Minuit 2 – Stephen King
Two past midnight. 1990Origine : Etats-Unis
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Alors qu’il se trouve en tant que passager à bord du vol 29 d’American Pride à destination de Boston, le tout juste veuf commandant Brian Engle s’endort puis se réveille pour se rendre compte qu’il n’y a plus que quelques passagers à bord de l’avion. Même l’équipage a disparu. Après concertation, il semblerait que tous ces survivants ont pour point commun d’avoir été endormis au moment où “l’évènement” s’est produit. Grâce à la présence du commandant Engle, ils peuvent malgré tout reprendre le contrôle de l’avion. Compte tenu de l’absence totale de liaison radio, ils décident de se poser à Bangor, dans le Maine, là où l’atterrissage présente moins de risques qu’à Boston. A terre, nos infortunés voyageurs découvrent un monde vidé de ses habitants autant que de sa substance. Leur théorie est que leur avion est passé à travers une brèche temporelle et qu’ils se trouvent dans un passé proche. Comme si cela ne suffisait pas à leur malheur, l’un d’entre eux est devenu fou, et, pire encore, un bruit étrange va en s’intensifiant. Il s’agit des langoliers, les dévoreurs de monde. Il va sans dire qu’il leur faut absolument trouver un moyen de repartir au plus tôt.
Pour la première des quatre histoires -ou novellas- du cycle Minuit (divisé en France, du moins pour les éditions de poche, en Minuit 2 et Minuit 4) Stephen King fait dans la science-fiction, et plus exactement dans une vaine digne de La Quatrième dimension, c’est à dire qu’elle repose sur l’étrangeté d’un postulat davantage que sur la fiction pure. Un registre toujours extrêmement attractif, mais qui n’est pas sans pièges : trouver un sujet original est très bien mais encore faut-il parvenir à aller au-delà de cette idée de départ. Et disons-le tout de suite : King s’en sort plus qu’honorablement. En situant son intrigue dans le milieu aérien, propice à rajouter le danger technologique (car une fois en vol, il n’y a plus de possibilité de survie en cas d’erreur) aux dangers de l’autre monde, l’auteur utilise à plein le facteur suspense et développe un second enjeu pour ses protagonistes, qui en même temps que les découvertes sur ce nouveau monde doivent trouver une solution pour faire décoller l’avion dans les plus brefs délais. Comme il le dit dans son avant-propos, King a effectué des recherches sur la navigation aérienne, et cela joue un rôle crucial dans la réussite de sa nouvelle. Plongé dans un cadre crédible -sans non plus fourmiller d’aspects techniques-, le lecteur peut alors se placer lui-même dans le contexte étrange qui est celui de ce voyage dans le temps. Moins crédible, “Les Langoliers“ aurait complétement gâché son idée de départ et le côté “Quatrième dimension” se serait retourné contre lui. Ne se contentant pas non plus de ce défi aérien, King utilise également un personnage représentant un danger à lui seul, un banquier devenu fou d’autant plus menaçant que son instabilité tranche avec le calme absolu de cet aéroport hors du temps. Isolé des autres voire caché, il occupe toute proportion gardée la fonction que joue Michael Myers dans le premier Halloween, à ceci près qu’il n’est donc pas le seul danger. La venue prochaine des langoliers en est un autre, encore qu’à vrai dire leur absence jouent contre eux… L’intrigue est déjà suffisamment pleine d’enjeux pour que l’on ne prête pas trop tôt une trop grande importance à ces monstres. Il faut aussi dire que King excelle dans la description de ce monde sans vie, fade et stérile. Au-delà du passager fou, au-delà des questions que se posent les personnages sur leur retour, c’est même probablement la plus grande réussite de cette novella. L’étrangeté de cette situation implique une foule d’interrogations, qui s’inscrivent finalement dans une veine ancienne, celle des explorateurs d’un nouveau monde. Le mélange entre cet aspect, celui de La Quatrième dimension et les touches de modernité fait des “Langoliers” une œuvre captivante de bout en bout.
