CinémaPolar

Maigret voit rouge – Gilles Grangier

Maigret voit rouge. 1963.

Origine : France – Italie
Genre : Polar de bistrot
Réalisation : Gilles Grangier
Avec : Jean Gabin, Michel Constantin, Vittorio Sanipoli, Paul Frankeur, Guy Decomble, Françoise Fabian, Richie Cooper.

L’inspecteur Lognon ronge son frein. Il n’en peut plus des vols à la tire, des querelles de voisinage et autres menus larcins. Lui rêve de la grosse affaire, du crime qui fait la une des journaux. Ce ne sera visiblement pas encore pour cette nuit. Il doit surveiller le marché couvert situé à proximité de la gare du Nord où de nombreux vols ont été commis. Sur place, l’aubaine. Un homme tombe sous les balles de malfrats qui s’enfuient sans demander leurs restes sous les yeux du policier. La victime toujours en vie, il s’empresse d’aller appeler des secours. Au même moment, une autre voiture arrive sur les lieux et embarque le blessé. Sans en référer à ses supérieurs, Lognon mène l’enquête en partant du  numéro de la plaque d’immatriculation de la première auto qu’il a mémorisée. Celle-ci lui permet de remonter jusqu’à son propriétaire, le patron du bar le Manhattan, lequel nie tout lien avec l’affaire. En quittant l’établissement, l’enquêteur se fait embarquer manu militari par ceux qu’ils recherchent et subit un interrogatoire musclé. C’est donc tout penaud et le visage tuméfié qu’il consent à faire son rapport au commissaire Maigret. Ce dernier lui promet d’élucider l’affaire avec son concours. Lognon la tient enfin, sa grande affaire.

Pour l’enfant des années 80 que je suis, le commissaire Jules Maigret demeure indissociable de la petite lucarne. Le pendant franchouillard du Columbo outre-Atlantique, en somme. Cela dit, davantage durant la période Bruno Cremer (54 épisodes entre 1991 et 2005) et son côté rétro assumé que durant celle de son prédécesseur Jean Richard à l’incroyable longévité (88 épisodes entre 1967 et 1990). Créé en 1931, le héros de papier de Georges Simenon a pourtant très vite intéressé le cinéma. Dès 1932, Jean Renoir réalise La Nuit du carrefour et le commissaire porté sur la pipe trouve en Pierre Renoir sa première incarnation. La même année, Le Chien jaune de Jean Tarride puis La Tête d’un homme de Julien Duvivier en 1933 confirment cet intérêt croissant. Sous l’égide de la Continental, studio aux couleurs de l’occupant dirigé par Alfred Greven, le personnage tombe dans un bain de jouvence. Interprété par le jeune premier Albert Préjean, Jules Maigret mène l’enquête par deux fois sous la direction de Richard Pottier (Picpus en 1942 et Les Caves du Majestic en 1944) et une fois sous celle de Maurice Tourneur (Cécile est morte en 1944). Georges Simenon suit avec attention les destinées de son personnage phare sur grand écran même s’il ne goûte guère ce que le cinéma a fait de son œuvre jusque-là. Il porte néanmoins en général un regard bienveillant sur les différents interprètes du commissaire même s’il avoue une préférence marquée pour Michel Simon, incarnation parfaite à ses yeux du personnage qu’il a imaginé dans “Les Témoignages d’un enfant de chœur”, l’un des sketchs du film Brelan d’as de Henry Verneuil en 1952. Et puis arrive Jean Gabin, lequel s’empare du rôle dans Maigret tend un piège de Jean Delannoy en 1958, éclipsant tous ses prédécesseurs. Georges Simenon avoue lui-même être conquis par le travail effectué pour s’approprier le rôle, à tel point qu’il a du mal à imaginer un autre acteur après lui. Ça tombe bien, ce ne sera pas pour toute suite puisque Gabin enchaîne l’année suivante avec Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, toujours sous la direction de Jean Delannoy. Maigret voit rouge clôt tardivement cette “trilogie” sans que le changement de décennie n’influe sur les méthodes immuables du commissaire divisionnaire.

