La Dernière séance – Peter Bogdanovich
The Last Picture Show. 1971Origine : États-Unis
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Aujourd’hui assez méconnu du grand public, Peter Bogdanovich fut pourtant un réalisateur qui démarra sa carrière sur les chapeaux de roues. Commençant en 1967 par concevoir un documentaire sur l’une de ses idoles, Howard Hawks, il passa à la fiction en 1968 sous l’égide de Roger Corman, pour lequel il tourna des scènes supplémentaires au film soviétique La Planète des Tempêtes, exploité sur le marché occidental sous le titre Voyage to the Planet of Prehistoric Women. Puis il signa son deuxième film, toujours pour Corman, en cette même année 68 : La Cible, thriller mémorable ne serait-ce que parce qu’il s’agit du dernier film du grand Boris Karloff. Il s’affranchit alors du giron cormanien, il enchaîna par un nouveau documentaire, cette fois sur John Ford, et en 1971, soit trois ans après son début de carrière, il tourna La Dernière Séance, qui obtint à sa sortie un déluge de récompenses et qui est aujourd’hui considéré comme l’un des classiques du cinéma américain, placé dans le top 100 des films américains par l’American Film Institute et désigné pour être l’un des films préservés par la Bibliothèque du Congrès des États-Unis.
C’est que Bogdanovich n’est pas venu dans le milieu du cinéma sans formation préalable. Cinéphile depuis toujours, acteur depuis les années 50, chargé des projections du Musée d’Art Moderne de New York, adorateur des travaux de John Ford, de Howard Hawks et de Orson Welles (duquel il devint très proche à partir de 1970), critique de cinéma influencé par les concepts de la Nouvelle Vague française, il ne se destinait pas à rester dans l’ombre bien longtemps.
La Dernière Séance est ainsi un composite de toutes les glorieuses influences du réalisateur, qui signe là un film cinéphilique à la fois par les références directes qu’il utilise et par sa construction. Le film n’a pas vraiment de sujet central et il s’agit pour Bogdanovich de capturer toute la fin d’une époque à la fois cinématographique et sociale. En 1951, la petite ville très typée western d’Anarene, Texas, est en train de dépérir : la jeune génération est appelée à quitter les lieux pour partir à l’université, au travail ou à la Guerre de Corée, et l’ancienne génération est perdue dans les regrets, dans les souvenirs heureux d’un passé définitivement parti et dans les problèmes économiques. Plus que l’ennui, c’est un étrange climat de deuil anticipé qui règne dans cette ville où aucun secret ne peut se garder, où la moindre relation sexuelle est portée à l’attention du public, où les adultes ne s’aiment plus et où les jeunes gens ne sont pas assez nombreux pour ne pas se marcher sur les pieds, par exemple pour la conquête de la belle Jacy (Cybill Shepherd dans son premier rôle), seule fille valable de la ville et qui est actuellement liée à Duane (Jeff Bridges), leader de la minable équipe de football locale et meilleur ami de Sonny (Timothy Bottoms, seconde apparition au cinéma après le magistral Johnny s’en va-t-en guerre), lui-même secrètement amoureux de Jacy et qui après avoir plaqué sa propre petite amie ira noyer sa tristesse dans les draps de l’épouse de son coach…
La communauté d’Anarene est une communauté réduite, les personnages sont tous liés les uns aux autres par un moyen ou un autre à tel point que malgré le décor westernien les personnages souffrent d’un genre d’enfermement, de claustrophobie et de promiscuité sans issue. La seule bouffée d’air frais vient de Sam Le Lion (Ben Johnson), vieux cow-boy solitaire et mélancolique, propriétaire de la salle de jeu et du cinéma local, dans lequel il diffuse des vieux classiques hollywoodiens (Le Père de la Mariée, de Vincente Minelli). Il est le seul à ne pas s’embarquer dans des aventures sentimentales sans issues, à ne pas perdre la tête comme le feront régulièrement Duane et Sonny, inexpérimentés jeunots perdus dans des relations difficiles. Le second est ainsi amant d’une femme dépressive qui pourrait être sa mère et le premier est véritablement manipulé par Jacy, elle-même à la recherche d’expériences inédites auprès d’hommes expérimentés qui l’utiliseront à des fins purement sexuelles. La sexualité, assez explicite, n’est pas belle à voir : les actes sexuels n’ont rien d’érotique, ils sont la plupart du temps minés par les atermoiement d’adolescents inexpérimentés, et ne véhiculent aucun sentiment. Adolescents comme adultes semblent n’y prendre aucun plaisir, et ne s’y livrent que pour avoir l’impression de vivre une vie normale. Là aussi, la morosité est palpable. L’amour n’existe plus, les couples n’ont pas d’avenir et reflètent ainsi l’atmosphère d’une ville agonisante. Le noir et blanc employé par Bogdanovich est splendide et illustre la noirceur d’un lieu dont l’ensoleillement s’est fait oublié. Thématiquement, cette sensation de mort, de fin d’une époque, n’est pas sans évoquer les œuvres de Sam Peckinpah, elles aussi marquées par une certaine morosité due à la fin d’une époque.
La Dernière Séance se veut pourtant bien moins graphiquement radical que les œuvres de Peckinpah, et sa tristesse prend surtout l’aspect d’une routine complète, confinant parfois à l’apathie. Bogdanovich réussit son coup : il parvient à transmettre ces sentiments, mais on pourra lui reprocher d’y réussir si bien que le spectateur lui-même s’y impliquera au point de ressentir cette fatalité qui frappe la ville entière et de ce fait, de finir lui aussi par sombrer dans l’apathie. En d’autres termes, la lenteur désespérante du film pourra finir par ennuyer. Pourtant, il faut bien admettre que tout est excellemment conçu, que les acteurs sont uniformément brillants et que cette lenteur, accompagnée par une bande originale de country dépressive (toujours utilisée à travers les radios ou les juke-box du décor) est pleinement justifiée par le sujet. Autant voire davantage que la fin d’une époque sociale (à ce titre, on peut dire que le film ne présente pas une vision idéalisée du début des années 50), le réalisateur conçoit également son film comme l’enterrement d’un style cinématographique classique, celui des John Ford ou des Howard Hawks, dépassé par un modernisme symbolisé par des films tels que Macadam Cowboy et ses cowboys urbains. Ce n’est pas un hasard si Sam Le Lion, la figure paternelle de Duane et de Sonny, est incarnée par Ben Johnson, acteur régulier de Ford, vu également une fois chez Hawks et réutilisé par Peckinpah. Il est l’âme d’Anarene, et il maintient le semblant de vie à travers son cinéma, sa salle de jeu et son bar. Bien entendu, il mourra avant la fin du film, marquant ainsi la chute totale de toute la ville, enterrant définitivement les traditions. La dernière séance en question sera ainsi le climax passif d’un film très réaliste, sans aucune trace de spectaculaire : ce sera le moment des séparations, le début de la fin. Et le film projeté sera La Rivière Rouge, d’Howard Hawks, film apparaissant désormais anachronique, décrivant une société en train de se bâtir et venant de ce fait souligner la nostalgie des personnages et des spectateurs de La Dernière Séance.