Confession d’un commissaire de police au procureur de la République – Damiano Damiani
Le commissaire Bonavia (Martin Balsam) prend la liberté de faire libérer Michele Li Puma, un dangereux criminel interné dans un hôpital psychiatrique. Son but est simple : utiliser le cinglé pour qu’il aille régler son compte à Ferdinando Lomunno (Luciano Catenacci), chef mafieux dissimulé sous la couverture du principal agent immobilier de cette ville de Sicile. C’est que Michele Li Puma est un ennemi intime de Lomunno, et que son internement en asile, quoique compréhensible d’un point de vue médical, fut orchestré par Lomunno. Bonavia sait que Li Puma ne mettra pas longtemps avant de chercher à se venger. Sur ce point il a raison, mais son plan échoue : prévenu on ne sait par qui du moment exact où le forcené tentera de l’assassiner (information que Bonavia lui-même ignorait), Lomunno s’était absenté et avait laissé des hommes de mains pour réceptionner son ennemi. Li Puma se fait donc massacrer. Pour enquêter là-dessus, le procureur Malta envoie son substitut, Traini (Franco Nero), qui doit donc remonter une piste ne pouvant le mener qu’à Bonavia. Les institutions judiciaires et exécutives sont donc appelées à entrer en conflit, chacune suspectant l’autre d’être au service de Lomunno ou de ses ennemis mafieux.
Après La Mafia fait la loi, après Seule contre la mafia, Damiano Damiani n’en finit pas d’enrager contre le crime organisé et sa mise-mise sur la société italienne. Avec Confession d’un commissaire de police au procureur de la République, il franchit une étape supérieure, s’écartant du côté sentimental de ses deux précédents films, qui s’appuyaient sur des figures féminines vivant dans la terreur (respectivement Claudia Cardinale et Ornella Muti). Non qu’une telle figure ne soit pas présente ici -il s’agit de la superbe Marilù Tolo, qui joue la soeur de Li Puma, manipulée en son temps par Lomunno pour signer l’ordre d’internement de son frère, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être menacée comme “témoin gênante”-, mais Damiani affiche cette fois un style totalement épuré, et compte tenu du sujet, extrêmement rêche. Ainsi, il ne s’attarde pas vraiment sur les tourments de Serena Li Puma et épouse le point de vue de son protecteur Bonavia, qui ne voit en elle qu’une témoin qui sera un jour amenée à parler. Obnubilé par son travail, Bonavia n’a pas le temps de s’attarder sur la sensibilité de Serena, laquelle prend sur elle pour se maintenir à flots alors qu’elle en est réduite à se planquer et à se couper du monde (caractéristique partagée avec les femmes moralement fortes incarnées par Claudia Cardinale et Ornella Muti). On la voit peu, mais on la voit toujours en fâcheuse posture. En la considérant de la sorte, Damiani renforce l’impression que les victimes sont écrasées, et que même leurs défenseurs ne peuvent plus rien pour elles. Bonavia, et le réalisateur avec lui, cherche maintenant à s’en prendre directement à la racine du mal. Il y a une nette évolution par rapport à La Mafia fait la loi et à Seule contre la mafia, et cette évolution se résume dans une scène clef, celle qui intervient vers le milieu du film et qui justifie son titre à rallonge. Bonavia évoque ce qui l’a amené à se conduire de la sorte, une sordide histoire de meurtre sur la personne d’un syndicaliste qui, seul, avait défié Lomunno en pleine rue, appelant les ouvriers à la grève pour protester contre les salaires de misère versé par le mafieux. A l’époque, ce syndicaliste avait réussi à faire trembler Lomunno, mais la loi étant contre lui (il était interdit de donner de tels discours en pleine rue sans autorisation -a fortiori pour appeler à la grève-) la police -Bonavia- lui avait mis des bâtons dans les roues, jusqu’à ce qu’il soit assassiné, et que le seul témoin du meurtre, un enfant, le soit également. Depuis cette histoire, le commissaire a pris de l’expérience, et il est désormais convaincu que la lutte contre la mafia ne pourra pas se passer dans le respect des lois et de la justice, elles-mêmes corrompues. Feu Rizzo le syndicaliste est désormais son modèle. Il n’y a plus d’idéalisme comme il pouvait y en avoir dans les précédents films de Damiani, et la réflexion de celui-ci semble avoir évoluée de la même façon que celle de Bonavia. La fin justifie désormais les moyens, et c’est pour cela que Bonavia accorde si peu d’égards à la soeur de Li Puma. C’est triste à dire, mais l’attachement aux principes et à la compassion ne sont que des freins dans la lutte contre la mafia.
