Le Chat noir – Edgar G. Ulmer
The Black Cat. 1934Origine : États-Unis
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Avant la Hammer, il y eut Universal. Mêmes sujets puisés dans les classiques de l’épouvante littéraires, même manie d’aligner les séquelles donnant jour à de véritables sagas, même orientation gothique, même influence sur la concurrence, même réception partagée entre public enthousiaste et critique dédaigneuse ou outragée, même apport de réalisateurs vedettes (ici Tod Browning et James Whale) et même tendance à reposer sur des acteurs devenus iconiques et souvent associés à l’écran. Bien que leur entente ait été en coulisses moins cordiale que celle entre Christopher Lee et Peter Cushing, leurs héritiers spirituels, Bela Lugosi et Boris Karloff ont formé le premier binôme horrifique de légende. Pourtant, si les deux stars de la Hammer ont une aura sensiblement égale, celles de la Universal s’en sont tirées bien différemment. Les deux sont incontestablement des grands noms de l’épouvante, mais là où Karloff (déjà favorisé par la Universal dans les années 30) a su rebondir et faire des choix de carrière judicieux qui lui vaudront l’insigne honneur d’atterrir 30 ans plus tard auprès de Vincent Price dans le giron de Roger Corman, il en a été tout autrement de Bela Lugosi. Avec son jeu typé et son accent hongrois prononcé, il n’a guère eu l’occasion d’échapper aux rôles très typés qu’on lui offrait. Tant et si bien qu’il s’est perdu dans de quelconques séries B dont peu ont eu l’honneur d’être réhabilitées sur le tard. En revanche, par la grâce de Tim Burton, sa fin auprès d’Ed Wood, sa toxicomanie et surtout son lien intime avec son rôle de Dracula nous sont désormais bien connus. Faisant un peu pâle figure face à d’autres monstres sacrés, Lugosi s’est de façon posthume paré auprès du grand public d’une image à la fois maudite et attachante, bien plus liée à sa personnalité qu’à sa filmographie, qui il est vrai sur le long terme ne tient pas la comparaison avec celles des Karloff, Cushing, Lee, Price voire même Chaney senior et junior. Pour autant, s’il s’est lui-même enfermé dans le rôle du maître vampire, il ne faudrait pas non plus le limiter à cela ! Il a d’autres films à son palmarès, voire des meilleurs que Dracula.
Dans un train pour la Hongrie, un jeune couple en voyage de noces fait la connaissance du docteur Vitus Werdegast, ex prisonnier de guerre s’apprêtant à rendre visite à son vieux compagnon d’armes Hjalmar Poelzig. Werdergast et le couple Alison allant dans la même direction, ils prennent un taxi dont le chauffeur ne se prive pas de leur raconter par le menu le sinistre passif du coin : durant le conflit mondial, les soldats austro-hongrois du Fort Marmorus s’y sont fait massacrés par dizaines et jetés dans un ravin. La rivière en était rouge de sang ! Tout à son récit, le chauffeur en oublie la sécurité de ses clients et c’est le drame : la voiture tombe dans le funeste ravin. Les passagers s’en sortent sans trop de dommages, et Werdergast convie ses compagnons a l’accompagner chez Poelzig, dont la résidence s’élève là où était naguère le fort Marmorus. Ils y constateront bientôt que la relation entre les deux hommes est loin d’être cordiale et que de sombres secrets les unissent.
Pour cette première des huit collaborations entre Karloff et Lugosi (dont six estampillées Universal), le choix s’oriente vers une des plus célèbres nouvelles d’Edgar Allan Poe. Ou du moins, le film repose nominativement dessus, car il n’a rien à voir avec elle. Tout juste peut-on dire qu’effectivement, il y a bien un chat noir dans l’intrigue. Mais il n’a aucune autre utilité que celle de terrifier le personnage de Bela Lugosi, atteint d’ailurophobie. Ceci et quelques traits d’esprits à base de “neuf vies du chat” mis à part, et bien que l’on imagine un moment que cette pathologie sera exploitée le moment venu (que dalle, oui !), il n’y a rien qui évoque l’histoire tant d’autres fois portée à l’écran. Sur un scénario de l’écrivain Peter Ruric, le réalisateur Edgar Ulmer invente une intrigue toute neuve servant de support à sa propre vision de l’horreur. Car l’ancien assistant de Murnau, né dans l’Empire d’Autriche-Hongrie (comme Lugosi, bien que si ce dernier est hongrois, Ulmer est tchèque), fait du Chat noir sa carte de visite. Lui dont le premier film américain fut un pur produit d’exploitation (Damaged Lives, censé alerter sur les maladies vénériennes) n’a pas mis longtemps à intégrer une major hollywoodienne, puisqu’il réalise là son second film. Et il sera tout aussi rapide à s’en faire jeter, puisque peu après il eut la mauvaise idée de cocufier le neveu de Carl Laemmle, big boss de la Universal, se condamnant ainsi à rallier les studios indépendants où il continuera cela dit de se forger une bonne petite réputation. Toujours est-il qu’il opte avec Le Chat noir pour un sujet qui s’écarte quelque peu des normes gothiques du studio. Déjà parce qu’il touche du doigt à l’actualité récente, à savoir la Première Guerre mondiale. Trop jeune pour avoir pu guerroyer en 14-18 -au contraire de Lugosi-, Ulmer semble malgré tout avoir été marqué par cette période vécue sur le terrain de la guerre. A n’en pas douter, il prend même un malin plaisir à détourner l’intrigue des traditions fantastiques d’Europe centrale, leurs châteaux maléfiques et leurs villageois persécutés pour y placer l’horreur plus concrète d’un fort militaire et d’un massacre de soldats. Et ce n’est pas qu’une