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Le Parrain II – Francis Ford Coppola

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The Godfather Part II. 1974

Origine : États-Unis
Genre : Policier
Réalisation : Francis Ford Coppola
Avec : Al Pacino, Robert De Niro, Diane Keaton, Robert Duvall…

Bien que le résultat final ne le montre pas, Francis Ford Coppola n’a pas vécu le tournage du Parrain comme une partie de plaisir. La Paramount en est la principale responsable, elle qui faillit renvoyer le réalisateur à plusieurs reprises et qui n’avait pas raté de vexer le très capricieux Marlon Brando. Tant et si bien que lorsque Le Parrain connut le succès, Coppola n’envisagea pas de reprendre le poste de réalisateur pour une suite, préférant s’investir dans le seul poste de producteur. Le nom de son successeur était déjà tout désigné : Martin Scorsese. Mais les cadres de Paramount s’y opposèrent et réussirent à convaincre Coppola de rempiler, moyennant bon nombre de promesses dont la plupart concernèrent ses futurs projets (principalement Conversation secrète, sorti finalement avant Le Parrain II). Au nombre de ces conditions figurèrent également que le film soit indissociablement lié à au premier volet afin de pouvoir projeter les deux Parrain en étant capable de les mélanger dans une même série télévisée (l’aspect “feuilleton” étant déjà très palpable dans le premier film) qui vit finalement le jour en 1977. Le réalisateur obtint gain de cause. C’est à se demander si son ambition première n’était pas de réaliser un feuilleton, puisqu’en plus de montrer le devenir de la famille Corleone sous le règne de Michael, Le Parrain II se fait également préquelle du Parrain en dévoilant l’origine de la Famille Corleone depuis l’enfance sicilienne de celui qui n’était encore que Vito Andolini jusqu’à la montée en influence des Corleone en passant par l’arrivée de Vito en Amérique et par la vendetta qu’il effectua sur Don Ciccio, le mafieux sicilien auquel il doit son statut d’orphelin et son émigration.

Une fois les choses réglées, Coppola travailla une nouvelle fois avec Mario Puzo, auteur du roman d’origine. Il ne put en revanche compter sur Marlon Brando, trop échaudé pour revenir, malgré la certitude du réalisateur quant à sa capacité à incarner Vito Corleone au moment où celui-ci commença à s’imposer dans son quartier pauvre new-yorkais. L’acteur refusa d’apparaître ne serait-ce que lors de la seule scène (un flash back de repas familial) incluant Don Vito tel qu’il était dans le premier film. Jugeant à raison que Brando restera toujours irremplaçable dans la peau du “vieux” Don Vito, Coppola trouva donc le moyen pour ne pas avoir à le montrer. Quant au Vito de la fin des années 10, il se souvint d’un acteur qui n’avait pas été retenu lors des auditions pour le premier film : Robert De Niro. Brando ne fut pas le seul à quitter le navire puisque Richard Castellano refusa de reprendre son rôle de Clemenza en raison d’un salaire jugé trop bas et / ou du refus du studio de lui laisser écrire ses propres dialogues. Son personnage fut donc supprimé (du moins dans sa version années 50, car il apparaît auprès du jeune Vito, interprété par Bruno Kirby) et remplacé par un nouveau, Frank Pentangeli (Michael V. Gazzo), en charge des affaires de la famille à New York depuis que Michael Corleone et sa cour sont partis s’installer dans l’ouest, vivant sur les rives du lac Tahoe.