Quoiqu’ayant toujours refusé d’être considéré comme communiste, Damiani tient pourtant un raisonnement matérialiste qui aurait pu être validé par le Parti Communiste italien de l’époque, et qui se retrouve symbolisé par les déclarations de Bonavia au substitut du procureur à la fin de sa “confession”, lorsqu’il lui affirme qu’il n’hésitera pas à le calomnier publiquement si il s’avisait de le traîner devant le juge. Dans une rhétorique léniniste, Bonavia pourrait être considéré comme un “révolutionnaire professionnel” : il laisse son honneur au placard, il a fait une croix sur sa vie privée pour se consacrer à la lutte, son seul proche étant un de ses hommes qui lui aussi ne rechigne pas à transgresser les règlements (mettant par exemple le téléphone de Traini sous surveillance). Le caractère communiste de cette Confession d’un commissaire de police au procureur de la République pourra toujours être remis en cause, mais en revanche il n’y a pas de doute à avoir sur son ancrage à gauche. Bien que Bonavia ne fasse que peu de cas de la légalité, il n’a rien de commun avec les personnages de Maurizio Merli dans les polars de Lenzi. Déjà, il ne se lance pas dans une guerre civile et préfère de loin la stratégie. Ensuite, Damiani érige clairement la mafia comme l’oppresseur du peuple, comme la classe sociale au pouvoir. Entrepreneur, Lomunno est de mèche avec le maire, avec un député, avec le chargé d’urbanisme, avec un responsable de banque. Il les fait tous bénéficier de sa propre réussite, sans laquelle ils ne seraient pas là où ils sont. Il ne partage ses richesses qu’avec eux. Son entreprise privée contrôle les fonctionnaires et hauts-fonctionnaires, et pour peu sa mafia ne serait qu’une forme de capitalisme. L’absence de concurrence sur les marchés publics, rendue possible par ses liens politiques, empêche par essence les petites entreprises de s’implanter et bafoue les règles d’une libre concurrence de toute façon illusoire. En analysant cela d’une façon matérialiste, on en vient à se dire que la mafia n’est pas tombée du ciel, et qu’elle incarne la dérive d’un système capitalistique basé sur l’existence de classes sociales. Région économiquement pauvre malgré son sol fertile, la Sicile a logiquement accouché d’une telle organisation, salutaire pour le pouvoir : la mafia permet aux fonctionnaires de rester en place et de s’enrichir par la corruption tout en prétendant lutter avec abnégation contre le crime, maintenant l’illusion d’un antagonisme entre la pureté des autorités et l’immoralité de la mafia. Damiani aurait également pu évoquer le rôle de l’Église dans cette situation, puisque dans cette île fortement marquée par le catholicisme, l’appel à la modération et au conservatisme ne peut que faire le jeu de la mafia. Mais le réalisateur ne le fait pas, préférant rester en immersion au milieu des fonctionnaires.
