CinémaPolarThriller

Le Baiser du tueur – Stanley Kubrick

baiserdutueur

Killer’s Kiss. 1955

Origine : États-Unis
Genre : Film noir
Réalisation : Stanley Kubrick
Avec : Jamie Smith, Irene Kane, Frank Silvera, Jerry Jarrett…

Sur le point de quitter définitivement New York, Davey Gordon (Jamie Smith) songe à la folie qui l’a gagné ces deux derniers jours, lorsqu’il s’est amouraché de sa voisine Gloria Price (Irene Kane). Leur brève union s’est nouée sur un coup du sort, lorsque Davey vint en aide à la jeune femme, à deux doigts d’être agressée par son patron. Lui, le boxeur déchu et elle, la danseuse de bar, avaient pour point commun de vivre dans une profonde solitude. N’ayant aucune attache à New York, ils avaient envisagé de quitter la ville ensemble et de se rendre au ranch tenu par la famille de Davey près de Seattle. Mais l’obstination amoureuse de Vincent Rapallo (Frank Silvera), le patron de Gloria, vint chambouler leur projet hâtivement conçu.

Pour son second film, Kubrick ne dispose pas de moyens bien supérieurs à ceux consacrés à Fear and Desire. Et pour cause : ce fut lui-même qui le finança avec l’aide de ses proches, occupant également les postes de scénariste, de producteur, de monteur, de chef opérateur et de caméraman. Dépourvu d’autorisation de tournage, il dût investir la voie publique en toute illégalité pour y filmer ses acteurs totalement inconnus, au mieux des figurants de séries télévisées. Une anecdote veut qu’Irene Kane, l’actrice principale, dût accepter d’aller boire un verre avec un routier pour que celui-ci accepte de libérer la rue. Le Baiser du tueur est donc un film amateur… Ce qui ne veut pas dire que nous avons affaire à un film tourné pour le simple plaisir de faire du cinéma. Déjà perfectionniste, et déjà gêné par des problèmes techniques empêchant la prise de son en direct, Kubrick se permit le luxe de renvoyer Nathan Boxer, son ingénieur du son qu’il avait lui-même embauché et à qui il reprocha de gêner les prises de vue. La gestion du son se termina en post-synchronisation, procédé amateur si il en est.

Coup de chance, Le Baiser du tueur n’est pas un film reposant sur ses dialogues. Il ne repose même pas sur un scénario particulièrement fouillé : nous avons là une intrigue de film noir, dans les bas-fonds new yorkais et reposant sur un triangle amoureux standard : le dur au grand cœur, la femme maltraitée et le pourri de service accompagné par ses malabars à chapeaux. On ne peut même pas dire que les personnages soient complexes : ils sont certes tiraillés entre la sagesse et la folie -Rappalo inclus- mais leur psychologie est très loin de ce que Kubrick fera dans ses plus grands films. Non, avec Le Baiser du tueur, Kubrick semble avoir eu un seul et unique objectif : faire ressentir à ses spectateurs la profonde solitude de ses personnages et la faire déborder sur tout ce qui les entoure et ce qui les unit. Dès son entame, le film nous montre un Davey perdu dans ses pensés et donc déconnecté du monde alentour, en même temps qu’il nous immerge d’entrée de jeu dans une histoire caractérisée par la confidentialité. Dans cette scène, le réalisateur joue à plein du paradoxe entre la solitude de Davey et sa présence dans une gare, lieu grouillant d’activité. C’est en quelque sorte la reproduction en miniature du film entier, situé dans une des villes les plus peuplées et les plus frénétiques du monde, au point d’être l’endroit rêvé pour retrouver un peu d’anonymat et un endroit de cauchemar pour des déracinés souhaitant y construire leur vie. Davey et Gloria partagent ce gâchis qui les a vu finir voisins de solitude : lui, un boxeur sur le déclin qui n’aura jamais percé (le combat dans lequel il se fait massacrer en début de film est probablement son dernier, car il vient de perdre l’opportunité de jouer le titre) et elle, la danseuse orpheline réduite à un dancing louche. Leur coup de foudre se fait donc non pas sur le romantisme de leur personnalité respective, mais sur une convergence de solitudes, sur une entraide mutuelle. L’appel à l’aide est d’ailleurs la raison qui les a fait se rencontrer, au grand dam de Rapallo, qui jusqu’ici, bien que refoulé, disposait du privilège d’être le seul prétendant de Gloria. Son opposition à son départ et les évènements meurtriers qui en découlent apparaissent non pas comme une preuve d’égoïsme gratuit mais bien comme les retombées de la propre peur du personnage de se retrouver à son tour isolé, lui qui en tant que patron croyait pouvoir toujours garder Gloria sous sa coupe. Mais sous ses airs autoritaires et ses rodomontades, Rapallo n’a certainement rien d’une grande terreur, lui qui avait d’ailleurs supplié Gloria de lui accorder ses faveurs. Pas plus du côté des “gentils” à l’attitude puérile que dans celui du “méchant” bassement jaloux le film ne cède aux sirènes de la surenchère hollywoodienne, si ce n’est dans son final qui selon toute vraisemblance fut une concession de Kubrick à ses éventuels distributeurs. Réfractaire à tout côté glamour, Le Baiser du tueur est un véritable film noir et non un thriller mélodramatique.

