L’Halluciné (aka The Terror) – Roger Corman
Lieutenant français égaré en Allemagne au cours des guerres napoléoniennes, André Duvalier trouve le salut grâce à une pimpante jeune fille nommée Hélène, qui ne le sauve de l’inanition que pour mieux le conduire à la quasi noyade dans la mer du nord. Une fois de plus secouru, cette fois par une vieille femme vivant dans la forêt avec son comparse Gustaf, André revient à lui pour s’entendre dire qu’il n’y a aucune jeune fille dans les environs. Il n’en croit pas un mot, lui qui vient de tomber fou amoureux et n’entend pas abandonner sa dulcinée. Toutefois, Gustaf, visiblement brimé par la vieille, lui confiera qu’un certain Erik pourra lui en dire plus au sujet d’Hélène, laquelle serait possédée et en quête d’assistance. André pourra la trouver au château du baron Von Leppe, que la vieille prétend vide. Une fois le château trouvé, André reçoit l’hospitalité du baron et de son serviteur, le rugueux Stefan. Et il croise la route d’Hélène, qui d’après le portrait affiché au mur ne serait autre qu’Ilsa, l’épouse du baron décédée dans de tragiques circonstances vingt ans auparavant…
Dans Hollywood Boulevard, Joe Dante et Allan Arkush faisaient une affectueuse parodie des productions Corman et de leurs coulisses. A quelques écarts près, principalement l’abandon entre-temps du code Hays et la nouvelle permissivité dont pu user et abuser la New World, le témoignage apporté par leur film vaut tout autant pour bien des films réalisés par Corman lui-même. On ne compte plus les tournages commandos qu’il entreprit au cours des années 50, lorsqu’il tournait à la chaîne des films principalement destinés au marché des drive-in. On aurait pu se dire qu’au cours des années 60, après avoir franchi quelques paliers en terme de reconnaissance, de budgets, de temps de tournage et d’ambition, Corman se montrerait désormais plus regardant sur ce qu’il allait fournir à l’AIP ou à d’autres studios. Puis vint L’Halluciné (que l’on trouve parfois en France sous son titre VO), qui s’avère être le plus rocambolesque de la longue et rocambolesque carrière de Corman. Hollywood Boulevard aurait pu se contenter de n’en être que le récit de sa production. Son origine remonte à 1963 et à la fin du tournage du Corbeau, au milieu du prestigieux cycle Poe entrepris par le réalisateur. Pris d’un crise de cormanite aigüe, le réalisateur trouva qu’il serait bien dommage de mettre au rencard des décors qu’il trouvait magnifiques. Et comme il lui restait deux jours pour en profiter, il commanda illico une vague ébauche de script à Leo Gordon, scénariste de La Femme guêpe et de La Tour de Londres. Au nez et à la barbe de l’AIP et de ses patrons James Nicholson et Samuel Arkoff, les producteurs du Corbeau, Corman improvisa ainsi un film pirate qu’il comptait leur revendre par la suite ! Projet que Nicholson, connaissant son bonhomme, devina assez tôt en voyant que dans les derniers temps du tournage du Corbeau, les décors n’avaient pas encore été remisés au placard. Pour accomplir sa roublardise, Corman put compter sur l’aide non négligeable de plusieurs fidèles : outre Leo Gordon, il prit avec lui Boris Karloff, qui, venu pour Le Corbeau, avait encore quelques jours à passer aux États-Unis avant de rentrer en Angleterre, ainsi que l’immortel Dick Miller, l’ex binôme de celui-ci Jonathan Haze (tête d’affiche de La Petite boutique des horreurs) et enfin Jack Nicholson, accompagné pour l’occasion de sa femme enceinte Sandra Knight.
En deux jours, sans trop savoir quoi faire de l’ébauche d’histoire que Gordon avait pu concevoir, Corman tourna autant de scènes qu’il put dans l’enceinte du château créé pour Le Corbeau, demandant même à ses acteurs d’enchaîner des scènes différentes dans une même prise. Mais cela ne suffisait pas, et c’est là que la production finit par s’emballer : ne pouvant tourner lui-même les scènes restantes, Corman se reposa sur une escouade de jeunes pousses lui étant attachées, envoyées à l’improviste et pour leur plus grand bonheur faire leurs premières armes de réalisateurs. A commencer par son assistant Francis Ford Coppola (chargé de tourner sur la côte de Big Sur, en Californie). Cinq autres réalisateurs vinrent se relayer pour mettre en boîte toutes les scènes nécessaires à un scénario réécrit en fonction des besoins. En dernier ressort, Jack Nicholson lui-même postula pour l’ultime session de tournage arguant que “tout le monde dans cette putain de ville a tourné un bout du film, alors je peux bien m’occuper du dernier jour“). Et parmi ces disciples, Dennis Jakob profita du matériel mis à disposition par Corman pour disparaître deux jours, histoire de travailler sur son propre film de fin d’études, retardant ainsi un peu plus la production de L’Halluciné… Ce que Corman, bon joueur, toléra de bonne grâce puisqu’il faisait lui-même la même chose avec le matériel et l’argent de l’AIP… Bref, L’Halluciné fut une production problématique, mais extrêmement emblématique de Roger Corman et de ses méthodes de formation à la dure, incitant ses hommes de confiance à répondre au plus pressant et même à optimiser le peu dont ils bénéficiaient, quitte parfois à truander. D’ailleurs toute l’équipe technique et artistique, réalisateurs comme scénariste ou acteurs, se devaient de s’adapter et de tenir le rythme (Karloff étant ici l’exception, puisque déjà malade, il devait assez vite repartir… quant à Jack Nicholson, il faillit périr noyé devant la caméra de Coppola). Pas étonnant à ce compte là que les collaborateurs de Corman lui furent fidèles, gagnés à la fois à ses méthodes, notoirement amusantes pour ceux qui s’y habituaient, et à la bonhommie dont il faisait preuve et qui trouvait d’ailleurs toujours un moyen de s’exprimer dans ses productions et de gagner leur public.