Pourtant, tout cela n’est pas sans un défaut majeur : les personnages, et leur aspect trop artificiel. Qu’un commandant de bord soit justement endormi lorsque l’avion est passé par la fissure temporelle, cela est certes une grosse coïncidence, mais on ne saurait le reprocher à King. D’une part sans cette grosse ficelle la nouvelle n’aurait tout simplement pas existé, et d’autre part les autres personnages, et notamment le fou paranoïaque, persuadé que la présence du commandant Engle est la preuve d’un complot, permettent à King de s’excuser lui-même de cette facilité. Que ce personnage existe est légitime. Par contre, on ne peut que se montrer perplexe face aux autres survivants. Tous sont trop convenus pour convaincre. Paradoxalement, alors qu’il parvient à rendre tangible un monde qui sonne faux, ce sont bien ces personnages qui sonnent faux dans la nouvelle. Chacun dispose d’un rôle couru d’avance, et très tôt deviné par sa personnalité, par sa profession, etc… Ainsi, l’agent secret britannique est tout désigné pour maintenir l’ordre et le sang-froid dans la troupe. L’institutrice célibataire se charge légitimement de la petite aveugle, dont le handicap permet bien entendu de mettre en avant ses autres capacité sensorielles voire surnaturelles. Le jeune ado timide qui dans ses fantasmes est un pistolero du far west trouvera l’occasion d’affirmer son héroïsme, avec pour conséquence de séduire l’autre ado, une fille toxicomane qui a justement besoin d’être épaulée. Et puis il y a bien entendu les personnages totalement quelconques, qui sont appelés au mieux à mourir. Même le passager endormi tout au long de la nouvelle aura un rôle à jouer à la mesure de ce qu’il incarne. Si l’on ajoute à ça les relations qui se nouent entre chaque personnage, amitié ou amour, cela fait bien trop de stéréotypes. Dommage que King ait cédé à ces facilités, car sa nouvelle avait pourtant tout pour être une pépite.
La seconde nouvelle, “Vue imprenable sur jardin secret”, est totalement différente. Dans son avant-propos, King la rattache à Misery (qui traite du “haut degré d’emprise que peut atteindre la fiction sur l’esprit du lecteur“) et à La Part des ténèbres (“le degré d’emprise que peut atteindre la fiction sur l’auteur“). “Vue imprenable sur jardin secret” serait les deux à la fois.
Après son divorce, l’écrivain Mort Rainey s’est installé en solitaire dans un patelin isolé du Maine. Confronté au syndrome de la page blanche, il a pourtant des ennuis bien plus importants : un dénommé John Shooter est venu de son Mississippi pour lui faire avouer le plagiat d’une de ses nouvelles, baptisée “Vue imprenable sur jardin secret”. Mort nie en bloc, et peut prouver sa bonne foi grâce au magazine dans lequel est parue sa propre nouvelle, deux ans avant que Shooter n’ait écrit la sienne. Mais ledit magazine est resté là où vit son ex-épouse. Et jusqu’à ce qu’il ne l’ait vu de ses yeux, Shooter n’a pas fini de persécuter l’écrivain.
Encore une fois, King parle donc du métier d’écrivain, profession à laquelle échoit la tâche de retranscrire la “vue imprenable sur jardin secret”, c’est à dire d’aborder la vie sous un angle inédit. “S’asseoir devant une machine à écrire ou prendre un stylo est un acte physique ; son analogue mental consiste à regarder par une fenêtre que l’on a presque complètement oubliée, une fenêtre qui vous propose une vue habituelle sous un angle entièrement différent… Un angle qui rend le banal extraordinaire. Le travail de l’écrivain consiste à regarder par cette fenêtre et à rapporter ce qu’il voit“. Et King ajoute : “Mais parfois, la fenêtre se fracasse. C’est cela, plus que toute autre chose, qui constitue le moteur de cette histoire : qu’arrive-t-il à l’observateur lorsque la fenêtre qui sépare réel et irréel explose et que les morceaux de verre commencent à voler en tous sens ?“.
