CinémaThriller

New York, 2 heures du matin – Abel Ferrara

Fear City. 1984.

Origine : États-Unis
Genre : Hot in the City
Réalisation : Abel Ferrara
Avec : Tom Berenger, Billy Dee Williams, Melanie Griffith, Jack Scalia, Rae Dawn Chong, John Foster, Joe Santos, Janet Julian.

Matt Rossi et son ami Nicky Parzeno règnent sur le monde de la nuit. A la tête de leur agence de stripteaseuses, ils fournissent les clubs du quartier de Manhattan en effeuilleuses dont les prestations appréciées assurent un taux de remplissage et de consommations élevé. Leur affaire marche tellement qu’elle n’a pas à souffrir des histoires de cœur de Matt, inconsolable depuis que sa romance avec Loretta – leur danseuse vedette – a pris fin. Lorsqu’un maniaque agresse brutalement l’une de leurs employés, les deux associés font le dos rond. Mais lorsque ces agressions viennent à se multiplier allant jusqu’au meurtre, leur entreprise commence à tanguer. Effrayées, les filles n’osent plus sortir de chez elles tant que ce maniaque écume les rues. Matt et Nicky tentent bien de régler le problème à leur façon mais cela n’aboutit qu’à un fâcheux impair. De son côté, la police s’embourbe, ne sachant comment appréhender cette vague d’agressions. S’agit-il simplement de filles choisies au hasard ou le maniaque vise t-il directement Matt Rossi à travers elles ? L’inspecteur Al Wheeler penche pour la seconde option. Mais face au manque de coopération du principal concerné, il ne peut que constater les dégâts face à ce manque criant de piste.

On pourrait longuement disserter sur le degré de pertinence de certains retitrages français sans parvenir à aboutir à un consensus. Je-m’en-foutisme caractérisé ? Taux d’alcoolémie élevé ? Concours du retitrage le plus impersonnel ? Les supputations vont bon train mais de réponses, point. Derrière ce New York, 2 heures du matin, qui tient davantage de l’insert géographique et temporel pour situer l’intrigue que du titre accrocheur, se cache le troisième film d’Abel Ferrara, si l’on met de côté son incursion dans le milieu pornographique. Un film qui marque une rupture dans sa filmographie. New York, 2 heures du matin permet à Abel Ferrara de quitter le circuit indépendant pour travailler au sein d’une major, en l’occurrence la Twentieth Century Fox. Premier changement de taille, cette intronisation dans le milieu des gros studios lui donne accès à des comédiens plus identifiables auprès du grand public, de Tom Berenger (Les Chiens de guerre, Les Copains d’abord) à Billy Dee Williams (L’Empire contre-attaque, Les Faucons de la nuit) en passant par Melanie Griffith (La Fugue, Roar). Cependant, de par son sujet (des agressions à l’arme blanche), le milieu exploré (les clubs de striptease) et son approche frontale de la nudité et de la violence, le film donne des sueurs froides à la Fox qui se désengage. Revendu à la compagnie indépendante Aquarius Releasing, New York, 2 heures du matin sera d’abord exploité en Europe, après un passage au marché du film de Cannes, avant de connaître une sortie en catimini et en réseau restreint à New York au mois de février 1985. Abel Ferrara n’était pas encore la bête de festival qu’il allait devenir mais l’importance de l’Europe dans sa reconnaissance en tant que cinéaste commençait à prendre du poids, confirmant l’adage selon lequel nul n’est prophète en son pays.

Pur cinéaste new yorkais comme ont pu l’être avant lui Woody Allen et Martin Scorsese, Abel Ferrara a un rapport particulier avec sa ville teinté à la fois de fascination et de répulsion. Le New York du début des années 80 n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. A l’époque, la mégapole connaissait un taux de criminalité particulièrement élevé qui en faisait une ville dangereuse, en dépit des efforts répétés de Paul Kersey pour y remédier. 1981, année de la sortie de L’Ange de la vengeance, a même été considérée comme l’année la plus violente. Manhattan, et plus particulièrement le quartier de Times Square, était alors le repaire des trafiquants de drogues et des malfaiteurs de tous poils. On y trouvait aussi de nombreux peep-shows et des cinémas pornos. New York, 2 heures du matin s’en fait bien évidemment le reflet mais relègue ça en toile de fond. Ces éléments servent à donner de la consistance à l’intrigue, une certaine authenticité, sans non plus l’enfermer dans une posture naturaliste comme ce sera davantage le cas des années plus tard avec Christmas. Ainsi, l’emprise de la mafia se résume à une scène de repas entre un parrain et Matty, que certains observateurs lisent comme un lien de filiation unissant Abel Ferrara et Martin Scorsese, quand l’omniprésence de la drogue s’illustre par l’addiction de Loretta et ses visites répétées à son fournisseur. Abel Ferrara choisit avant tout de montrer le côté festif du Manhattan nocturne de cette époque. Il y a un côté bon enfant qui se dégage de ces groupes d’hommes en ébullition, les yeux pleins d’étoiles à la vue de ces demoiselles qui se déhanchent et s’effeuillent devant eux entre grâce et vulgarité, sans jamais tendre vers le nu intégral. Bon enfant dans le sens où ces spectateurs savent se tenir et profitent du spectacle à bonne distance des artistes. Abel Ferrara ne se pose pas en moraliste. Il ne juge pas ces pratiques que l’on pourrait qualifier d’avilissantes mais qui ne sont en réalité qu’une déclinaison consentie du monde du spectacle. Il prend au contraire un malin plaisir à “caresser” ses comédiennes par le truchement de sa caméra. Il ne se dégage pour autant aucune perversité dans sa manière de les filmer. Il se contente de nous les dévoiler dans leur quotidien, ce qui passe bien entendu par un peu de nudité. Il ne cherche pas non plus à sombrer dans le misérabilisme. Toutes ces danseuses sont maîtresses de leurs destins, travaillent dans de bonnes conditions (elles sont libres d’accepter ou de refuser un contrat) et jouissent d’un logement décent. Ces spectateurs conquis d’avance ne constituent donc pas une menace pour ces dames à la différence du tueur, lequel pourrait être apparenté à ces puritains fanatiques qui tentent de soumettre la société à leur vision ultra conservatrice du monde. On ignore cependant tout des motivations profondes qui ont poussé le maniaque à s’en prendre à des danseuses plutôt qu’à des prostituées, par exemple. Il mène une croisade teintée de sadisme (par ses grandes connaissances en anatomie, il commence par frapper ses victimes à des points non vitaux) dont il immortalise les grandes lignes dans un livre manifeste qui partage son titre avec celui du film dans sa version originale. Un croisé des temps modernes qui érige le culte de son corps comme un absolu, en cela bien en phase avec son époque. Et le dénuement de son appartement n’a d’égal que le vide de sa pensée. Ce maniaque ne sert en réalité que de caisse de résonnance aux tourments de Matt Rossi, le déclic qui permettra à ce dernier de solder définitivement les comptes d’un passé qui le ronge, quitte à le faire basculer dans un autre stade émotionnel, pas forcément plus reluisant.

