Le Redoutable homme des neiges – Val Guest
The Abominable Snowman. 1957Origine : Royaume-Uni
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Année décisive pour la Hammer que 1957. Le carton de Frankenstein s’est échappé scelle l’orientation qui sera majoritairement la sienne jusqu’à la fin, une vingtaine d’années plus tard : l’horreur à la fois gothique et graphique. Le contrecoup de la découverte de ce filon est que la firme britannique délaissera l’approche un peu plus classique qui était la sienne jusqu’ici (dont le noir et blanc), et qui en 1957 s’incarne à la fois dans La Marque, seconde aventure du professeur Quatermass, et dans ce Redoutable homme des neiges que l’on doit aux responsables des deux Quatermass, à savoir le réalisateur Val Guest et le scénariste Nigel Kneale. Un binôme pas forcément toujours sur la même longueur d’onde mais qui avait amené discrètement la Hammer sur le devant de la scène en portant au grand écran la série de science-fiction imaginée par le second. Le Redoutable homme des neiges trouve lui aussi ses racines au petit écran, et plus précisément dans une création de Kneale qui cette fois avait la forme d’une pièce filmée, The Creature, pour le compte de la BBC. Modifiant ici ou là quelques points de la pièce, Kneale se chargea lui-même du scénario avant quelques modifications plus ou moins importantes par Guest (notamment pour ce qui est de la présence à l’écran de la créature-titre), et en composant avec l’exigence du distributeur américain Robert L. Lippert. Comme cela était courant, celui-ci imposa la présence d’un acteur américain -Forrest Tucker- et le changement de nature de son personnage, bien plus “rentre-dedans” (le yankee typique !) que dans la pièce. Ce fut en tous cas la dernière fois que Lippert, jusqu’ici partenaire régulier de la Hammer, s’immisçait dans les choix de la firme britannique puisque, succès de Frankenstein s’est échappé aidant, celle-ci se retrouva désormais en position de force. Et ce fut également la dernière fois que Guest et Kneale collaboraient, et même l’une des dernières fois qu’ils travaillaient pour le studio. Par la suite, Val Guest réalisera tout de même pour elle un obscur film de guerre, Section d’assaut sur le Sittang avant de venir finir sa carrière en participant à la série Histoires singulières juste avant que la Hammer ne trépasse définitivement (avant de soi-disant ressusciter dans les années 2000). Bref, Le Redoutable homme des neiges marque bien la fin d’un cycle. Mais il porte également en germe les ingrédients du nouveau : d’une part y figure l’acteur qui allait porter la firme au sommet, Peter Cushing (qui jouait déjà dans la pièce et venait tout juste d’intégrer l’écurie à l’occasion de Frankenstein s’est échappé) et d’autre part parce que le sujet même du film traite de ce qui fera les beaux jours de la Hammer : un monstre légendaire.
Depuis le monastère bouddhiste himalayen où il est l’hôte d’un Lama cordial, le docteur John Rollason étudie les végétaux locaux en compagnie de sa femme Helen et de son assistant Peter Fox. C’est du moins la raison officielle de sa présence en ces lieux. Officieusement, il est là pour attendre l’arrivée de Tom Friend et de ses hommes qui y feront étape avant de partir à la recherche du yéti. Un vieux marronnier de Rollason, qui étudie la question de longue date au grand dam d’Helen et à l’indifférence de Fox. Refusant leurs conseils ainsi que ceux du Lama, plus obscurément formulés, Rollason se joint à Friend et à ses deux acolytes. Ils seront guidés par le sherpa Kusang sur les traces périlleuses de la créature légendaire…
Le yéti ! Une figure très connue, mais qui est loin d’avoir trouvé son incarnation ultime au cinéma. Au contraire de Dracula ou de la créature de Frankenstein, sa célébrité n’a pas été portée par un classique littéraire, mais plutôt par quelques mystères d’ordre cryptozoologique. En cela, ce monstre se rapproche plus de celui du Loch Ness, qui lui non plus n’a pas laissé de films dans les annales. L’idée d’en faire une pièce, puis un film, tient en fait de la conjoncture, avec deux récents témoignages d’empreintes suspectes par les explorateurs Eric Shipton (en 1951) et Edmund Hillary (1953, année de son ascension triomphale). Et la concrétisation de cette idée porte sur ces mêmes observations et sur les spéculations qui en découlent : le yéti n’apparaît nullement comme une créature dont l’existence est aussi certaine que celle de Dracula, de créature de Frankenstein, de la Gorgone ou de la femme reptile dans les films gothiques de la Hammer. C’est même pour prouver son existence que Rollason se joint à l’expédition de Friend. Nous ne sommes clairement pas dans un film de monstre, et encore moins dans un film gothique. Même s’il ne fait aucun doute pour le spectateur que la bête est bien réelle, le chemin vers sa découverte tient, dans le film, un rôle central. Il faut attendre environ 50 minutes avant de voir quelque chose de tangible. C’est ainsi qu’avant tout chose, Le Redoutable homme des neiges est un film d’aventure reposant sur des codes bien différents du cinéma d’horreur. L’exotisme y tient une place de choix dans cette entame où Rollason est l’hôte de moines bouddhistes : leur mode de vie est différent, leurs coutumes sont différentes, leur philosophie est différente. Et ne parlons pas du cadre de vie, puisqu’outre le monastère et ses cérémonies, nous sommes dans la chaîne de l’Himalaya, lieu hostile s’il en est et qui appelle l’homme à la modestie face aux éléments naturels. Ceux-ci sont d’ailleurs magnifiquement illustrés par Val Guest qui tire le meilleur de ses décors, qu’ils soient recréés en studios ou directement en montagne (en fait les Pyrénées françaises). Sa science de la mise en scène, jouant parfaitement sur l’immensité blanche, le froid et les tempêtes, réduit les personnages à ce qu’ils sont : des choses vulnérables, non seulement face à la montagne mais aussi face au yéti.
