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La Tour sombre III : Terres perdues – Stephen King

The Dark Tower III: The Waste Lands. 1991

Origine : Etats-Unis
Genre : Fantasy
Auteur : Stephen King
Editeur : J’ai lu

Si le cycle de La Tour sombre hante Stephen King depuis ses débuts au point de l’encourager à truffer ses romans de références à cette mythologie, il lui est en revanche difficile d’écrire les romans appartenant directement à son cycle. Il l’avait lui-même avoué dans les apartés des deux premiers tomes, et il le redit encore ici, alors que se clôt Terres perdues : il ne sait pas où il va. Ou plus exactement, il possède bien une vue d’ensemble -ce dont il ne semblait même pas disposer dans le premier tome-, mais il ne connait pas encore les détails. Une précision honnête après une fin en forme de “cliffhanger”, procédé généralement utilisé pour fidéliser le lecteur. Ce qui n’est pas sa seule utilité ici… L’auteur n’a tout simplement pas encore trouvé la meilleure porte de sortie. Et si l’on en juge au temps écoulé entre Terres perdues et Magie et Cristal (sept ans !), difficile de croire que le dénouement de ce troisième tome soit uniquement motivé par des critères mercantiles. Paradoxalement, si la fin de Terres perdues est un moment décisif dans la quête de Roland le pistolero et ses compagnons sur le chemin de la Tour Sombre, ce n’est pas l’instant le plus haletant du livre, qui en regorge. Disons le tout de suite : Terres perdues est le meilleur des trois premiers livres de la fresque de Stephen King.

Dans Le Pistolero (du moins dans sa version originale, depuis modifiée), l’auteur initiait l’histoire en commettant l’erreur de soulever de trop nombreuses interrogations non seulement le futur de la quête menée par Roland de Gilead mais aussi sur son présent (poursuivre l’homme en noir) et son passé. Tant et si bien que ce premier livre ressemble à un plan de travail, à un brouillon pour les livres qui suivront. Dans Les Trois cartes, King se dispersait moins, soulevait moins de pistes… Mais ne faisait guère avancer l’embrouillamini du premier livre. Roland y faisait trois passages dans notre monde, en revenant avec deux nouveaux compagnons (les “cartes” du titre, annoncées à la fin du Pistolero), Eddie le toxicomane et la schizophrène noire et cul-de-jatte Detta / Odetta qui par l’intermédiaire de la troisième “carte”, un tueur nommé Mort, finissait par fusionner ses deux personnalités en adoptant au passage le nom de Susannah. De ce livre agréable à lire mais chiche en éléments épiques, seule la fin revêtait une importance significative pour Roland, faisant ressurgir la mémoire de Jake, le gamin sacrifié à la fin du Pistolero.
Terres perdues s’ouvre sur la situation paradoxale dans laquelle Roland s’est plongé à la fin des Trois cartes. Son troisième et dernier passage dans notre monde n’a pas seulement permis la fusion de Detta et Odetta. En empêchant le tueur Mort de nuire il a aussi modifié la réalité : à l’origine, Jake était venu dans le monde de Roland après avoir été assassiné par Mort. Mais si Mort n’a pas pu pousser Jake sous une voiture, le gamin n’est jamais venu dans le monde du Pistolero et celui-ci n’a pas pu le sacrifier. Roland se retrouve donc pris entre deux souvenirs contradictoires : celui dans lequel il a connu Jake et celui dans lequel il ne l’a pas connu. La folie guette le pistolero, mais elle guette aussi Jake, qui dans son monde est tiraillé entre ces deux souvenirs parallèles. L’enjeu de la première partie du troisième volet de La Tour sombre est donc de dénouer cet imbroglio en permettant aux deux principaux concernés de se rejoindre, ce qui devra se faire dans le monde de Roland via un procédé particulier, symétrique à Jake et à Roland. Difficile d’en dire plus sans déflorer le suspense de cette sous-intrigue, mais contentons nous de dire que la connexion entre les deux personnages s’opère sur un mode à la fois concret et onirique, les deux personnages se détachant petit à petit de leur réalité pour glisser vers une folie qui peut aussi bien leur être salutaire que fatale. King complexifie encore davantage sa narration en y impliquant Eddie, l’un des deux compagnons de Roland, via un procédé un peu téléphoné mais permettant d’étoffer ce personnage qui dans Les Trois cartes manquait sensiblement de relief, jouant surtout un rôle utilitaire. A travers tout cela, l’auteur ne fait pas ce qu’il avait fait dans le précédent roman de sa saga, à savoir gagner du temps pour faire oublier son manque d’idées sur la quête à venir. Au contraire, il chemine lentement mais sûrement vers la Tour Sombre, dont l’influence n’est pas sans jouer un rôle dans les évènements (elle est même le pilier de l’implication d’Eddie, qui en a une furtive vision en rêve)… Enfin, l’objet éponyme de la saga devient un peu plus palpable, et son influence commence à s’affirmer. La Tour représente une finalité et une puissance que l’on ne peut que comparer au Mordor dans Le Seigneur des anneaux, le côté sinistre en moins. Car si King se met à parler de la Tour, il se contente d’en décrire la prédominance dans le monde de Roland, sans au juste évoquer ce qui a poussé le pistolero à consacrer sa vie pour s’y rendre ni ce qu’il compte y faire une fois arrivé. Mais c’est suffisant pour donner une cohérence au récit, d’autant plus que la sous-intrigue entre Jake et Roland s’inscrit dans une quête qui a cette fois bel et bien commencée, et qui s’est même emparée des personnages via le “rayon”, un des faisceaux d’influence émanant de la Tour et qui quadrille tout le monde de Roland, l’Entre-Deux Monde (pour ne pas dire la Terre du Milieu ?). Ainsi, Terres perdues parvient à mêler une aventure à court terme, celle d’une moitié de roman, et l’aventure à long terme, celle sur laquelle est construite la saga. C’est un schéma très “tolkienien” duquel King se sort très aisément, réussissant enfin à nous faire adhérer à son monde et à ses personnages.