Rien qu’à travers l’évocation de ces aléas des coulisses, un constat s’impose : Le Parrain II se veut tout autant feuilletonnant que son prédécesseur, tant par ses thèmes que par sa technique. Sa durée est étendue d’environ une demi-heure, son intrigue procède cette fois d’un montage alterné -quoique les deux segments n’ont pas la même importance-, et sa dramatisation est encore plus prononcée, plus propice aux coups de théâtre avec tambours et trompettes, trop dirons peut-être certains. Plus que jamais, l’image est conçue avec une minutie qui sied au standing des personnages (sans toutefois tomber dans l’iconisation à outrance à base de contre-plongées quasi-verticales comme bon nombre de films de gangsters à l’heure actuelle) et les couleurs sont travaillées pour évoquer la confidentialité (la demeure des Corleone), la chaleur langoureuse (la Sicile), la vie frénétique du quartier italien du New York des années 10 ou l’effervescence (Cuba version “bordel bananier de l’Amérique”). La musique de Nino Rota, quant à elle, ne varie pas beaucoup et continue les variations à base du célèbre thème de la saga, rejoué selon l’humeur de telle ou telle scène. Et enfin les dialogues sont toujours savamment étudiés, notamment les euphémismes menaçants (retour de la fameuse “offre qu’il ne pourra pas refuser“). Bref le spectateur du Parrain ne sera pas désarçonné par Le Parrain II : il retrouve avec plaisir ses repères, la plupart de ses personnages, et il n’y a aucune raison pour que cette séquelle ne lui procure pas le même plaisir. Coppola a bel et bien réussi à réaliser un prolongement plus qu’une séquelle, et à ce sujet on ne peut que noter l’ironie de ce titre à numéro, premier en son genre aux États-Unis (où les suites disposaient jusqu’alors d’un titre propre) qui voulait très certainement participer à établir cette fusion mais qui deviendra par la suite un procédé usité jusqu’à devenir un argument commercial choyé par les studios là où Coppola dû l’imposer à la Paramount. Avec tout ça, il va sans dire que le réalisateur est toujours bien loin d’une vision réaliste de la mafia, mais il n’a de toute façon jamais prétendu que ses films étaient d’une rigueur documentaire. Corolaire à son orientation plus que jamais théâtrale, la mise en avant annoncée de Al Pacino, venant du théâtre où il a puisé une expérience utile pour un rôle-titre dont la présence pèse de bout en bout sur tout le métrage, y compris sur les scènes rétrospectives avec Vito, du fait même de la tournure que prend le règne de son Michael Corleone.

Quelle tournure prendra la famille Corleone maintenant que Michael est à sa tête ? Telle était la question demeurée en suspens au terme du premier film. Cette séquelle y répond, et a le mérite d’éviter la redite tout en gardant les mêmes thèmes, vus sous un autre angle, celui du règne de Michael. De ce fait, une comparaison entre Michael et son père s’effectue immédiatement non seulement avec le premier film (qu’il est bien entendu indispensable d’avoir vu avant de visionner cette séquelle -encore une conséquence de la structure feuilletonnante-) mais également avec les séquences traitant de l’arrivée de Vito Corleone en Amérique et de son ascension en temps que Parrain mafieux. Les situations sont bien différentes : d’un côté nous avons un homme parti de rien qui s’est forgé une expérience lui permettant d’ériger sa famille jusqu’à la position dominante de la pègre new yorkaise. De l’autre, nous avons le fils, premier successeur du fondateur, qui a hérité de cette toute-puissance lui permettant de viser désormais plus largement que la ville de New York. Démarche entreprise dès la fin du premier film avec le meurtre de Moe Green établissant les Corleone au Nevada et notamment à Las Vegas, et qui se poursuit ici avec la domination programmée du “milieu” à Cuba. En apparence, Michael prolonge bel et bien l’œuvre de son père : il prend des risques pour développer l’Empire des Corleone. Et il faut bien lui admettre ceci qu’il y parvient, entre autres grâce à une intelligence qui n’a rien à envier à celle de son père. Il dispose d’une vue globale des évènements et de cette capacité à comprendre le point de vue de tout le monde, alliés comme ennemis, lui permettant d’anticiper chaque raisonnement dans le jeu d’échec que se livrent les Corleone et le clan de Hyman Roth, équivalent des Tattaglia du premier film avec lequel l’entente cordiale n’est jamais dépourvue de sous-entendus. De ce point de vue professionnel, Michael est similaire à son père.

