des gens qui s’y trouvent, et de tout ce que cela représente. Puisque la famille Rougon-Macquart y joue un rôle finalement dérisoire (Lisa Macquart y est semblable aux autres commerçants et Claude Lantier n’est qu’un personnage de second plan) il est tentant de parler de ce roman comme d’une œuvre tout autant impressionniste que naturaliste, compte tenu des nombreuses descriptions de nourriture et du mariage de l’abondance et de la pourriture qui ne sont finalement que les représentations de la société humaine décrite en ses pages.

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