Double Assassinat dans la Rue Morgue – Robert Florey
Murders in the Rue Morgue. 1932Origine : États-Unis
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Grand émoi à la foire Paris 1845 ! Le Dr. Mirakle propose aux badauds l’abominable Erik, un singe dont l’allure inquiétante est la moindre des qualités. Car, quitte à faire grincer des dents, Mirakle avance qu’Erik appartient à l’espèce dont Homo Sapiens découle en droite ligne ! Pour preuve, sa capacité à converser dans un langage dont le notre découle également. Charlatan pour les uns, hérétique pour les autres, Mirakle n’est guère pris au sérieux. En revanche, Erik intrigue une poignée de courageux qui, à l’invitation du savant, viennent l’observer de plus près. Parmi eux, et pour la plus grande inquiétude de son petit ami Pierre Dupin, la belle Camille L’Espanaye semble avoir tapé dans l’œil de notre lointain parent. Et Mirakle de voir là l’occasion de réussir enfin l’expérimentation secrète qu’il cache derrière son activité de forain : réussir à mélanger le sang humain et le sang d’Erik, ce qui prouverait définitivement sa théorie.
Journaliste cinéma dans sa France natale avant de devenir assistant et acteur de Louis Feuillade, Robert Florey repart de zéro en migrant aux États-Unis au début des années 20. Retour à la case journalisme, puis collaboration avec du gratin (King Vidor, Josef von Sternerg). Mais enfin, ses efforts lui permettront de réaliser quelques courts et moyens métrages qui lui vaudront de réaliser ses premiers longs… en France. Pour ce qui est de faire de même à Hollywood, et bien entendu pour le compte des majors, les choses sont un peu plus compliquées. C’est ainsi que Florey reçut une fin de non-recevoir lorsqu’il démarcha la Universal pour une adaptation du Double Assassinat dans la Rue Morgue d’Edgar Allan Poe. Cette nouvelle, première d’une trilogie mettant en vedette le chevalier Auguste Dupin, enquêteur dans le Paris de Louis-Philippe, avait non seulement pour elle de se dérouler en France, mais également d’avoir été l’ancêtre de la littérature policière. Conan Doyle lui paiera d’ailleurs son tribut, la toute première aventure de Sherlock Holmes citant nommément cet as de la déduction qu’est Dupin. L’idée de porter la nouvelle à l’écran avait pourtant de quoi séduire Universal. D’autant que personne ne s’y était collé depuis un film de 1908 (qui remplaçait en outre Dupin par Sherlock) et un court-métrage de 1914. Mais la réponse fut négative. Jusqu’à ce que Dracula ne crève l’écran un an après. Après avoir été à deux doigts d’être évincé au profit de George Melford (réalisateur du Dracula espagnol, tourné en parallèle du film de Browning) Florey fut donc finalement invité à mettre le couvert. Mais pas n’importe comment : Universal lui imposa de rajouter un personnage maléfique devant être incarné par Bela Lugosi, fraichement intronisé star de l’épouvante maison. Ce qui signifiait donc de s’écarter fortement du récit d’Edgar Poe, qui au final sera réduit à une idée générale (le singe tueur) et à deux scènes qui font davantage office de vestiges que de pivots scénaristiques. C’était le début d’une nette tendance de la Universal à détourner complétement les écrits de Poe. Le Chat noir et Le Corbeau -eux aussi avec Lugosi- iront même encore plus loin dans l’usurpation. Et c’était surtout la désillusion pour un Robert Florey qui, malgré la présence à ses côtés du prestigieux chef opérateur Karl Freund et d’un tout jeune dialoguiste du nom de John Huston, passa le tournage à faire la moue (selon Leon Ames, un des acteurs principaux). Et cela n’allait pas aller en s’arrangeant : le succès fracassant de Frankenstein poussa la Universal à faire reprendre une production qui était terminée dans le but de retoucher ou d’étoffer encore certaines scènes, histoire d’impressionner davantage. Puis ce fut au tour de la censure de tomber sur le râble de ce Double assassinat dans la Rue Morgue pour les raisons habituelles : trop plein de violence (un meurtre filmé dans toute sa crudité), d’érotisme (des danseuses du ventre) et même des propos contraires aux paroles d’Évangiles (la théorie de l’évolution). Tant et si bien qu’il existe des rumeurs comme quoi le film dans son intégralité devait durer une heure et quart, au lieu de l’heure et quelques qui subsiste. Peu de sources et aucune copie ne viennent étayer cette théorie, mais enfin cela se murmure. Quoi qu’il en soit, Florey quittera la Universal, le film n’obtint pas le succès escompté et la critique fut pour le moins partagée, du moins en dehors du constat que Dracula et Frankenstein étaient bien meilleurs. Un cas typique de tripatouillages contreproductifs !
