Lune noire – John Steinbeck
The Moon is down. 1942Origine : Etats-Unis
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Pendant la Seconde Guerre mondiale, John Steinbeck est journaliste de guerre, mais il ne cesse pas moins d’être un écrivain de lutte. L’Europe est occupée, et la résistance des peuples, idée essentielle chez Steinbeck (tout de même auteur des Raisins de la colère), est plus que jamais nécessaire. Lune Noire n’est en réalité nul autre qu’un court (à peine 160 pages en format poche) manifeste de résistance destiné avant tout aux peuples occupés. Bien sûr, les nazis ne laissèrent pas publier le roman en Europe, mais en revanche les maisons d’édition affiliées à la résistance (en France Les Editions de Minuit) ne se privèrent pas pour le faire circuler sous le manteau. Une pratique qui symboliquement s’inscrit dans le point de vue développé par Steinbeck dans le livre, où il affirme que conquérir un territoire n’est pas conquérir un peuple, et que ceux-ci, même sous la menace des armes, ne peuvent jamais être brisés.
L’histoire se déroule dans une ville du Nord de l’Europe, probablement en Norvège, et plus particulièrement dans une petite ville du bord de mer investie par les allemands en raison de sa prolifique production de charbon. La ville est occupée par les allemands dirigés par le colonel Lanser et aidés par le travail préparatoire de Corell, un habitant du coin. Les profils de ces occupants sont divers : Lanser est un vieux gradé pessimiste, un vétéran de la Grande Guerre sachant pertinemment que sa mission ne sera pas des plus évidentes malgré l’apparente tranquillité de la petite ville. Il y a aussi et entre autres le commandant Hunter, ingénieur besogneux, le capitaine Loft, un jeune idéaliste hitlérien, ainsi que les Lieutenants Tonder et Prackle, deux jeunes soldats romantiques sans grande formation de terrain. Dans le camp des civils se trouvent le maire Orden, son ami le Docteur Winter, sa cuisinière Annie, son majordome Joseph ainsi que Molly Morden, veuve du premier fusillé.
La résistance vue par Steinbeck n’est pas une résistance planifiée, organisée en brigades avec un commandement clair. Elle se trouve réduite à l’échelle du village, et se montre inhérente à chaque habitant (ce en quoi le livre se montre propagandiste). Bien que ne disposant pas tout de suite d’armes à feu et d’explosifs, les habitants, après une courte période d’hébétude, entrent très vite en résistance. Celle-ci est une action liée au sentiment de liberté : on peut conquérir un territoire, mais on ne peut pas vaincre une population. Pas besoin de faire sauter une voie ferrée. Contrairement à l’usage des oeuvres de guerre, Steinbeck ne montre pas les allemands sous leurs aspects doctrinaires hystériques. Derrière les uniformes se cachent des hommes, loin de chez eux, loin de la description des surhommes aryens. Des hommes avec des sentiments et des besoins humains. Telle est leur principale faiblesse, que le maire Orden et ses concitoyens ne se forceront même pas à exploiter, tant le processus naît de façon naturelle, sans concertation. L’ennemi sera mentalement isolé, et dans son occupation quotidienne, il ne rencontrera que le mépris, que la haine passive. Aucun lien humain ne se créé entre les allemands et le peuple asservi, et cet isolement poussera les soldats les plus fragiles au bord de la dépression. Pas de femmes, pas d’amis, seul subsiste l’ordre militaire de leur régiment. A l’isolement succède aussi la peur de ces gens sans armes, faisant ressentir aux conquérants qu’il n’est pas chez lui, qu’il ne le sera jamais et qu’il doit se méfier de tout le monde. Assassiner de l’allemand n’est pas une tâche prioritaire, mais c’est cela dit une réaction naturelle aux provocations, aux ordres illégitimes. Le mari de Molly Morden sera le premier à assassiner un allemand. Il sera le premier fusillé, et ne sera pas le dernier. Mais à chaque nouveau meurtre la haine ne fait que s’intensifier, rendant invivable la vie de ces soldats allemands. Le peuple n’a même pas besoin de chef, tant sa résistance est inscrite en lui. Steinbeck ne cède jamais à l’action, se contentant de dévoiler l’évolution psychologique des envahisseurs au fil du temps qui passe. Tous les chapitres sont structurés de la même façon : d’abord une description globale de l’état de la ville, puis les réactions des personnages. Tandis que la peur gagne les allemands et les pousse à fusiller à tout va, la froide détermination des citadins asservis s’accroît. Du début à la fin, les évènement du livres apparaissent d’une logique implacable. Même lorsque les anglais feront parachuter des explosifs, le rythme ne s’emballera pas et le roman restera très calme, très posé, à l’instar des résistants. Là aussi, cela s’inscrit dans une progression logique. Steinbeck fait ouvertement référence aux écrits de Socrate, décrivant ce sentiment de résistance inéluctable : “Je vous prophétise à vous qui êtes mes meurtriers qu’aussitôt après mon départ un châtiment beaucoup plus sévère que celui que vous m’infligez vous attendra sûrement“. Occuper un pays n’est pas propre à la seconde guerre mondiale, et si celle-ci est clairement mentionnée pour la forme (références au Führer, à l’endoctrinement des soldats allemands à qui ont promettait d’être accueillis par des rues fleuries), le livre de Steinbeck dépasse de loin ce simple cadre pour faire office de manifeste des peuples asservis. La nature humaine va dans leur sens, avec ce légitime besoin de liberté que ne saurait faire taire les armes, bien au contraire. Dépourvu de liens humains, l’ennemi s’effondre, panique et ne sait que fusiller, renforçant la haine à son égard. C’est dès le départ ce que sait l’expérimenté colonel Lanser, qui tente autant que faire se peut de préserver la fierté des norvégiens. Mais les ordres d’en haut, coupés du terrain, sont formels et ne tiennent pas compte de la réalité humaine tant des occupés que des occupants. Une constante dans l’histoire des occupations (les vagues de décolonisation suivant la fin de la guerre n’en sont que d’autres exemples). C’est précisément grâce à ce côté généraliste sur l’Histoire que Lune noire dépasse son statut d’excellent roman de Seconde Guerre mondiale pour devenir une œuvre aussi forte que Les Raisins de la colère. Steinbeck y exprime sa foi envers les peuples, dont les volontés ne peuvent être jamais écrasées et qui, bien plus que les évènements historiques artificiels (tels les guerres) sont les vrais rédacteurs de l’Histoire.