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La Mafia fait la loi – Damiano Damiani

mafiafaitlaloi

Il Giorno della civetta. 1968

Origine : Italie 
Genre : Policier 
Réalisation : Damiano Damiani 
Avec : Franco Nero, Claudia Cardinale, Lee J. Cobb, Serge Reggiani…

Ah, 1968 ! Année légendaire si il en est. Une année violente, pleine de coups d’État ou de coups de forces militaires, mais aussi en occident une année de revendications étudiantes puis populaires qui firent temporairement vaciller les pouvoirs en place. En Italie, entre les occupations d’universités, le Parti communiste à 26%, la progression du mouvement syndical, l’apparition d’une “nouvelle gauche” révolutionnaire, la période est assurément à la révolte. Les institutions sont en grandes difficultés et la nation peine à se donner un gouvernement stable, ce qui annonce les années de plomb qui naîtront à la fin de l’année suivante lorsque les néo-fascistes se livreront à un attentat mis sur le compte des communistes et de l’extrême-gauche, essayant d’obtenir par la peur du rouge la mise en place d’un État autoritaire. Au nombre des maux qui gangrènent le pays se trouve aussi la mafia, notamment en Sicile, dénoncée par l’écrivain, journaliste et homme politique (d’abord communiste puis radical à la fin des années 70) Leonardo Sciascia, qui connait bien l’île aux trois pointes pour y être né, y avoir grandi, y avoir travaillé et y avoir été élu (conseiller municipal à Palerme en 1975 sur les listes du PCI). A travers des livres comme Le Jour de la chouette, Sciascia s’est érigé en maître pourfendeur du crime organisé, ce qui lui valut le respect non seulement de certains milieux politiques (pas tous, puisque ses oeuvres pamphlétaires dénoncent aussi la corruption des élites) mais aussi des artistes. Auteur du Parrain et futur scénariste de l’adaptation qu’en fit Francis Ford Coppola, Mario Puzo reconnut par exemple l’influence de Sciascia sur ses propres écrits. Quant au cinéma italien, il puisa lui aussi fortement dans les oeuvres du romancier. En 1968, cette année si mouvementée, Damiano Damiani est encore auréolé du succès d’El Chuncho, son western politique scénarisé par cet autre engagé qu’est le communiste Franco Solinas. Assez proche dans ses idées de Sciascia, c’est à dire clairement de gauche, Damiani se vit confier l’adaptation du Jour de la chouette, titrée en français La Mafia fait la loi. Ce fut pour lui le début en fanfare dans un style polémiste qui lui siéra comme un gant et qui s’exprimera clairement dans les titres de ses films, VF ou VO. Outre La Mafia fait la loi, on trouve dans sa filmographie des titres éloquents comme Seule contre la mafia, Confession d’un commissaire de police au procureur de la république, Nous sommes tous en liberté provisoire, Un Juge en danger, ou encore Perché si uccide un magistrato ?. Pour sa toute première tentative dans le pamphlet, il bénéficie déjà d’un casting de luxe : le westernien Franco Nero, la belle Claudia Cardinale, l’expérimenté américain Lee J. Cobb et le franco-italien Serge Reggiani, fort apprécié en France pour son gauchisme et sa parenté artistique avec Boris Vian. Ce casting plut en tout cas beaucoup à l’académie du cinéma italien, qui récompensa Nero comme meilleur acteur et Cardinale comme meilleure actrice aux prix David di Donatello (équivalent des Oscars) de l’année 1968. Les producteurs du film furent également récompensés. Le succès du film fut indéniable et lança la carrière de Damiani, lui-même nominé aux Ours d’or de Berlin… maintenant, reste à voir si tout cela est justifié.

Fraichement nommé dans une petite ville de Sicile, le capitaine Bellodi (Franco Nero), originaire de Parme, décide de passer outre les traditions locales et d’enquêter sans peur sur le meurtre du patron d’une entreprise de construction, assassiné au bord d’une route dont la construction est promise à la mafia régie par Don Mariano (Lee J. Cobb). Son premier réflexe est d’aller rendre visite aux Nicolosi, propriétaires de la maison perchée sur la colline surplombant la route, histoire de savoir si ils n’ont rien vu ou rien entendu. Le mari est absent, et la femme, Rosa (Claudia Cardinale) n’est au courant de rien. Quelques jours plus tard, elle vient pourtant voir Bellodi pour lui signifier que son mari n’est toujours pas rentré à la maison. Elle ne dira rien d’autre. Bellodi se heurte à l’omerta.