Pour la seconde partie de ce tome 3, King ne rompt pas avec la multiplicité des points de vue qui caractérisait la première partie, divisée entre Jake d’une part et Roland et ses compagnons de l’autre. Le gamin a beau avoir réintégré l’Entre-Deux Monde, faisant disparaître la folie qui le rongeait et celle du pistolero, King continue à diviser sa narration. Et cette fois, il n’y a pas seulement deux points de vue mais trois. Arrivés finalement dans une métropole autrefois peuplée par les “Grands anciens”, technologiquement développés, Roland, Eddie, Susannah, Jake et Ote (un animal sauvage apprivoisé par le gamin), sont aussitôt séparés par le kidnapping de Jake par le membre d’un des deux gangs urbains rivaux. Roland part à sa recherche avec Ote, tandis qu’Eddie et Susannah se retrouvent pour la première fois isolés, avec pour mission de trouver et d’échapper aux pièges tendus par Blaine, un train réputé maléfique (ce qu’ils ont appris en traversant préalablement un village en ruine peuplé de vieux habitants). Cette séparation, bien que provisoire, n’est pas sans évoquer celle connue par les personnages du Seigneur des anneaux après la dissolution de leur communauté, qui permettait à Tolkien d’alterner les chapitres consacrés à tels ou tels personnages et à leurs aventures, accentuant ainsi le suspense de son livre. Il en va de même pour Stephen King et pour la partie “Lud” (nom de la ville où se déroule l’action) de Terres perdues, alternant les chapitres consacrés à Jake et ses ravisseurs, au pistolero et à Eddie et Susannah. Le contenu lui-même des aventures peut évoquer Le Seigneur des anneaux : le kidnapping de Jake peut s’apparenter à celui de Pippin et Merry, et Roland se lançant à leur recherche peut se comparer à Aragorn qui faisait de même. De leur côté, Eddie et Susannah restent sur la route du rayon devant les mener à la Tour Sombre, une quête principale qui les rapproche de celle menée par Frodon et Sam, soit deux personnages inexpérimentés devant faire leurs preuves “sur le tas”, sans filet de secours. Toutefois, les aventures conçues ici par King sont différentes de celles de Tolkien : au sein de la ville de Lud, il verse dans un registre science-fictionnel post-apocalyptique, milieu dans lequel il est certainement bien plus à l’aise que celui de la fantasy pure. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser un vocable mythologique, apparu dès les romans précédents et qui commence à faire sens ici, grâce principalement à l’entrée de la Tour Sombre dans le livre. L’évocation du “ka”, c’est à dire en gros la destinée, se justifie en effet par la présence du rayon conduisant tout droit les personnages à la Tour (comme l’anneau guidait Frodon vers le Mordor)… Quant au “ka-tet”, ou groupe de personnages aux intérêts convergents, il justifie tout le groupe de Roland comme la quête de l’anneau justifiait celui de la communauté de Tolkien.

Terres perdues est le troisième livre de La Tour sombre, mais il est en quelque sorte le premier. Il marque le véritable démarrage de la saga et plonge ses racines dans un classique inévitable de la littérature de fantasy, réadapté avec bonheur à la sauce Stephen King. L’auteur y créé une bonne fois pour toute son univers, certes moins travaillé que celui de Tolkien, mais en un sens plus riche en possibilités : l’existence de plusieurs mondes liés entre eux permettra certainement des rebondissements à l’avenir, ne serait-ce que pour les intrusions de personnages de l’Entre-Deux Monde dans d’autres romans de King, par exemple Ted Brautigan dans Cœurs perdus en Atlantide. De toute façon, si l’auteur s’en sort ici à très bon compte, donnant franchement envie de connaître la suite -d’autant plus que la fin du livre marque l’arrivée brève et discrète du personnage démoniaque portant les initiales RF (utilisées également par les grands méchants du Fléau, des Yeux du dragon etc.., et qui ne désignent en fait qu’un seul personnage, la référence au Fléau étant même évidente ici…)-, il ne pourra se contenter de puiser chez Tolkien à l’avenir. Il a du reste déjà commencé à s’en éloigner via ce dénouement qui n’en est pas un et qu’il mettra sept ans à finaliser. De longues années qui je l’espère lui auront permis d’aboutir à une suite à la mesure de l’intérêt suscité par Terres perdues.

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