toile de fond : la demeure de Werdegast est construite sur les ruines du fort et ses sous-sols, loin des caves vermoulues, consistent en un labyrinthique assemblage de cellules aux lourdes portes d’acier. Le dénouement du film fera lui-même intervenir ce passé militaire récent, dont les deux ennemis que sont Werdergast et Poelzig sont bien au fait. Du reste, ces deux personnages semblent eux-mêmes s’être forgés dans le conflit mondial. Leur antagonisme vient de là, le premier reprochant notamment au second d’être à l’origine de la chute du fort et, partant, de son long emprisonnement dans les infâmes geôles russes. Période durant laquelle il a perdu son épouse et leur fille, pendant que Poelzig -qui courait notoirement après Mme Werdergast- en a profité pour s’ériger une demeure en bon architecte qu’il est. Toute cette intrigue n’est pas étalée directement : Ulmer la dissémine au compte-goutte, et il est rare que les personnages en parlent ouvertement. Le mystère plane jusqu’au bout et il y a toujours cette atmosphère lourde qui pèse sur eux et qu’ils entretiennent en retour : sans être fous à lier, l’un comme l’autre ne sont en tous cas pas très nets. Atteints par un conflit dont ils ne se sont pas remis, ils écrasent ainsi les jeunes et insouciants époux Alison par leurs non-dits, leur folie latente, leur comportement lunaire et leur animosité palpable (sans oublier qu’ils jouent leur devenir aux échecs). Les deux stars que met en vedette Le Chat noir répondent donc bien présentes, mais Ulmer les sort de leurs rôles associés, Dracula et la créature de Frankenstein. Lugosi comme Karloff réussissent à rendre leurs rôles respectifs inquiétants sans avoir à être grimés plus que de raison, jouant de leur charisme tout en froideur pour l’un (Karloff) et tout en théâtralité pour l’autre (Lugosi).
Ulmer ne fait pas grand cas de l’histoire qu’il raconte. Sur le tard et en dévoilant ses secrets, le film plongera dans le milieu de l’occultisme (le personnage de Poelzig ayant été inspiré par le sulfureux Aleister Crowley), sans pour autant s’appesantir sur la nature du culte diabolique. Par contre, le réalisateur en tire le paroxysme d’une démarche consistant à contourner les conventions du cinéma gothique de son époque pour mieux évoquer l’atmosphère des productions expressionnistes allemandes de la décennie précédente. Ayant travaillé pour Murnau, il s’inscrit dans sa lignée et aux ingrédients ouvertement macabres (pratiquement absents) il préfère avoir recours à d’autres qui s’avèrent dérangeants à un niveau plus “inconscient”. C’est ainsi qu’Ulmer privilégie les formes géométriques biscornues, les forts contrastes et les bizarreries architecturales. La demeure de Poelzig, cette maison d’architecte se voulant futuriste, contribue à mettre mal à l’aise par le manque de repères habituellement associés aux maisons d’habitation : elle est le reflet de la psyché torturée de son bâtisseur, de ses sinistres desseins aux relents parfois nécrophiles (les cadavres de femmes qu’il conserve et préserve précieusement) et de sa volonté de ne pas respecter les normes (d’où l’occultisme). Mais elle reflète également tout aussi bien la psychologie tourmentée de Werdergast, des épreuves qu’il a subit et qui l’ont lui-même privé de ses repères (sa famille) et de ses espérances. Dotés d’un physique et d’un jeu atypique, les deux acteurs se fondent dans ces décors qui réduisent le couple Alison à peau de chagrin, bien trop éloigné des considérations qui unissent leurs deux hôtes. Bref, la maison est l’extension littérale -car construite sur les lieux mêmes- des destructions, trahisons et massacres de la Grande Guerre-, et elle devient une sorte de bulle dans laquelle se sont échoués deux citoyens lambda qui représentent les spectateurs. Sans toutefois être aussi jusqu’au-boutiste que Nosferatu, Caligari ou De l’aube à minuit (qui selon certains sont les seuls véritables films expressionnistes), Le Chat noir retient malgré tout leurs recettes tout en s’adaptant son époque. Malgré la crise de 1929, les États-Unis de 1934 ne sont pas l’Allemagne des débuts de la République de Weimar, les spectateurs potentiels n’ont ni le même vécu ni les mêmes perspectives apocalyptiques, et surtout la Universal restant une major, Ulmer ne pouvait décemment pas concevoir un film aussi malséant que ses aïeux.
Il n’empêche : de tous les films d’épouvante de la Universal et de par sa singularité, Le Chat noir est probablement l’un de ceux qui ont su le mieux saisir l’utilité de l’approche expressionniste pour le cinéma d’épouvante, et dans son optique de déranger plus que de terrifier, Ulmer se paye même le luxe de suggérer dans son final des actes de barbarie sortis de nulle part et qui ne dépareilleraient pas dans le cinéma gore plus contemporain. D’une manière plus générale, et si l’on excepte l’utilisation abusive d’une musique pas forcément adaptée, le film se montre d’ailleurs éminemment moderne et à l’inverse d’autres productions Universal (dont Dracula) il ne semble jamais daté. Ce qu’il doit non seulement à ses thèmes, mais également à ses partis-pris esthétiques lui permettant de s’affranchir en grande partie des modes de son époque. Quant à ses acteurs, si Boris Karloff pourrait difficilement trouver meilleur film que les deux Frankenstein de James Whale (insurpassables !), Bela Lugosi y brille peut-être davantage que dans le Dracula de Tod Browning. Voilà donc une étrange mais véritable perle aux mérites pas assez reconnus.