En un sens, Le Redoutable homme des neiges est bien plus proche du gothique littéraire que du gothique cinématographique de la Hammer. Il est une ode à la nature, à son respect, et évoque la nécessité pour l’homme et sa science de ne pas trop se gonfler d’importance. Le Frankenstein de Mary Shelley ne disait pas autre chose, et Val Guest reprend paradoxalement ce thème alors que Terence Fisher la même année l’ignorera largement dans Frankenstein s’est échappé (ce qui limite la portée de ce dernier mais ne fait ni de lui ni des autres films de Terence Fisher des mauvais films !). Ce constat est amené tout d’abord par les dires du Lama, mais en bon sage un peu paternaliste qu’il est, il ne s’oppose pas au projet d’équipée prévue par Friend, dont il devine la finalité. Rien de tel que d’échouer sur le terrain pour prendre conscience des réalités. C’est donc d’abord mû par sa soif de connaissance que Rollason se lance sur les pistes du yéti, amenant avec lui la sympathie du spectateur, puisque assez vite Friend va révéler ses véritables motivations : l’avidité et la gloire. Bien que ni l’un ni l’autre ne soit foncièrement préparé aux épreuves qui s’annoncent, le personnage de Peter Cushing dispose au moins d’une certaine humilité et ne recherche qu’à enrichir le savoir humain. Friend, de son côté (et ses acolytes avec) pense ne faire qu’une bouchée des conditions climatiques d’une part, puis du fameux yéti d’autre part. Là où l’un apprend petit à petit l’humilité, l’autre demeure sûr de lui-même, et de là naîtront tous les ennuis rencontrés lors de cette expédition. Car le yéti n’est pas la curiosité de foire que voudrait en faire Friend. Ce n’est même pas un monstre : correspondant plus ou moins aux théories que Rollason avait émises, il est un être sensible à part entière. Une variété d’hominoïde s’étant développée à partir des mêmes racines que l’homo sapiens, mais qui contrairement à lui n’a jamais voulu -ou su, car après tout nous ne connaissons pas leur histoire- dominer la nature, ni même ses congénères. Le talent du film (et de Val Guest en particulier) est que, en dehors de la toute fin, jamais le yéti ne nous est montré clairement. Tout juste peut-on apercevoir un bras poilu. Il reste toujours hors champ, non par pudeur d’un réalisateur face à des effets de maquillages incongrus, mais bien parce qu’il choisit de rester en dehors des gesticulations humaines. Le pacifisme de cette peuplade yéti (car il n’y en a pas qu’un) dont on se faisait des idées fausses s’oppose aux actions de Friend et de ses sbires. Le véritable danger est intrinsèque : ils se mettent eux-mêmes en danger mortel par leur volonté de dompter leur environnement et ses autochtones, alors que les “abominables hommes des neiges” n’ont au contraire jamais représenté la moindre menace. C’est ce que Rollason -personnage un peu passif- réalise progressivement, donnant ainsi une signification moins obscure au moine bouddhiste du monastère, et apprenant lui-même à laisser en paix ce qui ne demande qu’à l’être et à accepter que la connaissance scientifique daigne préserver ce qui ne veut pas être entraîné dans la “civilisation” pour laquelle elle agit.
S’il est loin d’avoir la profondeur des deux Frankenstein de James Whale, Le Redoutable homme des neiges n’en demeure pas moins une bien belle démarcation sur le même thème, enrichi par l’exotisme himalayen. Effectivement, il ne fait pas rentrer la figure du yéti au panthéon du bestiaire horrifique, et pour cause : son but est justement de le rendre humain, tandis que les hommes eux-mêmes peuvent y apparaître monstrueux, à la fois dans leur prétention et dans leur capacité à risquer la vie d’autrui pour se sauver eux-mêmes (comme Friend envers ses troupes). Cette conception de l’horreur à fond philosophique, entretenue par l’évolution tous azimuts de la science depuis la fin de la guerre, puise ses racines dans le “vieux” romantisme et a donc empêché le film de Guest de rentrer dans la modernité plus sociétale incarnée par les films de Terence Fisher. Il se démarque même des monstres géants encore en vogue à ce moment là de la décennie, qui eux aussi naissaient des hasards d’une science mal maîtrisée, mais qui au final étaient bel et bien des “méchants” (instinctifs ou par calcul). Bien que fort différent de ses plus célèbres congénères, voilà un film qui mériterait bien d’être réévalué au sein du large legs de la Hammer.