Ceci dit, inutile de se voiler la face : rien ne permettrait de distinguer ce film des autres du même genre si il n’était pas servi par un réalisateur jeune et déjà très inspiré. On ressent que Kubrick n’a pas délaissé le métier de photographe sans en avoir retiré une expérience utile à sa nouvelle activité. Ainsi, son choix des lieux tout comme sa composition des cadres ne doivent rien au hasard. Tout est optimisé pour retranscrire une sensation d’enfermement ou de malaise allant de pair avec le thème de la solitude, déjà illustré par la morosité des maigres dialogues. Et ce aussi bien pour les scènes d’intérieur que pour les scènes d’extérieur. L’exiguïté des appartements de Davey et de Gloria est probablement ce qui a coûté le moins d’effort au cinéaste. En revanche, son utilisation de l’architecture new yorkaise dans le final du film est nettement plus singulière : l’utilisation de focales courtes permet de mettre l’accent sur les immeubles en brique tandis que le personnage se retrouve perdu, dominé et à deux doigts d’être écrasé par ce décor déprimant. Parmi les autres points de vue particulièrement élaborés, signalons aussi le match de boxe, filmé à l’épaule et souvent en contre-plongée, qui a pour résultat de placer le spectateur au milieu des deux combattant (et donc sans point de fuite) tout en enfermant ceux-ci sous un plafond lumineux aveuglant. Ce match est l’anti-Rocky : ce n’est pas le sport qui intéresse Kubrick (quoi qu’il ait été un amateur de boxe) et le match est difficile à suivre, mais le personnage de Davey qui se retrouve ici esquinté comme il l’est de façon métaphorique dans sa vie quotidienne. Résigné à la défaite et à n’intéresser personne.

Dans les scènes se déroulant dans les artères fréquentées de Broadway, Kubrick joue plutôt de l’opposition entre les passants, par définition mobiles, et Davey qui, immobile, attend Gloria au pied de son lieu de travail, dans lequel elle rentre sous la lentille d’une caméra haut placée, avec là encore un effet d’écrasement. La vie ne passe décidément pas par eux, véritablement égarés dans une ville trop large et trop vivante, qui les a laissés en bord de route. Il serait également regrettable de ne pas mentionner la scène la plus célèbre du film, celle se déroulant dans l’atelier de mannequins où se battent Davey et Rapallo à coups de faux membres arrachés. Un combat presque dans le noir, extrêmement esthétique, dans lequel les mannequins symbolisent le total manque d’attention que porte la foule à ces deux hommes qui luttent pour ne pas finir seuls.
Qui dit film noir dit aussi ténèbres, et effectivement Kubrick utilise le noir et blanc comme moyen idéal pour utiliser les ombres, qui dans les lieux les plus marquants de l’intrigue (les appartements, le bureau de Rapallo, les rues nocturnes) rongent l’écran et reflètent la noirceur de la vie new yorkaise et de la non-vie des personnages, un peu à la manière de l’expressionnisme fantastique. Enfin, pour conclure cet aperçu de la maîtrise dont fait déjà preuve le réalisateur, notons la présence d’un travelling avant aux images passées en négatif dans une rue complètement déserte, qui évoque aussi bien l’entrée dans le monolithe de 2001 (par son aspect surréaliste) que les déambulations dans les couloirs de l’hôtel de Shining (pour ne mentionner que ces deux films).
Le Baiser du tueur témoigne déjà d’un impressionnant savoir-faire de la part d’un réalisateur dont le perfectionnisme, qui tournera plus tard à la maniaquerie (on ne va guère s’en plaindre) joue ici le rôle de carte de visite à destination de producteurs capables de financer des projets plus ambitieux. Avec la concession finale -si peu dans le ton de ce qui a précédé qu’elle en sonne faux- ainsi que le choix d’un genre alors à la mode, le film noir, difficile de ne pas considérer ce film autrement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.