Et pourtant, son règne est tout autre. Il incarne une nouvelle génération ayant pris le contrôle d’une institution déjà incontournable, et à ce titre il ne dispose pas de l’humilité qui faisait de Vito un homme d’honneur. Les séquences où le jeune Vito s’impose dans le New York du début de siècle n’ont pas pour unique raison d’être de nous montrer les racines de la famille. Elles montrent aussi un homme ayant grandi dans la pauvreté, en gamin des rues et en modeste père de famille. A l’instar de la mafia italienne créé à l’origine comme un bouclier face aux exploiteurs, la famille Corleone a été fondée par Vito sur de nobles intentions. Soustraire les siens à la misère, quitte à se soustraire à une légalité jouant un rôle d’obstacle. Les “siens”, ce sont aussi ses voisins, ses amis, et même quiconque aurait affaire à l’injustice. Même au faîte de sa gloire, le Don Vito du premier film ne se déparait jamais de cette humilité propre aux chevaliers, et il s’imposait en figure romantique servie à merveille par le charisme de Marlon Brando travaillé par différents effets. Tout victorieux qu’il soit, Michael Corleone n’est pas du même calibre. Son charisme est tout aussi fort, mais plus que par le respect naturel, il s’impose par la sévérité et par la peur qu’il inspire. Il est devenu un homme d’affaire impitoyable, et n’a plus aucune attache avec les milieux modestes. Preuve en est son projet à Cuba, île misérable peuplée de gens dont la condition est assez semblable à celle des immigrés italiens du temps de la jeunesse de son père. Un terreau propice à la révolte déjà menaçante, ce que Michael perçoit avec l’œil de l’investisseur inquiet pour ses intérêts.

Toutefois, ce n’est pas tellement cette modification du sens social des Corleone qui est la plus révélatrice des changements. Ce n’est qu’une broutille identitaire à côté du véritable séisme que constitue le comportement de Michael à l’égard de ses proches. Comme l’implique le sens du terme “famille” dans le milieu de la mafia, les proches sont aussi des collaborateurs. Comme nous l’avons vu, les racines de la famille Corleone se trouvent dans la volonté de Vito d’assurer le bien-être des siens. Même dans son grand âge, le Parrain ne s’était jamais coupé de cette base, et il est d’ailleurs mort en faisant le pitre pour amuser son petit-fils, comme pour rappeler in fine que la finalité de la famille Corleone est le bonheur de la famille, et que le succès en affaire n’est qu’un moyen et non une fin. Avec Michael, cela change brutalement. Pris dans le tourbillon des affaires, il se montre impitoyable envers les siens et n’affiche aucune considération pour leurs états d’âme. S’ils constituent un obstacle, alors ils méritent d’être éliminés. De même s’ils ternissent l’image de la famille Corleone. Michael ne conçoit ses enfants que comme de futurs successeurs, il n’a aucun lien humain avec eux, et sa propre épouse, Kay, doit s’y résoudre. Son frère Fredo, son frère adoptif Tom Hagen, le vieux compagnon de son père Pentangeli, sa sœur Connie, aucun d’entre eux n’a voix au chapitre. L’impact auprès du spectateur est d’autant plus fort que le premier film nous a appris à connaître et à apprécier ces personnages unis dans leurs différences par la figure rassembleuse du Parrain. Jeune, maladroit pour les relations humaines, Michael est un despote voulant tout contrôler, sans égards pour les émotions de chacun. Mille fois l’occasion se présente à lui de faire preuve de compassion ou de magnanimité, jamais il ne la saisit. Pire que ça : sa volonté de réussite le pousse à l’hypocrisie lorsque nécessaire, appliquant aux affaires une realpolitik aux antipodes de la noblesse d’âme qui caractérisait son père. Les traits de son visage témoignent de cette exigence destructrice à l’égard de la famille, ce qui constitue le point de départ d’une chute éventuelle qui ne saurait venir de la faillite en affaire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ses réussites bâties sur la méthode du diktat sont remises en question par cette même méthode. L’élément humain et sa mauvaise gestion provoquent les méfiances et les divisions, qui entraînent elles-mêmes un regain d’oppression de la part du Parrain, faisant ainsi naître un cercle vicieux risquant à terme de provoquer l’écroulement de l’Empire. Un très révélateur dialogue entre Hagen et Pentangeli compare la famille à la Rome Antique. Un jugement extrêmement adéquat : la puissance de Rome s’est construite dans une unité rendue possible par le respect des subalternes et même des peuples asservis, tandis que sa chute a été provoquée par les divisions internes. Il serait tentant de comparer Don Vito à César et Michael à Néron. Les réalités historiques l’empêchent, mais les images de ces deux empereurs (l’un armé du prestige d’un glorieux conquérant, l’autre considéré comme un despote régnant par la terreur) sont assez appropriées.