En fin de compte, à quoi tout cela a-t-il mené ? A un film gothique bien en dessous du niveau des films du cycle Poe, mais qui est malgré tout resté dans les anales pour deux raisons. L’une est purement commerciale, puisque L’Halluciné est, peut-être du fait de l’embrouille de sa production, tombé dans le domaine public. Ce qui a permis à n’importe quel éditeur de le placer sur le marché VHS puis DVD en prenant rarement la peine de le restaurer, ce qui ne contribue certes pas à le réévaluer. L’autre raison, liée à la première, est qu’il s’agit d’un film au casting très réduit : 6 acteurs, mais pas des moindres, dont le nom peut être un éminent argument de vente. Une star dans ses débuts (Jack Nicholson) et une légende de l’horreur (Boris Karloff), complétés pour les aficionados de Corman d’une autre légende (Dick Miller) et de deux autres réguliers de sa troupe de choc (Jonathan Haze et dans une moindre mesure Dorothy Neumann). Seule Sandra Knight, l’épouse de Jack Nicholson, demeure une inconnue pour à peu près tout le monde (encore qu’elle était déjà du casting de La Tour de Londres, de Corman, l’année précédente). Et ne nous mentons pas : le film, à l’origine une opportunité de revenus, ressemble désormais à un cadeau destiné aux amateurs des films de Corman et du cycle Poe. Un peu comme une chanson non finalisée intégrée comme bonus dans la réédition d’un classique rock. Pour être honnête, sa raison d’être est futile, mais il a malgré tout le mérite d’exister et de pouvoir offrir un peu plus de décors familiers et d’acteurs dont la présence est toujours un plaisir, d’autant que Dick Miller, l’éternel Dick Miller et ses 50 ans d’une carrière transformée en symbole de l’ère cormanienne, vient tout juste de nous quitter… Autant dire que la critique objective du film en lui-même pèse peu de choses face à ce qu’il incarne, à savoir un produit cormanien par excellence, dont les défauts nombreux et très criants n’atténuent en rien la sympathie qu’il suscite en amont.
Le premier de ces défauts, amplifié par l’exécrable copie sur laquelle se base cette critique, est d’être visuellement indigeste. On devine bien que les décors ont été travaillés, et que le réalisateur a la volonté de les exploiter au maximum (une grande partie du film n’est constituée que de Jack Nicholson explorant le château), mais la photographie se révèle incapable de les magnifier. Tout est beaucoup trop sombre et monotone pour lui donner l’éclat caractéristique du Corbeau, même si la mise en scène est pensée pour capturer le luxe passé de la demeure du baron Von Leppe. Que ce soit la vaste salle de réception, la crypte, le cimetière ou les chambres par nuits d’orages, tous les ingrédients habituels du cycle Poe et du cinéma gothique répondent présents dans la narration, mais ils demeurent absents dans le style. On pourrait faire retomber la faute sur le directeur photo, si tant est qu’il y en eut un (l’officiel, John M. Nickolaus Jr., officie habituellement pour les productions de Gene Corman, le frère de Roger), mais il est bien plus probable qu’en deux jours de tournage en intérieur il n’y eut pas le temps de peaufiner l’esthétique. Notons malgré tout que la boîte à couleurs utilisée par Corman dans l’un des sketchs de L’Empire de la terreur est revenue, pour apporter un apport minime de lumière kaléidoscopique rappelant que nous sommes toujours dans les années 60 et dans un film de Roger Corman. Car ce dernier, par delà l’aspect gothique, aimait alors plus que tout verser dans un style pré-psychédélique annonciateur de son The Trip. En explorant la psyché tortueuse de ses personnages, Corman versait dans un onirisme morbide qu’il mettait à l’occasion en avant par l’emploi de filtres déformants, de couleurs saturées ou d’outrances dans le jeu de ses acteurs. Rien d’aussi recherché ici, mais le principe est le même : la psyché tortueuse est celle du baron Von Leppe, qui vit dans son château comme dans un tombeau, un peu à la manière d’un Roderick Usher avant la chute de sa Maison. Sauf qu’au lieu de l’exprimer par ses méthodes habituelles, Corman se contente de charger la mule en ce qui concerne le mystère dissimulé derrière les personnages de Von Leppe, de Hélène / Ilsa et de la vieille femme du début. Il en fait même des tonnes, au point que le scénario, ne cessant de lever de nouveaux lièvres, a tôt fait de devenir confus voire incohérent jusqu’à un dénouement absurde tenant plus du tour de passe-passe.
