CinémaDrame

A bout de course – Sidney Lumet

Running On Empty. 1988.

Origine : États-Unis
Genre : Cavale sans issue
Réalisation : Sidney Lumet
Avec : River Phoenix, Christine Lahti, Judd Hirsch, Martha Plimpton, Ed Crowley, Jonas Abry, Steven Hill.

Ardents opposants à la guerre du Vietnam, Annie et Arthur Pope ont plastiqué une usine de napalm en signe de protestation. La présence inopinée d’un veilleur de nuit, gravement blessé dans l’explosion, transforme cet acte politique en drame. Dès lors, le couple s’ouvre à la clandestinité, déménage sans cesse et s’invente de multiples identités. Dans ce contexte, il tente d’élever au mieux leurs deux fils. Mais l’âge aidant, l’aîné supporte de plus en plus mal cette existence chaotique.

Contrairement à ce que son sujet pourrait laisser croire, A bout de course n’est pas un film engagé. Sidney Lumet ne s’intéresse pas tant au passé militant de Annie et Arthur qu’à leur fragile présent. La société dans laquelle ils évoluent n’est plus celle qu’ils ont connue. Nés dans les années 40, ils ont grandi dans une société en constante mutation et à la conscience politique exacerbée. Sans que cela ne soit précisé, on pressent qu’ils ont été de toutes les luttes, de tous les combats. On les voit volontiers épouser la cause des afro-américains pour la reconnaissance de leurs droits civiques, ou bien participer à toutes les manifestations contre la guerre du Vietnam. Puis, à un moment donné, cela leur a semblé insuffisant. Le militantisme ne donnant guère de résultats, ils se sont lancés dans l’activisme afin de mieux frapper les consciences. Ce qui les conduit à ce tragique jour de l’année 1971. Si leur action n’a en rien changé le cours de l’histoire, elle a néanmoins considérablement modifié le cours de leurs vies.

Sidney Lumet ouvre son film sur ce qui constitue l’épuisant quotidien de la famille Pope, à savoir la fuite perpétuelle. Elle doit s’inventer en permanence une nouvelle identité et une nouvelle histoire, avec l’interdiction de tisser de forts liens d’amitié avec quiconque. Lorsque le danger se fait sentir, en l’occurrence l’arrivée de fédéraux, elle doit pouvoir disparaître le plus facilement et le plus rapidement possible. La famille Pope n’existe plus qu’aux yeux des fédéraux et des membres du “réseau”, ces derniers constituant leur seul lien avec leur vie passée. Que ce soit Arthur ou Annie, tous deux ont renoncé à revoir leur famille respective. Seul Arthur s’autorise un coup de fil de temps à autres, Annie ayant totalement rompu avec les siens, pour des raisons politiques. Dans un tel contexte, un enfant d’une douzaine d’années peut encore trouver là matière à s’amuser, mais pas un adolescent de dix-sept ans. En temps normal, il s’agit déjà d’un cap difficile à passer pour un adolescent. L’autorité parentale l’insupporte, et il souhaite plus d’indépendance. Pour Danny, cette période correspond à une profonde envie de se poser. Il n’en peut plus d’arpenter inlassablement le pays. Il souhaite s’installer durablement dans une ville et s’y épanouir enfin. Il veut plaquer le baseball, qu’il pratique pour faire plaisir à son père, et se concentrer sur son piano, instrument dont sa mère lui a appris à jouer. Sous son identité du moment, il se trouve un mentor en la personne de son nouveau professeur de musique. Soufflé par son talent, il lui conseille vivement de s’inscrire à Julliard, une école de musique réputée. Et comme si cela ne suffisait pas, Danny tombe fou amoureux de la fille de son professeur, un amour qu’elle partage également. Pour la première fois de sa vie, Danny trouve son équilibre. Son amour pour Lorna le libère peu à peu. Il l’invite chez lui pour l’anniversaire de sa mère, lors d’une très jolie scène où la peur de l’inconnu(e) cède le pas au bonheur simple d’une famille normale. Les Pope parviennent, un court instant, à partager des bons moments avec une personne totalement étrangère à la famille. Quant à Danny, l’espace d’un instant, il se sent revivre. Mais la réalité de son triste quotidien a tôt fait de le rattraper. Sa condition lui interdit tout sentiment, sous peine d’en souffrir amèrement. Pourtant, il décide de s’ouvrir à Lorna, de lui confier son lourd secret, preuve des forts sentiments qui l’étreignent. Et dans un même mouvement, il s’ouvre à la sexualité, acte qui achève de bouleverser son horizon.

Avec sobriété, et je dirais même avec une certaine sérénité qui transparaît de sa mise en scène, Sidney Lumet témoigne du déchirement d’une famille à cause de choix effectués durant leur jeunesse. Dans le fond, Annie et Arthur ne renient jamais leurs actions passées, elles font parties intégrantes de leur vie. A son petit niveau, Arthur continue le combat en tentant de syndiquer les collègues des multiples petits boulots qu’il occupe. Il n’apprécie pas sa vie de fuyard, mais il s’en accommode, bénéficiant du soutien indéfectible des siens. L’égoisme n’est pas bien loin. Il a conscience que ses enfants mènent une existence totalement gâchée par des actes dont ils sont totalement étrangers. Il en a conscience, mais il a trop besoin d’avoir sa famille autour de lui pour pouvoir supporter son quotidien. Déjà séparé de ses parents par la force des choses, il ne peut se résoudre à perdre ses fils. Annie partage ce crève-coeur sauf qu’à la différence de son mari, elle place le bien-être de ses enfants avant le sien. Et si celui-ci passe par le retour à une vie normale pour Danny, alors elle consent à ce sacrifice, même si cela signifie ne plus pouvoir le voir. Le bonheur des siens est à ce prix. 

Pour Sidney Lumet, il ne s’agit nullement de juger ses personnages. Comme eux, il a constamment tenté de mettre en lumière les dysfonctionnements et les aberrations de la société. Sauf que le temps a passé. Le flower power s’est achevé dans le sang, la contestation politique permanente des années 70 a baissé d’un ton, et les activistes de l’époque sombrent dans le vulgaire banditisme, faute d’idéaux auxquels se raccrocher. Annie et Arthur Pope sont restés fidèles à eux-mêmes, fidèles à leurs convictions. Pour leurs enfants, ils ont fait le choix de rester une famille. Une famille qui, bien qu’en cavale, est belle et bien prisonnière, prisonnière d’idéaux que plus beaucoup de gens ne partagent à présent. Sidney Lumet réalise un film au ton désenchanté, qui s’interroge sur la portée réelle du militantisme, bien au-delà de sa réalité temporelle.

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