Pour autant, si Michael Corleone se montre aussi abject en affaire, il est loin d’être un personnage unidimensionnel que l’on opposerait à la profondeur de son père et des autres membres de sa famille. Cela n’est que l’impression qu’il donne de lui-même, car sa personnalité dispose d’une autre facette : celle de l’homme vivant sous une pression constante qu’il s’impose à lui-même. Entrainé dans son impitoyable raisonnement, il s’isole de tous et s’en montre bien conscient. Replié sur lui-même, prisonnier de la barrière qu’il a construit autour de l’image de ce que doit être son rôle de Parrain (ne serait-ce que pour ne pas saccager l’œuvre de son père) il provoque la rupture avec ses proches, et par conséquent avec sa famille -cette fois au sens premier- sans avoir le courage de de déjuger. Au contraire, Michael adopte la fuite en avant, allant toujours plus loin dans l’affront jusqu’à en arriver à un final célèbre marquant un point de non-retour par lequel il tourne complétement le dos aux valeurs originelles. Autre scène remarquable, celle où le Parrain est seul dans son salon sinistre à garder ses enfants tétanisés pendant que le reste de sa famille veille le corps de sa mère. La solitude du personnage est absolue, funeste, et lui-même est dans un bien mauvais état. Tout autant qu’il impose le respect, son regard indique l’état fiévreux d’un homme accablé, se sachant détesté et s’en montrant touché dans son amour propre. Une blessure à laquelle un homme de son calibre ne saurait s’ouvrir. L’atmosphère au sein de la famille Corleone a radicalement été transformée, et Coppola de clore son film sur un flash-back montrant une fête d’anniversaire au temps du règne de Vito, dans laquelle Michael s’était déjà fait remarquer en pourrissant l’ambiance pour annoncer son départ à la guerre contre l’avis de sa famille. Entre ce Michael là et celui qui dirige la famille avec une poigne d’acier, quelles sont les différences ? Il n’y en a guère : il cherchait alors à faire ses preuves en ne comptant que sur lui-même, et c’est toujours ce qu’il recherche. Ce Parrain tout puissant, cadet de la famille longtemps couvé et tenu pour une oie blanche (souvenons-nous du premier film) semble tout simplement incapable de sortir de cet individualisme. Non pas par prétention, mais très certainement par peur de mal faire et de voir ses erreurs retomber sur la famille entière. Il s’expose en solitaire, usant de la puissance que lui a léguée Don Vito. Ce qui par conséquent amène à poser la question sur la responsabilité des actes de Michael. Tout noble qu’il ait été, Vito Corleone a construit un système devenu tout puissant, et le code moral imposé à la famille est tel que le nouveau Parrain hérite d’un poids d’autant plus lourd à porter qu’il s’est transmis d’un coup, tandis que Vito y est parvenu graduellement. Si Michael s’est ainsi déshumanisé, il le doit également au fonctionnement même d’une mafia, et le même Coppola qui avait rendu l’organisation si romantique dans le premier film la rend ici bien plus trouble. La famille Corleone est prise dans un cyclone dont l’œil est Michael, et les perspectives d’avenir sont loin d’être rutilantes.

En deux films que la densité n’empêche en rien d’être épiques (alors que les longues fresques ont souvent tendance à devenir gonflantes), Coppola sera donc parvenu à la fois à créer des figures mythiques du cinéma (accompagnés d’une musique qui ne l’est pas moins), à retracer l’histoire d’une famille aux nombreuses composantes, à analyser le poids de la mafia sur les actes et la psychologie d’hommes et de femmes isolés ou en groupe et à étudier les mécanismes d’un pouvoir absolu. Voilà un diptyque complet, qu’il se verra plus ou moins contraint de prolonger de longues années plus tard dans un troisième opus dont l’attrait se résume avant tout à son côté romanesque (qu’est-il advenu aux Corleone ?), complété pour la forme par quelques autres considérations, sentant un peu moins la motivation et l’inspiration que dans ces deux premiers classiques.

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