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Barry Lyndon – Stanley Kubrick

barrylyndon

Barry Lyndon. 1975

Origine : Royaume-Uni 
Genre : Fresque historique 
Réalisation : Stanley Kubrick 
Avec : Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Patrick Magee, Hardy Krüger…

Même les génies ne peuvent s’imposer face aux considérations commerciales. Au début des années 70, Stanley Kubrick, qui venait de donner deux chefs d’œuvre au cinéma américain, à savoir Dr. Folamour et 2001 L’Odyssée de l’espace, dût mettre un terme à son “Napoléon” après que ses financiers aient retiré leurs billes suite au bide retentissant du Waterloo italo-soviétique avec Rod Steiger. Après avoir bossé dur pour préparer ce qui reste aujourd’hui comme l’un des plus grands gâchis du cinéma, Kubrick se replia (si l’on puis dire compte tenu de son perfectionnisme) sur Orange Mécanique. Puis, toujours prompt à se confronter à tous les genres, il enchaîna sur un film en costumes adapté de William Makepeace Thackeray, grand auteur anglais du XIXème siècle. Ce devait d’abord être La Foire aux vanités, l’œuvre majeure de l’écrivain, mais devant l’ampleur d’une tâche difficilement concevable dans la limite temporelle d’un film, fut-il de trois heures, Kubrick se replia sur les Mémoires de Barry Lyndon.

Le film, conçu comme une fresque en deux actes et se déroulant sous le règne de George III, décrit la vie de Redmond Barry (Ryan O’Neal, après que Robert Redford eut décliné le rôle), fils d’un bourgeois irlandais mort dans un duel. Fuyant sa petite ville pour échapper au courroux de la justice suite à un duel avec un officier anglais, Redmond se retrouve paradoxalement dans l’armée anglaise, alors en pleine guerre de sept ans. Ce sera le début d’une longue vie qui le verra grimper l’échelle sociale jusque dans les Cours européennes, où il trouvera sa future épouse Lady Lyndon (Marisa Berenson), et redescendre jusqu’à son Irlande natale.

“Fresque” est bien le terme qui convient pour un film à ce point caractérisé par son esthétique, directement inspirée par les peintres anglais du XVIIIème siècle (celui du film), Thomas Gainsborough et Richard Wilson en tête. Kubrick, qui ne supportait pas l’a peu-près, a vu les choses en grand et avec l’aide certainement exigée de son directeur photo John Alcott (avec qui il avait déjà travaillé sur Orange Mécanique et qui allait rempiler sur Shining) mit plus de 300 jours étalés sur deux années pour réaliser son film. Le résultat en a valu la peine : Barry Lyndon touche à ce niveau là à la perfection. La magnificence des décors et de l’éclairage, que ce soit dans les scènes extérieures bucoliques et verdoyantes ou bien dans les salons luxueux des grands palais reproduit l’éclairage subtil de cette époque dépourvue d’électricité. Il est souvent dit que l’éclairage du film est intégralement naturel, ce qui est inexact. Kubrick et Alcott eurent bien recours à des sources lumineuses artificielles, mais s’arrangèrent au prix d’une grande complexité pour qu’elles aient l’air naturel, par exemple en jouant sur les orientations de leurs faisceaux et / ou sur l’emploi de filtres extrêmement élaborés (les scènes éclairées à la bougie furent notamment réalisées à l’aide de lentilles spéciales utilisées par la NASA). La même minutie fut de mise pour le choix des lieux de tournages, entre l’Irlande, l’Angleterre et l’Allemagne. En extérieur, les décors naturels furent sélectionnés en fonction de leurs qualités esthétiques, bien entendu sublimées par les cadrages du réalisateur, qui se place généralement à un point de vue panoramique, capturant toutes les richesses naturelles (étendues herbeuses, aquatiques, forêts, ciel bleu) dans un même plan. En intérieur, les palais sont tous de véritables palais, qu’il fallut protéger des effets indésirables d’un tournage de cinéma. Rien n’est laissé au hasard, et les reconstitutions sont à tomber. Bien sûr, le perfectionnisme du réalisateur alla jusqu’à utiliser quand c’était possible de véritables vêtements d’époque, et on se doute que les maquillages n’ont pas été laissés au hasard. Tout ceci donne un aspect très éthéré au film, qui dicte au réalisateur un rythme contemplatif du plus bel effet. On ne trouvera pas de scènes violentes pouvant déranger la paisible délicatesse de la mise en scène. Du début à la fin, Barry Lyndon met en image un style pictural devenu cinématographique hérité de la peinture anglaise. La bande originale se compose de musique traditionnelle irlandaise ainsi que de grande musique signée Schubert, Vivaldi, Bach, Mozart, ou, thème du film, la Sarabande de Händel. Des airs sobres qui s’étendent sur la quasi intégralité du film et qui participent grandement à son aspect classieux.