Il est vrai que ce Double assassinat dans la Rue Morgue ne brille pas par sa cohérence. Non pas dans le sens où son intrigue serait incompréhensible, mais plutôt parce que la volonté de transformer un pur récit policier en histoire horrifique entraîne bon nombre de facilités nuisant au sérieux de l’entreprise. A commencer par ce heureux hasard qui fait de Pierre Dupin un étudiant en médecine qui, fort opportunément, travaille présentement à la morgue où il étudie les récentes dépouilles de jeunes femmes retrouvées dans la Seine. Ce qui s’avérera plutôt chanceux lorsque sa propre petite amie deviendra la cible d’un Dr. Mirakle qui, de son côté, n’est pas loin de cracher le morceau en pleine représentation. C’est là qu’il évoque non seulement sa théorie évolutionniste, mais également son ambition de la prouver via des expérimentations sur le sang. Dès lors, on en vient à s’étonner que Dupin n’ait pas fait le rapprochement plus tôt, au lieu d’analyser de bout en bout et à grands renforts de croquis les échantillons de sang déjà prélevés sur les cadavres antérieurs. Mais il est vrai qu’il s’agit là de Pierre Dupin, l’étudiant débonnaire (flanqué d’un colocataire servant d’élément comique), et non d’Auguste Dupin, le brillant limier d’Egar Poe. Du reste, en règle générale les personnages ne brillent pas par leur intelligence, affichant même une sévère débilité dans le cas de ces policiers qui au moment décisif (Camille a été kidnappée !) ne veulent rien entendre du témoignage de Dupin et embarquent celui-ci pour un interrogatoire serré. Ou comment rajouter du suspense à coup de grosse ficelle. Même la fameuse Camille peine à dépasser le simple rang d’ingénue qui s’extasie sur la beauté d’un chapeau que Mirakle lui fait parvenir, sans qu’il ne lui vienne à l’esprit de se soucier de la façon dont le sinistre bonhomme a retrouvé sa trace qu’il avait en vain demandé à la foire. Peinant en sus à prendre au sérieux les avertissements de son petit ami, Camille tendait la perche pour se faire battre et finir comme de juste à se faire kidnapper en nuisette par un Erik qui accomplit de force ce que Mirakle n’est pas parvenu à faire par la persuasion. Une scène -préambule du spectaculaire climax- qui se pare d’une évidente complaisance sensationnaliste qu’on ne peut toutefois entièrement désapprouver. Si cela décrédibilise le film, il n’en reste pas moins que nous sommes bien dans la construction d’un cinéma d’horreur qui apprenait alors à ne pas se prendre au sérieux et à savoir faire dans le scabreux. Vu la réaction des critiques et de la censure, et bien que son objectif ait probablement été autre (ce qui est même certain concernant son réalisateur) le film a réussi sur ce point. Ce qui lui permet également de passer outre ses limitations en termes d’effets spéciaux. Erik est l’un des premiers maillons d’une longue lignée de singes peuplant l’épouvante. Faisant partie de ces créatures qui ont toujours pâti de conceptions approximatives, il se démarque pour sa part par l’abus d’inserts plutôt que par la pitrerie d’un costume que Florey utilise avec parcimonie et souvent dans l’ombre. C’est à dire que Erik est avant tout un chimpanzé du zoo local filmé en train de faire des mimiques en gros plan, histoire de faire croire en sa monstruosité. La répétitivité du stratagème saute aux yeux, et si on ne trouve rien à redire au réalisme du singe, les plans qui le mettent en avant manquent pour le moins de naturel et entraînent la même incrédulité que le feraient des stock shots (ce qu’ils ne sont pas a proprement parler, puisqu’ils ont été tournés spécifiquement pour le film).