Le contrecoup d’un tournage improvisé et d’un film qui s’est en fait organisé autour de rushs épars qu’il a bien fallu relier d’une façon ou d’une autre… On sent d’ailleurs que les acteurs eux-mêmes sont quelque peu perdus, bien qu’ils cherchent à mettre de la conviction dans leurs rôles respectifs (ce qui n’est pas sans faire ressortir davantage les défauts d’écriture, d’ailleurs). Stefan, le peu avenant serviteur de Von Leppe, est ainsi capable de menacer Duvalier dans une scène, puis, par la magie d’un nouveau rebondissement, de lui porter assistance dans la scène suivante… En fait, que ce soient les personnages, les scénaristes ou les spectateurs, personne ne comprend quelque chose et tout le monde avance à tâtons. Le spectre de Ilsa lui-même ne semble pas savoir ce qu’il fait là ni ce qu’il veut ! Et nous ne sommes même pas sûrs que ce soit bien un spectre (ce pourrait aussi être Ilsa bien vivante, ou alors une paysanne possédée par l’esprit d’Ilsa… à chacun son opinion !). Le seul à ne pas sembler trop égaré est André Duvalier, qui en bon représentant de la France post-révolutionnaire incarne jusqu’à la pédanterie la voix de la raison. Il ne croit pas au surnaturel, s’accroche à la rationalité et n’hésite pas à rabrouer ses hôtes, que ce soit la vieille femme du début et son oiseau de mauvais augure, le baron Von Leppe ou son zélé Stefan. Il y a une demoiselle en détresse, il faut la sauver, et c’est ce qu’il compte bien faire quitte au besoin à revenir avec tout un régiment napoléonien. Du coup, il fait office d’intrus dans ce château où tout pointe vers le morbide et le paranormal. Il traverse le film et les couloirs d’un pas déterminé à la recherche de sa belle alors que tout le monde lui dit tout et son contraire (y compris Gustaf, l’assistant de la vieille femme, personnage totalement superflu). Non sans apparaître un peu crétin au passage, à force de brasser du vent. Le même vent qui nous vient de la côte et de ces scènes tournées par Coppola et compagnie, desquelles Corman aurait bien pu se passer, tant elles n’apportent rien en termes scénaristiques, si ce n’est d’embrouiller un peu plus cette intrigue bringuebalante traitée comme un épisode de Scooby-Doo. Mais enfin il fallait bien rajouter des scènes pour arriver à un long-métrage ! Notons tout de même qu’au milieu de tout ça ressortent quelques scènes vaguement gores (et gratuites) ainsi qu’un final théâtral qui évoque l’ombre du cycle Poe officiel…
A quelques exceptions près, et pas forcément mauvaises pour autant (The Intruder notamment), les films de Corman ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Ils peuvent tenir des propos pertinents, mais ils sont surtout des séries B assumées. L’Halluciné encore plus qu’un autre : n’étant pas officiellement rattaché au cycle Poe et n’adaptant aucun écrit de ce dernier, il ne prétend pas égaler les meilleures productions avec Vincent Price (qui, absent, laisse son rôle à Karloff). Il ne prétend en fait à rien du tout et n’a d’autre objectif que de les singer grossièrement, ne reposant en gros que sur un concept. Son manque de moyens, de temps à disposition et de scénario rendent ce concept inexploitable. Connu plus tard pour repomper les gros succès hollywoodiens, Corman ici se repompe lui-même, détournant ses films comme il a détourné le matériel de l’AIP ! Mais bon, au final il est rentré dans ses frais, l’AIP aussi, cela nous fait un film de plus avec Dick Miller et Boris Karloff, tout le monde a bien rigolé lors de son tournage, d’aspirants réalisateurs ont pu s’exercer, les éditeurs VHS ou DVD s’en frottent encore les mains…. Seul le quidam s’attendant à un classique de l’horreur rétro est susceptible de se faire encore flouer par le stratagème de Corman. “Si c’est un bon film, c’est un miracle” disait le slogan de l’alter-ego de la New World dans Hollywood Boulevard. Il n’y a pas eu de miracle ici, mais ça valait quand même le coup, à titre informatif, de se frotter aux pires errements de la méthode Corman !