Trop souvent considérée comme secondaire, l’histoire de Redmond Barry (devenu Redmond Barry Lyndon après son mariage) s’inscrit dans le même ordre d’idée. Il s’agit d’une histoire picaresque, c’est à dire un récit d’aventure à travers l’Europe décrivant l’épopée d’un personnage parvenant à s’extraire de son milieu d’origine, qu’il soit social ou national. Ce genre de récit apparu en Espagne rencontra une grande popularité à travers l’Europe au siècle même où Gainsborough peignait ses paysages. Dans le livre de Thackeray, Barry Lyndon assure lui-même les liens entre les divers “tableaux” composant son épopée. Kubrick adopte le procédé de la voix off, mais la confie à un narrateur extérieur à l’histoire, adoptant un ton neutre (Jean-Claude Brialy dans la version française) qui confère à son film une certaine intimité documentaire en totale adéquation avec l’aspect pictural. Ne cédant pas à la tentation de l’emphase, Kubrick dresse avec une grande maîtrise le portrait de Barry Lyndon, de sa grandeur et de sa décadence. La division du film en deux actes sensiblement égaux témoigne ainsi de la nature littéraire de l’histoire, qui revêt une solennité reflétant les mœurs il est vrai très chichiteux de l’époque. C’est d’ailleurs avec son impétuosité que Redmond réussit à s’élever jusque dans les cours européennes et à intégrer l’aristocratie anglaise, lui l’irlandais. Opportuniste, il profite des situations, parfois au détriment de ses camarades. Mais arrivé presque en haut, alors qu’il ne lui reste plus qu’à obtenir un titre de noblesse pour s’assurer de son avenir, Redmond piétine puis tombe de haut. Son orgueil qui l’aura poussé jusque là ne lui attire plus que les ennuis, et il s’attire lui-même les problèmes, dont celui qui sera crucial de l’irrespect porté à son beau-fils. Finalement, Redmond n’est rien de plus et rien de moins qu’un homme, avec ses qualités et ses défauts. Si son ascension peut susciter le mépris ou même ponctuellement le rire, sa chute, elle, diffuse un sentiment de mélancolie voire de tristesse (le destin de son fils). Jamais Kubrick ne schématise son personnage : les qualités et les défauts se valent, et c’est finalement ce qui fait de Redmond un personnage réaliste, capable de provoquer les émotions. Il ne demeure dans l’âme qu’un irlandais bourru, mais aussi sensible. Il reste intimement lié à ses proches (sa mère, son fils, Chevalier le compatriote exilé) et reste un intrus dans l’aristocratie britannique, comme il le fut dans l’armée prussienne après sa désertion de l’armée anglaise (et au passage, Kubrick égratigne la guerre sous toutes ses formes, même lorsqu’elle n’est pas moderne). A un certain stade, son opiniâtreté ne parvient plus à provoquer la bonne fortune. L’homme ne peut maîtriser sa vie de bout en bout, sa nature le pousse à commettre des erreurs et reste à la merci de circonstance auxquelles il a lui-même contribué. Barry Lyndon est un récit remettant l’homme à sa place, au-delà de ses apparences. Riches ou pauvres, rien n’est définitif, et tout le monde se rejoint dans la mort. La modération du propos, antithèse des films épiques grandiloquents, fusionne avec délicatesse de la forme, et aboutit à un film intemporel portant sur l’Humain, ne trahissant jamais son époque de réalisation en revêtant la forme définitive d’une peinture animée.

Loin de la réputation de ‘”beau mais chiant” qu’on lui prête, encore plus loin d’être un film prétentieux (ou alors tout film réfléchi est prétentieux), Barry Lyndon est un film à tous points de vue superbe, parvenant à recréer tout un pan de la peinture, de la littérature et de même de la philosophie anglaise à travers le médium cinéma. La tyrannie légendaire de Kubrick sur un plateau de tournage est payante : avec une équipe technique à ce point contrôlé par l’artiste, aucun autre film en costumes ne s’élève au niveau de Barry Lyndon. Après l’avoir déjà fait pour la science-fiction et la satire, Kubrick prouve sa capacité à s’adapter à tous les genres populaires, y compris ceux qui furent en vogue il y a de ça plusieurs siècles

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