Et pourtant, si La Mafia fait la loi est assurément un excellent film, ce n’est pas forcément pour son côté politique. Bien sûr en 1968, dénoncer la main-mise de la mafia sur les affaires publiques, la corruption des élites et l’atmosphère de terreur qui écrase la population et la réduit au silence n’était pas encore une pratique coutumière. Surtout dans le style à ce point dépourvu d’artifices, très “rentre dans le lard” qui est celui de Damiani. Mais plus de quarante ans après, alors que les pratiques mafieuses sont désormais assez bien connues du public et généralement condamnées (sauf peut-être pour quelques timbrés ayant trop vu Le Parrain), il faut bien admettre que tout ceci a perdu de son intérêt premier. C’est l’un des inconvénients du cinéma “reportage” ou pamphlétaire, dont les constatations se sont révélées tellement porteuses qu’à force de s’être ancrées dans les esprits, à force d’avoir été utilisées et réutilisées parfois comme unique toile de fond dans des œuvres de pures fictions ont fini par devenir évidentes, perdant au fil des années leur signification engagée. Reste que cela a au moins démontré la réussite de Damiani, et surtout des écrits de Leonardo Sciascia. Notons aussi que la mise en scène très sèche du réalisateur de La Mafia fait la loi témoigne de l’aspect choc de ces révélations alors fracassantes. Mais il faut bien l’admettre, si le film garde toute sa saveur, c’est surtout grâce à ses qualités policières, qui utilisent les règles de la mafia comme autant de piliers scénaristiques originaux. Il y a déjà l’ancrage dans cette petite ville de Sicile formant une communauté propice à la promiscuité, dont l’épicentre se trouve sur une place rassemblant à la fois le repère de Don Mariano et, à portée de jumelles (les deux camps s’épient constamment), la gendarmerie et le balcon du capitaine Bellodi. Cette promiscuité des lieux va de pair avec la promiscuité des personnages, puisque tout le monde connait tout le monde, et de ce fait il est strictement impossible d’ignorer les activités de son voisin. Après tout, si Rosa Nicolosi se retrouve impliquée dans le meurtre de l’entrepreneur, c’est bien parce que l’assassinat fut commis sous ses fenêtres. Le manque d’espace a ainsi bénéficié à la mafia, qui sans être physiquement partout a su marquer les esprits au point de sembler être partout, d’avoir des espions à tous les coins de rue, et de ce fait il devient très difficile pour les citoyens de vivre normalement.

Damiani créé ainsi le climat idéal pour rendre une sensation d’oppression en décalage avec l’apparente quiétude de ce coin de quasi campagne sicilienne, et il donne également l’impression que sous les dehors charmeurs et innocents des membres de la mafia se cache en fait une dictature tenant par la force de la terreur et de l’omerta qui en découle. Au milieu de cette atmosphère, la police (quand elle n’est pas corrompue, Bellodi étant un cas unique par rapport à ses prédécesseurs) ne sert pratiquement à rien, tout le monde travaillant de gré ou de force (c’est à dire par peur) pour la mafia. Quand une affaire telle que la disparition du mari de Rosa a lieu, aller voir la police est illusoire, et c’est bien Don Mariano qu’il faut aller voir en priorité non pas pour que justice soit rendue (il n’y a aucune “famille” mafieuse concurrente) mais parce qu’il est le seul à connaître la vérité, et que dans un bon jour il peut même dédommager les familles des victimes en échange de leur silence… ou dans un mauvais les réduire au silence. Le pire pour un flic comme Bellodi est que la vérité sur l’assassinat de l’entrepreneur autant que sur la disparition de Nicolosi est à portée de main, voire qu’elle est déjà connue. Selon les gens du coin, Nicolosi a assassiné l’entrepreneur parce qu’il entretenait une relation avec Rosa (le barbier confirme), et le cocu serait ensuite parti se planquer. L’autre solution serait que Nicolosi a été témoin du meurtre de l’entrepreneur et que la mafia s’est arrangée pour faire disparaître ce témoin gênant. Il n’y a pas besoin d’être Hercule Poirot pour trouver ce qui semble le plus plausible. Le film ne joue pas du tout sur le “whodunit”, tout son intérêt porte en fait sur la difficulté d’apporter des preuves aux yeux de la justice… Pour cela, il faut que Bellodi réussisse à faire parler les habitants et à faire avouer les hommes de Don Mariano, en commençant déjà par leur faire admettre officiellement ce que tout le monde sait officieusement, c’est à dire qu’ils travaillent bien pour la mafia. C’est un combat extrêmement difficile dans lequel se lance le nouveau capitaine, puisque même la principale concernée, Rosa, ne dit pas un traître mot. Claudia Cardinale est parfaite dans son rôle d’épouse ombrageuse à la mou boudeuse cachant à la fois la peur, la tristesse et la colère. Le repli sur soi est la seule chose à faire dans un milieu où la mafia fait la loi. Bellodi a également bien du mal à tirer les vers du nez de son indic (excellemment incarné par Serge Reggiani) épouvanté par les questions trop pressantes et trop directes d’un flic qui ne se satisfait pas des vagues allusions habituelles. Et pourtant Bellodi relève le défi, faisant preuve d’une extrême intelligence pour tromper son monde, faisant croire à Rosa que son mari a été retrouvé ou aux mafieux que l’un d’eux a brisé la loi de l’omerta par des aveux écrits pour enfin disposer de témoignages. C’est finement pensé, et Bellodi est le premier à faire douter l’organisation de Don Mariano.

Avec le même charisme (notamment son regard perçant) et la même abnégation qu’il affichait dans Django, Franco Nero en impose. Malgré tout, il n’y a jamais véritablement de panique chez Don Mariano. Il est même ouvertement heureux d’avoir enfin un adversaire à sa mesure. Un peu comme si il voulait faire durer le plaisir et voir jusqu’à quel point un policier intelligent -contrairement à ceux auxquels il est habitué- pourra s’aventurer dans sa tentative de démanteler la mafia. Mais il y a toujours le sentiment que c’est bien Don Mariano qui tire les ficelles du jeu, et qu’il peut à tout moment détruire les efforts de Bellodi en un claquement de doigts. A titre d’exemple, il aurait très bien pu approuver la tentative d’assassinat orchestrée par l’un de ses hommes, au lieu d’ordonner son abandon. La constatation est dramatique : pourtant très intelligent, très courageux, et très performant, Bellodi donne l’impression de se démener pour rien. Le meilleur flic du monde ne pourrait rien contre une telle organisation criminelle dont les liens s’étendent du simple villageois jusqu’aux hommes politiques de Rome. C’est là que le cinéma policier rejoint le pamphlet, lui apportant une noirceur désabusée qui n’est certainement pas pour rien dans le succès mérité rencontré par La Mafia fait la loi, son réalisateur, ses acteurs et ses producteurs.

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