D’un point de vue narratif, Double assassinat dans la Rue Morgue laisse donc pour le moins à désirer. On pourra toutefois lui trouver des atouts dans sa parenté avec King Kong (sorti l’année suivante) sur le thème de “la belle et la bête”, ou encore dans son audace à parler de la théorie de l’évolution. Florey ne fait certes pas une exégèse de Charles Darwin et de ses continuateurs (du reste, le film se déroule en 1845 et L’Origine des espèces n’est paru qu’en 1859 -certes en approfondissant les théories antérieures-) mais il a le mérite d’exploiter le sujet. Non sans une certaine ambiguïté : si les dires de Mirakle ne sont jamais remis en cause sur le plan scientifique et que l’on peinerait bien à sympathiser avec cet énergumène hurlant à l’hérésie, il n’hésite pas à prouver leur véracité par le crime. D’où une certaine gêne, non pas vis à vis de la théorie en elle-même (à laquelle Dupin semble croire, étant également un homme de science) mais bien des méthodes employées pour la démontrer. Cela soulève une thématique intéressante, sorte d’adaptation de Frankenstein à la sauce évolutionniste. Mais Florey qui ne voulait pas du personnage de Mirakle se garde bien de la développer, se contentant de faire ce qu’on lui demande, c’est à dire utiliser un Bela Lugosi qui entame là une grande histoire d’amour avec les rôles de savants fous. Et non sans talent ! Tout à son surjeu habituel souligné par son accent hongrois et surtout par la façon dont il est grimé (gros sourcils, cheveux hirsutes et teint blafard), son personnage se rapproche bien plus de l’expressionniste Cabinet du docteur Caligari que de [b]Dracula[/b]. Mirakle est ainsi l’addition entre l’hypnotiseur Caligari et l’hypnotisé joué par Conrad Veidt. Le film lui-même se rapproche d’ailleurs fortement du chef d’œuvre de Robert Wiene à travers la vision qu’il donne de ce Paris pré-haussmannien à la configuration anarchique, entre immeubles précaires qui se découpent à l’horizon et formes géométriques improbables. A quoi l’on rajoute une petite dose de poncifs gothiques -la brume omniprésente- et policiers à la Eugène Sue (les ruelles, la misère omniprésente). Ainsi que quelques traces d’originalité telles que le chapiteau aux inscriptions ésotériques dans lequel évoluent Mirakle et Erik, ou encore le laboratoire du scientifique dont on retiendra moins les éprouvettes fumantes que cette croix sur laquelle il torture une pauvresse ramassée sur le trottoir. Lorsqu’il s’en donne la peine, c’est à dire hélas un peu trop rarement, Double assassinat dans la Rue Morgue n’est pas loin de s’avérer dérangeant aussi bien par la violence graphique qu’il laisse suggérer que par son parti-pris expressionniste visant à immerger le spectateur dans un cadre malsain.
Le choix imposé par la Universal de s’orienter davantage dans l’horreur en misant sur Bela Lugosi n’est pas aussi injustifiable qu’il n’y paraît. Tout comme l’envie de Florey de faire une adaptation plus fidèle à Edgar Poe n’est pas non plus sans légitimité. La balance penche tout de même nettement vers le studio. Bien que Florey (avec l’apport non négligeable de Karl Freund) ait su se montrer professionnel en ne traitant pas son film par dessus la jambe, on se dit que cette fausse adaptation aurait gagné à être réalisée par un homme qui aurait d’une part approuvé le choix de verser dans l’horreur, et qui d’autre part aurait été capable d’exploiter les sujets potentiellement riches de son intrigue. Un James Whale aurait ainsi été tout indiqué. Reste que malgré tout, aussi inabouti qu’il puisse paraître, cet exercice dispose d’atouts non négligeables qui rendent appréciable l’heure et quelques que dure le film. Pas de quoi hurler au chef d’œuvre incompris, mais tout de même, tout juste après Frankenstein et Dracula (ainsi que le Dracula espagnol), il s’inscrit honorablement dans la gamme “Universal Classics”. A ce propos, il convient d’ailleurs de signaler que si Double assassinat dans la Rue Morgue dispose bien d’un monstre (Mirakle plus que Erik, au même titre que le docteur Frankenstein était foncièrement plus monstrueux que sa créature), il ne fait plus officiellement partie des “Classic Monsters”. Tout comme Le Chat noir ou Le Corbeau, il fut radié de la liste officielle lors de l’établissement de la collection en 1999. Ni lui ni les deux autres n’y furent plus jamais réintégrés, Universal préférant visiblement se contenter des monstres plus connus et de leurs séquelles.