Seule contre la mafia – Damiano Damiani
La Moglie più bella. 1970Origine : Italie
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Dans une petite ville de Sicile, Don Antonio Stella se livre volontairement à la justice, persuadé avec les conseils de son avocat que l’unique témoignage fait contre lui ne le tiendra à l’écart des affaires qu’un temps limité et qu’il paiera ainsi une dette ridiculement faible pour tous les crimes qu’il a pu commettre. Jusqu’à son retour, la famille sera dirigée par le jeune Vito Juvara (Alessio Orano), neveu d’un de ses lieutenant auquel il prodigue un conseil : se trouver une femme pour se débarrasser au plus tôt des frasques de la jeunesse et pouvoir ainsi se concentrer sur les affaires. Grand admirateur de Don Antonio, Vito écoute son conseil et jette son dévolu sur Francesca Cimarosa (Ornella Muti), 15 ans, fille d’un paysan pauvre. Pas insensible à Vito, Francesca accepte de voir sa relation actuelle brisée, même si elle déplore les pressions exercées par celui qui doit logiquement être son futur époux. Peu après, elle va être témoin du meurtre d’un homme travaillant pour des ennemis de Don Antonio. Elle sait que Vito est responsable, et cette fois elle lui en tient rigueur. Mais le jeune chef ne veut pas se laisser dicter sa conduite par une jeune paysanne, ni par personne. C’est ainsi que leur relation va se dégrader, jusqu’à ce que Vito kidnappe Francesca pour la violer et la contraindre ainsi au mariage. A la surprise générale, celle-ci préfère aller trouver les carabiniers pour porter plainte. Effrayés par les réactions probables de Vito et de sa mafia, les témoins de l’enlèvement (au nombre desquels figure la mère, le père et le petit frère de la jeune femme) n’osent confirmer les accusations de Francesca. Bien que victime des pressions de la mafia, de sa propre famille et même de tout le village, Francesca tient bon et engage une lutte déséquilibrée.
Réalisateur éminemment politique dans la meilleure partie de sa carrière, Damiano Damiani n’est pas du genre à mâcher ses mots. Déjà fort du western le plus politiquement virulent trouvable dans les circuits saturés des spaghettis (El Chuncho et sa glorification de la violence révolutionnaire, sur un scénario du camarade Franco Solinas), il entame les années 70 (dites “de plomb”) comme il avait fini les années 60, c’est à dire par un allumage en règle de la mafia et de sa main-mise sur la société. Seule contre la mafia (que certains prétendent tirée d’une histoire vraie) succède à La Mafia fait la loi, mais cette fois Damiani ne peut compter sur une doublette de stars telles que Claudia Cardinale et Franco Nero pour vendre son pamphlet. Ce qui n’est pas fortuit, puisque les deux personnages principaux partagent la caractéristique de sortir définitivement de leur nid plus ou moins douillet pour se lancer dans une nouvelle vie, celle du chef mafieux et celle de l’épouse. Il est par conséquent légitime que deux débutants soient choisis pour les rôles de Vito et de Francesca. Et le réalisateur n’a pas choisi par hasard : si Alessio Oranio n’a pas eu une carrière de renom, il n’en reste pas moins un solide acteur dont le regard sombre colle parfaitement à un personnage de jeune loup arrogant et ambitieux ne tolérant aucun défi. Quant à Ornella Muti, il n’est pas peu dire qu’il s’agit d’une géniale trouvaille de la part de Damiani, qui sortit l’adolescente encore inconnue du milieu des romans photos pour lui attribuer son nom d’actrice définitif et la faire participer à son premier film. Un rôle en or pour une première apparition, celui d’une jeune fille dont la rébellion dépasse de loin la simple révolte de jeunesse pour porter sur un système tout entier. Preuve de cette volonté de ne pas faire de son héroïne un symbole démagogique prenant le pas sur les travers sociaux qu’il brocarde, Diamani ne cède jamais au romantisme iconique. Francesca reste une adolescente du début à la fin, sa rébellion se faisant de façon naïve à tel point que l’on en vient à croire qu’elle-même n’a pas conscience de la portée de ses actes. Elle ne semble pas se rendre compte de ce qu’est la mafia, ni de l’importance que revêt la morale dans cette société sicilienne ultra-conservatrice. D’ailleurs ce n’est pas ça qu’elle souhaite combattre : sa lutte est avant tout concentrée sur les individus. Elle ne se pose pas en figure de résistance, elle ne voit Vito que comme un prétendant trop pressant qu’elle doit écarter et non comme l’actuel Parrain de la mafia locale. Sa famille n’est également pour elle qu’une bande de lâches vivant dans une peur quasi superstitieuse. C’est justement cette inconscience due à son âge qui pousse Francesca à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Un peu plus vieille et elle aurait certainement subi les évènements comme le fait sa mère. Elle bénéficie également de la jeunesse de son ennemi Vito (encore qu’il n’est jamais certain qu’il n’existe plus de sentiments entre eux), qui fait de sa fierté son seul axe directeur. Il ne tolère pas l’affront, et il est prêt à tout pour triompher. Mais en fait, plus il a recours aux pressions, plus il perd sa fierté et avoue son impuissance. Tout comme Francesca, il ne réalise pas la portée de ses actes. Si Francesca subit l’opprobre de sa famille et de la ville, Vito subit les moqueries de ses ennemis, de ses hommes de main (quoique dans son dos) et même au final de la désapprobation de Don Antonio puisque cette affaire sera portée aux oreilles du vrai Parrain malgré les précautions prises pour que cela n’arrive pas. Le remue-ménage qui frappe la ville est en fait dû à la fuite en avant de deux jeunes gens qui pour des questions d’amour-propre affectent par leur position respective (paysanne progressiste et chef mafieux) tout leur environnement. La position sociale occupée par les deux ex-amoureux est l’élément déterminant dans les conséquences de leurs actes. Si ils avaient été deux citadins d’une même classe sociale, le film n’aurait été qu’un drame romantique de plus. Seule contre la mafia va nettement plus loin et profite d’un scénario très bien construit pour faire l’analyse de cette société sicilienne anonyme, exemple parmi d’autres de petites communautés italiennes régies par le crime et par la morale.