En gros, en guise de préambule, King dissèque lui-même sa nouvelle… Et dès le premier chapitre, il dévoile ce qui l’a fait éclater : John Shooter. Celui-ci est le point de convergence de divers éléments purement personnels, d’un tourbillon privé dont l’origine remonte bien avant Shooter, et même bien avant le traumatisme de Mort provoqué par la vision de sa femme au lit avec un minable agent immobilier. Comme n’importe qui, un écrivain renferme des complexes, des choses honteuses, des névroses, qu’il maintient à distance dans ces histoires… Mort autant qu’un autre, sinon plus, et avec l’épisode de Shooter, conjugué à son aridité créatrice, la marmite explose comme on dit, et tout s’extériorise dans un fantasme qui ne pouvait qu’être celui d’un écrivain. La nouvelle déroule en fait le passé et les traumatismes de son héros de telle façon qu’il devient une proie de choix pour son tourmenteur. Avec les nombreuses coïncidences qui le rapprochent de ces traumatismes, Shooter ne peut qu’être le passé de Rainey qui revient à la charge. L’accusation de plagiat, péché mortel de l’écrivain, est le prétexte pour le plonger dans un purgatoire dont il ne sortira qu’avec le jugement de Shooter, lié au fameux magazine à retrouver.
Condenser les propos de Misery et de La Part des ténèbres en une novella est une idée curieuse… Et bien entendu, le résultat est assez frustrant : le faisceau de coïncidences nous entraînant vers le final est un peu trop évident pour constituer un puzzle, ce qui était l’objectif de King (il emploie lui-même ce terme). Ce qui reflète assez bien l’incongruité d’un avant-propos qui nous donnait déjà toutes les clefs de la réussite d’une telle histoire.
Par contre, sur un strict point de vue “thriller”, “Vue imprenable sur jardin secret” est tout à fait réussi. En faisant monter progressivement la paranoïa de Mort Rainey, chose palpable grâce à une narration interne -mais pas à la première personne- King créé un sentiment d’angoisse allant crescendo. Le climat de persécution est d’autant plus frappant que l’auteur gère très bien le personnage de Shooter, qui n’intervient somme toute que rarement, restant à l’écart de toute autre société que celle de Mort Rainey, mais dont chaque apparition, qu’elle soit physique ou au téléphone, prouve la détermination. Une chose aussi banale que récupérer un magazine devient source de tension, à la fois pour la menace constituée par Shooter et pour la santé mentale de Rainey, pris dans un tourbillon et incapable de s’en échapper. Il y a quelque chose d’hitchcockien dans cette histoire, et King s’en tire fort bien.
Les deux nouvelles composant Minuit 2 ont pour point commun de montrer que King peut aussi se montrer très à son aise dans la science-fiction “brute” et dans le thriller. En revanche, il échoue là où ne s’y attendait pas forcément : dans le traitement des personnages. Pas trop grave dans le cas des “Langoliers”, mais un peu plus inquiétant dans celui de “Vue imprenable sur jardin secret”. Lui qui avait toujours excellé à parler du métier d’écrivain semble être pour l’heure à court d’idée sur le sujet. Son ambitieux objectif de boucler la trilogie informelle commencée par Misery et La Part des ténèbres n’est en fait rien d’autre que la preuve qu’il commence à tourner en rond. Après tout, l’écrivain “hanté” était déjà de mise dans Shining et dans Ça et la présente nouvelle n’est rien d’autre qu’un condensé de ce que King avait déjà dit ailleurs avec moins de fil blanc. Si l’on ajoute à cela la présence dans Minuit 4 d’une nouvelle telle que “Le Molosse surgi du soleil”, annonciatrice de la fin de Castle Rock de Bazaar, tout le cycle Minuit prend l’allure d’une fin d’époque. King va devoir passer à autre chose, et il prouve malgré tout qu’il a encore le talent pour.