Film charnière à plus d’un titre, New York, 2 heures du matin amorce un changement dans la continuité. Dans Driller Killer, Reno était un vecteur de violence, trouvant dans son expression l’inspiration qui lui manquait. Dans L’Ange de la vengeance, Thana subissait d’abord la violence avant de la propager à son tour en guise de représailles. Dans les deux cas, Abel Ferrara se plaçait du côté du tueur, occultant le sort des victimes. Ici, il agit à l’inverse, se focalisant sur les conséquences des diverses agressions perpétrées par le maniaque. Ce dernier met le quartier en ébullition, générant par ses actes une coalition improbable de gens qui œuvraient avant tout pour leurs propres intérêts en une chasse à l’homme qui renvoie au M le maudit de Fritz Lang. A la différence notable que Abel Ferrara se désintéresse de la psyché de son tueur, figure du Mal dans son incarnation la plus arbitraire, pour mieux se focaliser sur Matt Rossi, personnage en quête de rédemption. Il orchestre autour de ces deux pôles tout un jeu d’oppositions. L’un incarne la pulsion de mort, tuant sans affect, lorsque l’autre est rongé par la culpabilité ; le maniaque verse dans les arts martiaux asiatiques quand Matt se révèle un ancien boxeur. Avant leur inévitable confrontation, Abel Ferrara relie les deux personnages par le biais du montage, le premier meurtre étant éludé au profit du réveil en sursaut de Matt saignant du nez. Comme un lien de sang unissant deux personnages qui ont fait de la violence leur raison d’être, même si Matt l’exerçait dans le cadre réglementé du noble art. A ce titre, la fin achève de brouiller les cartes entre les deux personnages puisque la quête rédemptrice de Matt, abondamment exposée via des flashback envahissant, trouve une issue inattendue. Elle sonne comme une acceptation de sa part sombre sous le regard désabusé de l’inspecteur Wheeler, impuissant face à celui qui gagne ses galons de héros pour l’acte qu’il vient de commettre. Matt n’a pourtant rien d’héroïque. Il n’agit pas par grandeur d’âme, et encore moins par soif de justice. Ce dernier combat, il l’entreprend pour sauver Loretta, chevalier servant d’une princesse des rues rongée par le manque – de drogue et de l’amour de Matt. Matt qui est une victime économique des agissements du maniaque puisque les agressions répétées de ses danseuses entraînent un manque à gagner mettant à mal sa petite entreprise. Dans le cadre étriqué du thriller, Abel Ferrara traite en creux des États-Unis et annonce les changements à venir dans la Grosse Pomme. Matt et son ami Nicky préfigurent ces yuppies qui vont essaimer en Amérique, incarnant une certaine réussite individuelle au détriment du partage collectif. Matt et Nicky ont une boîte à faire tourner et tentent par tous les moyens de contenter une clientèle exigeante (l’hilarant patron de boîte Mike) en dépit de leurs difficultés, quitte à rogner sur la qualité des prestations. Ce ne sont pas pour autant des hommes sans coeur. Ils s’enquièrent de l’état de santé de leurs employées et ne sont pas du genre à les abandonner au moindre problème. New York, 2 heures du matin est un film entre deux époques, entre deux moments clés de l’histoire de New York, illustrant en quelque sorte ses années punks avant son passage à la variété plus consensuelle qui fait aujourd’hui de la ville une destination phare du tourisme de masse.

Il était à craindre que Abel Ferrara s’assagisse sous l’égide d’un grand studio. Il n’en a rien été. Le cinéaste conserve son style et sa vision du monde, aidé de son vieux complice Nicholas St. John au scénario, même si cette fois au service d’une intrigue plus balisée bien que porteuse de quelques-uns de ses thèmes de prédilection. Il est encore un jeune cinéaste à l’univers en construction dont le talent ne demande qu’à s’épanouir. Mais sa carrière est définitivement lancée trouvant à la télévision un terrain de jeu inédit (la série Deux flics à Miami dont il réalisera deux épisodes, le téléfilm Le Justicier de la route, le pilote de la série Les Incorruptibles de Chicago) en attendant l’aboutissement, The King of New York.

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