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Que le spectacle commence – Bob Fosse

allthatjazz

All that jazz. 1979

Origine : Etats-Unis
Genre : Autobiographie semie-fictive
Réalisation : Bob Fosse
Avec : Roy Scheider, Jessica Lange, Ann Reinking, Leland Palmer…

Dès ses débuts à la fin des années 40, Bob Fosse souhaitait devenir le nouveau Fred Astaire. Chose faite à la fin des années 70, du moins sur les planches de Broadway. Mais Fred Astaire avait pour lui quelque chose de relativement méconnu de Fosse : une pléthorique activité pour le cinéma en temps qu’acteur, qui n’en doutons pas explique encore à ce jour la différence de renommée entre Astaire et Fosse. Après quelques petits rôles dans les années 50, Fosse, devenu entre-temps un metteur en scène réputé, revint dans les studios hollywoodiens. Non comme danseur mais comme réalisateur, prolongation logique du métier de metteur en scène. En 1969, il se fit la main sur son premier film, Sweet Charity, transposition à l’écran de sa propre comédie musicale, basée sur une oeuvre de Fellini. Le même Fellini qui, dix ans plus tard, allait inspirer Fosse pour Que le spectacle commence, film à la démarche autobiographique semblable à celle de Huit et demi. Entre son premier film et celui-ci, Bob Fosse le réalisateur s’était fait connaître et reconnaître en signant deux oeuvres réputées : Cabaret avec Liza Minnelli et Lenny avec Dustin Hoffman. Dans ce dernier, Fosse y livrait déjà une biographie, celle de Lenny Bruce, un humoriste habitué des planches de one-man-show. A l’aune de Que le spectacle commence, il est légitime de penser que Lenny fut une répétition générale pour l’autobiographie de Fosse, lui aussi un artiste à la vie et à l’œuvre atypiques. Du reste, la période de la vie du chorégraphe ici narrée commence avec la postproduction de Lenny, sur laquelle le réalisateur piétine, incapable de parvenir à un montage satisfaisant. Bob Fosse est interprété par Roy Scheider, sous le nom de Joe Gideon, et Dustin Hoffman, qui aurait dû logiquement reprendre le rôle de Lenny (ou plutôt de Davis Newman, nom employé ici) est remplacé par Cliff Gorman, interprète du rôle dans la comédie musicale de laquelle le film fut tiré. Certains y virent le signe d’une insatisfaction de la part de Fosse quant à son propre film. Le sujet reste en suspens. Nonobstant les noms modifiés et donc cet écart vis-à-vis de Lenny, il ne fait pourtant aucun doute que Que le spectacle commence soit une autobiographie.

Joe Gideon est Bob Fosse, physiquement, professionnellement et personnellement. Son entourage est également le sien, dominé par une ex épouse (Leland Palmer, rien à voir avec Twin Peaks), une petite fille (Erzsebet Foldi) et une concubine (Ann Reinking, véritable copine de Bob Fosse). Si la pièce mise en scène par Joe a été inventé pour les besoins du film, sa nature fait écho au style artistique de Fosse. Il s’agit d’AirRotica, une comédie musicale sulfureuse excellemment mise en scène (et sur laquelle le film s’attarde longuement) simulant les rapports entre clientèle et membres d’équipages. Que le spectacle commence a donc tout pour illustrer la vie de Bob Fosse. Mais, tel le Fellini de Huit et demi, le chorégraphe ne se contente pas de transcrire platement une certaine époque de sa vie à l’écran. Son film ne se prête pas tant aux faits qu’à la psyché de la personne concernée, et le réalisateur n’hésite pas pour cela à inventer des choses de toute pièce et même à s’approcher tout près du fantastique. Que le spectacle commence est conçu de façon très particulière : les scènes réalistes sont entrecoupées par un entretien très onirique avec une dame tout de blanc vêtue, très lumineuse, questionnant Joe Gideon sur son existence. Cette charmante dame blanche, d’un naturel très amical, semble dès le départ être un ange venu jauger un prétendant au Paradis. La présence d’Angelique, puisque tel est son nom (Jessica Lange la bien-nommée, en quête de rachat après les injustifiées critiques subies pour King Kong), laisse à penser que tout le film n’est que le flash back de la vie d’un homme sur son lit de mort. Mais à l’inverse de ce qui se pratique d’habitude, Fosse n’introduit pas clairement ses flash backs, et le retour à la réalité se fait brutalement, suivant ces entretiens qui eux-mêmes interviennent de façon très irrégulières, parfois par l’intermédiaire d’un seul plan quasi subliminal sur le visage de Jessica Lange. A cela s’ajoute un flagrant manque de repères temporels donnés aux spectateurs, avec des scènes s’enchaînant sans transition. Cette structure, très habilement gérée et ne perdant jamais son public en chemin (la narration reste limpide et jamais labyrinthique) nous plonge corps et bien dans la vie très mouvementée de Joe Gideon, évitant toute baisse de tension qui aurait été très dommageable dans l’optique qui était celle de Bob Fosse, désireux de faire partager non sa vie mais la façon dont il l’a toujours conçu. Ainsi, à l’aide du montage, le spectateur est pris dans un véritable tourbillon nommé Joe Gideon.