“Les ennemis de mes ennemis sont mes amis”. Ce raisonnement simpliste ne s’applique pas dans certaines circonstances, comme celles dans lesquelles se trouve le commissaire Bonavia, et plus généralement la société. Avec l’aide des politiques et des banquiers, avec celle de la justice, la police pourrait très bien venir à bout de la mafia sans avoir à faire relâcher un fou assoiffé de vengeance. Elle pourrait même protéger les témoins comme Serena sans trop s’inquiéter, et sans les laisser face à eux mêmes. Mais ceci relève de l’utopie. Les politiques sont des vendus, et la justice regarde cette affaire de trop loin pour intervenir efficacement. Jeune substitut du procureur, Traini est encore galvanisé par ses belles idées. Il veut respecter la procédure à la lettre, effaçant d’un trait de plume toute l’expérience de Bonavia. Idéaliste, il est persuadé qu’un fonctionnaire ne peut être corrompu, surtout dans son propre rayon, la justice. Il considère Bonavia comme un détraqué paranoïaque, et en vient à le prendre pour un ennemi, travaillant certainement pour une autre mafia que celle de Lomunno. De son côté, le commissaire, si il ne doute pas vraiment des véritables motivations de Traini, juge que l’idéalisme de ce blanc bec trop propre sur lui est en soit un obstacle pour faire tomber Lomunno et qu’il faut donc le tenir à distance. Ce qui conduit donc les deux enquêteurs à se mettre mutuellement dans bâtons dans les roues, chacun mettant l’autre sous écoute. Cette division est d’autant plus déplorable qu’elle s’ajoute à celle qui oppose Bonavia à sa hiérarchie et rend quasiment impossible le fait de trouver une solution à l’épineux problème de la mafia. Tous ne tirent pas dans le même sens, et c’est précisément ce qui rend stérile la séparation des pouvoirs. Damiani ne fait pourtant pas grand mystère du personnage qu’il soutient, ou du moins de celui qui a le plus de chance d’arriver à son but. Bonavia est cet homme là. De là à dire que Damiani prône un totalitarisme de gauche, il n’y a qu’un pas, surtout que le réalisateur avait déjà prêché la violence révolutionnaire dans son magnifique western El Chuncho (qui devait beaucoup à son scénariste Franco Solinas, un coco pur jus revendiqué comme tel). Mais à la différence des polars sécuritaires, Confession d’un commissaire de police au procureur de la République ne met pas en avant la violence gratuite et le rétablissement de l’ordre par la mise en place d’un système policier. Il met en avant une situation donnée, celle de la Sicile et de la mafia qui y règne en classe aisée, et ériger les méthodes de Bonavia en principe absolu de gouvernement serait faire fausse route. On ne sent pas que Bonavia agit ainsi par plaisir. Mais, dans un contexte où les hauts fonctionnaires sont corrompus (et non faibles ou cadenassés par la loi comme peuvent le dire certains polars), il n’y a pas d’autre moyen. Il y risque sa réputation, sa peau, et il doit encore rendre des comptes à des moralisateurs tels que l’inefficace Traini. L’absence de sentimentalisme s’inscrit également en rupture d’avec les films sécuritaires “de droite”, dont l’une des tendances est justement de pratiquer une espèce de chantage moral pour faire passer l’idée de vengeance du pauvre type que les pouvoirs ne peuvent pas dédommager.
En même temps que les années de plomb s’intensifièrent, Damiano Damiani radicalisa donc son discours pour accoucher d’un film aussi austère que peut l’être son titre, mais qui a l’énorme mérite de prendre à bras le corps et sans démagogie un sujet de société qui posa -et pose encore, même si à un degré moindre- problème à tous les politiciens, de droite ou de gauche, perdus entre leur idéalisme, leur politique de l’autruche, leurs dérives néo-fascisantes et même leur corruption. Confession d’un commissaire de police au procureur de la République pose des questions et laisse entrevoir des réponses de gauche bien trempée, qui n’ont cependant pas la prétention d’apporter une solution définitive au problème de la mafia et de ses ramifications dans les échelons politiques et économiques. Le constat est assez sombre : il y a encore bien du chemin à parcourir, ce que l’on fera bien volontiers auprès de Damiani, qui une décennie durant se consacra prioritairement à des films tels que celui-ci.