Adoptant une structure “en entonnoir”, Damiani dissèque les différentes structures sociales sur trois niveaux : la société dans son ensemble, la cellule familiale et la place de la femme. Pour le point de vue général, il tire à peu près le même constat que dans La Mafia fait la loi, c’est à dire la main-mise du crime sur la société. A ceci près qu’ici il ne s’attarde pas sur la corruption, se contentant de l’évoquer au début du film avant l’arrestation de Don Antonio et la limitant aux plus hautes sphères de l’exécutif et du judiciaire. Par contre il dénonce le fait que cette main-mise paralyse les citoyens, lesquels ne se sentent alors plus libres de témoigner ou de protester, ce qui contraint la police locale à ne pas donner suite aux accusations formulées par des plaignants isolés tels que Francesca (qui en plus est mineure et n’a donc pas d’autonomie légale). Dans le microcosme présenté, la corruption est inutile : montrer sa force de frappe suffit à intimider la population, d’autant plus que celle-ci est pauvre et qu’elle ne souhaite pas risquer de perdre le peu qu’elle possède. Avec ses faibles moyens, la police locale ne peut alors plus rien faire. Ce n’est pas non plus un hasard si Damiani ne montre jamais le maire de cette bourgade : il n’a pas d’utilité. La force économique et le manque de scrupules de la mafia fait de lui un personnage de paille. La démocratie n’existe pas : les représentants de l’État ne peuvent lutter et la dictature de la minorité forte s’impose impitoyablement à l’échelon municipal sur la majorité silencieuse.
Cette dernière entretient elle-même ses faiblesses en respectant à la lettre la ligne morale fixée par la société, qui prône la soumission du faible par rapport au fort. Il n’existe pas de sentiment d’injustice : pour la famille de Francesca toute cette affaire est une question de fatalité que l’on ne peut enrayer. En tentant de s’opposer à ce que les autres voient comme son destin, Francesca se voit condamnée par son père pendant que sa mère reste muette. Derrière la lâcheté se cache aussi l’Église, allié objectif de la mafia qui en empêchant la révolte et en obligeant les femmes déflorées au mariage (les conditions importent peu, surtout que la plainte de Francesca n’aboutit pas) et à la soumission aux hommes et au père de famille condamne toute révolte. Endoctrinée par les préceptes catholiques, les femmes jugent Francesca non sur son expérience traumatisante mais sur le simple fait de n’être plus vierge. Elles considèrent que la jeune fille se doit d’être soumise, et son refus les met dans une colère folle. Elles lynchent une jeune fille qui eut l’audace d’approuver Francesca et elles conduisent de force cette dernière à rencontrer le curé pour une leçon de morale s’apparentant en fait à un éloge de la soumission. L’Église et sa morale sont en fait les armes de la mafia pour contrôler la société et la maintenir dans l’ignorance. La soumission se transmet de génération en génération, et les jeunes femmes telles que Francesca se retrouvent tout en bas de la hiérarchie : elles sont moralement sous la coupe de leurs aînés, et ceux-ci sont économiquement sous la coupe de la mafia. A son exact opposé, tout en haut de l’échelle se trouve Vito, l’homme à la tête de la mafia. Ainsi, au sein d’une société dictatoriale, la famille constitue une autre dictature. Francesca n’est donc pas seulement “contre la mafia”, elle est aussi contre l’ordre établi. Dernière de la structure sociale, elle subit la pression de tous ceux qui se trouvent au dessus d’elle, pilotés par Vito, et qui n’ont pour but que de l’écraser. Sa vie étant entre les mains de la justice, à laquelle il manque un témoignage, la réussite de sa rébellion ne peut passer que par la rédemption de sa propre famille. La Révolution viendra donc d’en bas, avec une prise de conscience et une dignité retrouvée. Mais il est bien difficile de faire bouger les mentalités…
Seule contre la mafia est bien le film d’un réalisateur profondément révolté. Ce n’est pourtant pas un film émotionnellement très fort. Damiano préfère en appeler à la réflexion volontaire qu’à la provocation de scènes chocs titillant le spectateur dans son instinct (il n’y a pas d’excursions ultra-violentes de mafieux moustachus, pas de maltraitances familiales, et le viol est suggéré). Pour peu que le public ne se donne pas la peine de réfléchir sur le conditionnement social qui entoure l’histoire d’amour, il ne se retrouvera qu’avec un drame assez faiblard. C’est à lui de faire prendre de l’ampleur à la compassion à apporter à Francesca, et ce n’est qu’avec une pleine compréhension de l’aspect dramatique qu’il sera à même de vivre le film intensément et d’interpréter comme il faut la musique superbe mais bizarroïde composée par Ennio Morricone.