Le titre de cette troisième enquête du commissaire Maigret/Jean Gabin agit en trompe-l’œil. Le célèbre policier n’a pas plus de raison que ça de perdre son sang froid. L’adversité ne met ni à mal ses qualités d’enquêteur ni ne l’implique sur le plan émotionnel. Pour lui, il s’agit d’une affaire somme toute banale, du tout venant pour un homme de sa stature. Tout l’inverse de l’inspecteur Lognon qui voit dans cette enquête une forme d’aboutissement de sa carrière. L’occasion rêvée de faire enfin ses preuves, de montrer à tous qu’il a l’étoffe d’un vrai flic et pas juste bon à recueillir les dépositions ou assurer les filatures. Bon prince, Jules Maigret assure à son subalterne qu’ils élucideront cette affaire ensemble. Une promesse qui n’engage que celui qui l’écoute. Dans les faits, Lognon n’est qu’un exécutant se pliant au bon vouloir de son supérieur. C’est Maigret qui mène la danse. Il ne s’appuie sur l’inspecteur que dans un rôle consultatif. Et encore ce dernier, ébloui par l’aura de son patron, n’ose guère avancer d’avis définitifs. A l’écran, Jean Gabin se déleste du poids du héros de papier et de ses caractéristiques pour faire du Gabin. Il remise la pipe au placard, s’impose un régime sec et la femme du commissaire n’est jamais évoquée. S’il désire ardemment rentrer chez lui, c’est avant toute chose pour retrouver le confort douillet de son lit. De là à penser que cette affaire ne l’intéresse guère, il y a un pas que je ne franchirai pas. Maigret reste un professionnel en toutes circonstances dont le crédo “Le crime parfait n’existe pas, il n’y a que de mauvais policiers” résume bien son état d’esprit. Quoiqu’il pense de l’affaire en cours, il s’investit pleinement, quitte à faire cavalier seul. Un défaut qui avait d’ailleurs été reproché à Georges Simenon par le directeur de la police judiciaire Xavier Guichard au début des années 30 et que Gabin fait sien. En dépit de la profusion de personnages secondaires, le commissaire manque trop de solides contradicteurs pour que cette enquête ne ressemble à autre chose qu’à un one man show. L’intrigue en elle-même manque d’intérêt et repose pour beaucoup sur le comportement cavalier des trois bandits. Des types tellement sûrs d’eux qu’ils n’hésitent pas à rosser un policier à visage découvert, ou à tenter de tuer le commissaire en personne dans un geste aussi désespéré qu’incompréhensible. On peut se demander pourquoi ils essaient d’attenter à la vie du chef des pandores alors qu’ils avaient auparavant laissé la vie sauve au seul individu capable de les identifier. Le film oscille ainsi constamment entre l’enquête à proprement dite et les interactions entre les trois voyous, prétendument des professionnels mais dont les agissements trahissent une bonne dose d’amateurisme. Le tout saupoudré d’une bonne dose d’ambivalence, les personnages n’étant pas tous ce qu’ils prétendent être.

Maigret voit rouge tiendrait du polar de série s’il n’était parcouru par un souffle gaullien. Le cœur de l’intrigue se joue autour de ces portraits présidentiels qui ornent les bureaux du diplomate américain Harry McDonald et du commissaire divisionnaire Jules Maigret. Si les américains avaient souhaité le retour de Charles De Gaulle au pouvoir, ce n’était pas sans ignorer qu’il ne serait pas un allié facile. Comprendre, docile. L’ancien général désormais premier président de la Ve République compte bien redorer le prestige de la France. Et il y réussit, à force d’énergie et de prises de positions fortes. Tant que Dwight Einsenhower préside aux destinées des États-Unis, les relations franco-américaines respirent la confiance du fait du respect réciproque que se voue les deux anciens militaires. Elles se tendent à l’arrivée au pouvoir du fougueux John Fitzgerald Kennedy pour lequel le président français n’est qu’un enquiquineur de premier ordre à trop vouloir prôner la souveraineté et l’indépendance de la France en tous domaines. Jules Maigret épouse une ligne de conduite similaire. Il n’apprécie guère que le FBI marche sur ses plates-bandes et agisse en sous-main sans le mettre dans la confidence. En outre, il goûte peu leur arrogance qui s’étend jusqu’au menu fretin. Entendre Pozzo, le gérant du Manhattan, minimiser ses états de service sous couvert d’une criminalité d’amateur sur le sol hexagonal en comparaison de l’extrême professionnalisme des bandits américains a tendance à lui hérisser le poil. Dès lors, résoudre cette affaire devient une question de prestige national. En creux se joue également la sauvegarde d’une certaine manière d’appréhender le film policier. Maigret n’est pas un homme d’action. C’est un enquêteur de zinc, jamais contre une petite mousse. Il travaille le plus souvent sans arme (ce qu’un collègue ne manque pas de lui reprocher) et n’est pas adepte du coup de poing. Le verbe prime. D’où l’importance des dialogues. Pour ses deux premières enquêtes, Jean Gabin disposait dans ce domaine de la science incomparable de Michel Audiard. Sans démérité pour autant, Jacques Robert se montre moins percutant dans cet exercice, et un peu trop au service de la star, finalement la seule à avoir quelque chose à se mettre sous la dent. En cela, Maigret voit rouge préfigure les véhicules tout entier dédiés à Jean-Paul Belmondo et Alain Delon qui trusteront les écrans à partir de la moitié des années 70, lesquels ajouteront une bonne dose d’action à la gouaille de leurs interprètes.

Maigret voit rouge sonne le glas des enquêtes du commissaire Maigret sur grand écran. Pour une production française, tout du moins. Peu à peu, le polar français se fait plus politique et plus violent. Le côté placide et sans aspérité du commissaire Maigret paraît désormais daté et plus très en phase avec l’époque. En 1966, l’italien Maigret à Pigalle de Mario Landi et l’allemand Maigret fait mouche d’Alfred Weidenmann donnent l’illusion d’une persistance possible mais sans lendemain. L’avenir du personnage semble désormais s’écrire à la télévision, laquelle s’empare bien volontiers du personnage, que ce soit en France, en Italie ou en Grande-Bretagne. Un changement de média qui aura permis au personnage de résister au temps et de rester ancré dans les mémoires. Actuellement en post-production, Maigret et la jeune morte de Patrice Leconte avec l’inévitable Gérard Depardieu dans le rôle-titre va rouvrir un dialogue entre le commissaire et le cinéma interrompu il y a près de 60 ans.

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