Hyperactif et perfectionniste, l’homme ne se laisse aucun répit. Depuis ses premiers pas sur les planches d’un cabaret où il fut humilié par des strip-teaseuses, son art est sa vie, et autant son ex femme que sa fille et sa présente copine sont toutes trois mêlées de près au monde de la comédie musicale, duquel elles ne peuvent sortir sous peine de voir Joe leur échapper définitivement. Ainsi, les discussions de famille les plus sérieuses ne peuvent avoir lieu que sous l’égide de la comédie musicale. Joe est un drogué du travail, et il ne tient que par le sexe à tout va (avec des danseuses bien entendu), par les cigarettes fumées à la chaîne et par la musique, toujours présente en fond sonore. Pourtant, il n’est pas un personnage antipathique. Il aime sincèrement sa famille, il a conscience de l’égoïsme dont il fait preuve, mais sa nature ne lui permet pas de se détacher un seul instant de la boulimie du travail artistique. Son perfectionnisme le conduit aussi à se montrer assez ignoble avec certaines danseuses. Sa vie est elle-même un spectacle. Un petit montage intervenant régulièrement, toujours à l’identique, est là pour le rappeler : de courts plans de sa vie quotidienne (douche, médicaments, musique…) défilent rapidement pour se terminer par Joe déclarant dans une loge et devant un miroir “It’s show time, folks” (“que le spectacle commence“). Toute la première partie du film est caractérisée par cette frénésie artistique, très rondement menée par un Bob Fosse qui parvient même à faire oublier aux réfractaires qu’ils assistent à une comédie musicale, dont les chansons mi jazz mi disco peuvent ne pas plaire à tout le monde. Il est vrai que les numéros musicaux trouvent ici toutes leurs justifications dans l’univers même dans lequel évolue le personnage. Au même titre, les interludes impliquant Jessica Lange trouvent eux aussi leurs justifications : ce sont les seuls moments paisibles, renforçant l’idée qu’ils sont des fantasmes d’un Joe Gideon sur son lit de mort. Fosse vend donc la mèche dès le début du film : Joe mourra, ou tout du moins sera à un moment entre la vie et la mort. Chose rendue inéluctable par le mode de vie du chorégraphe. La crise cardiaque qui marque la seconde partie du film n’est donc pas une surprise, et Fosse se permet même de rire de sa propre mort, continuant à montrer son alter-ego filmique en train de s’activer alors même qu’il se trouve à l’hôpital après l’apparition de quelques symptômes.

C’est alors que le film s’inverse : les scènes oniriques deviennent prédominantes et agitées, tandis que la vraie vie devient beaucoup plus morne en l’absence de l’homme autour duquel gravitait toute la troupe de AirRotica en attente du début de leur représentation. Notons au passage que si Fosse se reconnaît des erreurs, principalement la gestion de sa vie familiale, il se donne tout de même une bien belle image, toujours préférable à de la fausse humilité. Et il s’aventure aussi à imaginer les magouilles faites sur son dos de mourant par ses financiers, épaulés par son rival de toujours (joué par John Lithgow). Mais cela relève de l’anecdotique, et le réalisateur ne s’aventure pas sur ces terrains trop politiques pour lui ressembler. Il préfère se lâcher dans des numéros fantasmés, réunissant tous les proches de Joe dans le délire de celui-ci. Sur son lit, il assiste à des chorégraphies surréalistes mettant en scène sa famille, venue lui faire part non sans émotion (témoignant de l’amour qu’ils lui portent) de tous les travers dont il se rendit coupable durant sa vie. Le metteur en scène n’est autre que Joe lui-même, ou tout du moins une version en pleine santé ne s’adressant pas tant aux comédiens qu’au Joe alité et pour une fois incapable d’agir. Ce sont donc tous les regrets de sa vie qui défilent devant ses yeux. Il faut bien admettre que tout ceci n’apporte pas grand chose à ce que Fosse développait déjà dans la première moitié du film. En revanche, la démesure des numéros musicaux s’amplifie, aboutissant à des scènes d’une réelle beauté plastique, surpassant celles des répétitions de AirRotica. L’humour s’y fait encore davantage sentir, mais s’accompagne d’une tristesse sous-jacente, relative au sentiment de regret. Le mérite de Fosse est de ne pas tomber dans la rédemption : bien qu’admettant ses erreurs (enfin celle de son personnage), il ne renie en rien ce que fut sa vie bien remplie, et il ne résiste pas devant l’envie de remettre une couche de musique dans les derniers instants de lucidité de Joe.

Que le spectacle commence est à Bob Fosse ce que Les Feux de la rampe fut à Charlie Chaplin. Un récit aux connotations autobiographiques des plus évidentes, dans lequel le réalisateur imagine sa propre mort d’une façon très apaisée en fonction de ses propres conceptions de la vie. Homme excessif dans tous les domaines, Fosse ne pouvait pas donner au film évoquant sa mort une autre allure que l’intensité dont il fait preuve avec une grande maîtrise du découpage et du montage (appréciable chez un homme relativement novice en cinéma). Huit ans avant de mourir tel qu’il le montre dans le film, Fosse avait déjà fait le bilan de sa propre vie, et son film devient une admirable catharsis lui permettant de concevoir son trépas avec une sérénité certaine.

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