Die, Monster, Die ! – Daniel Haller
Die, Monster, Die !. 1965Origine : États-Unis / Royaume-Uni
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En 1964, Roger Corman en avait fini avec son cycle Poe. Après huit films en quatre ans, il avait légitimement des envies d’autre chose… Mais la mode gothique n’était pas encore retombée, et l’American International Pictures comptait bien continuer d’en profiter pendant qu’il était encore temps. Après tout, la concurrence anglaise -la Hammer pour ne pas la nommer- était loin d’en avoir terminé avec ses Dracula et ses Frankenstein. Alors que faire ? Et bien dénicher un collaborateur régulier de Corman sur son cycle et lui faire exploiter un filon que Corman avait lui-même déniché dans La Malédiction d’Arkham : H.P. Lovecraft. Voilà un auteur à fort potentiel ! Pour s’en charger, Daniel Haller ferait très bien l’affaire. Décorateur ou production designer sur sept des huit films du cycle (L’Enterré vivant étant la seule exception), il se lançait alors dans le grand bain de la réalisation et avait eu tout loisir d’apprendre les ficelles du cinéma gothique auprès de Corman. En outre, pour le seconder, il bénéficia du savoir-faire britannique par l’intermédiaire du studio Anglo-Amalgamated, associé à l’AIP et qui avait déjà co-produit Le Masque de la mort rouge et La Tombe de Ligeia (et dont le principal fait d’armes avant d’être racheté par la division cinéma d’EMI en 1971 fut la série des Fu Manchu avec Christopher Lee). Quant aux acteurs, il n’en fallait pas cinquante pour porter à l’écran la nouvelle La Couleur tombée du ciel. Quelques têtes empruntées à la Hammer (Suzan Farmer, Freda Jackson), le multifonction Patrick Magee (qu’on avait déjà vu chez Corman et qui irait ensuite traîner ses guêtres chez la Amicus, chez la Hammer, ainsi que pour Lucio Fulci… et Stanley Kubrick) ainsi qu’une star de l’horreur pour servir de tête de gondole : Boris Karloff. Bien qu’en mauvaise santé, d’où le fait qu’il soit en fauteuil roulant, celui-ci connaissait alors un regain d’intérêt de la part des réalisateurs de série B et Corman lui-même avait fait appel à ses services pour Le Corbeau et pour The Terror. Il y avait donc tout pour que Die, Monster, Die ! (un temps connu en France sous le titre Le Messager du diable) soit une réussite, voire prenne naturellement le relais du cycle Poe. Voyons cela.
Invité par sa camarade d’université et accessoirement petite amie Susan Witley à venir lui rendre visite dans le manoir familial, Stephen Reinhart se rend à Arkham sans savoir où il met les pieds. Il ne lui faudra pas bien longtemps pour s’en rendre compte : sans fournir d’explication, les villageois lui battent froid dès qu’il mentionne sa destination et refusent énergiquement de le véhiculer jusqu’à la demeure Witley. Même le loueur de vélo refuse de traiter avec lui. Stephen doit donc se résoudre à faire le trajet à pieds, traversant au passage une sinistre lande dévastée dont les arbres tombent en poussière dès qu’on les touche. Une fois arrivé à bon port, le jeune homme n’en a pas fini avec les surprises et se fait accueillir très froidement par Nahum Witley, le père de Susan, qui lui exhorte sèchement de déguerpir. Heureusement, Susan débarque au moment opportun pour lui signifier que oui, il est le bienvenu. Tout cela laisse à penser qu’un sombre secret pèse sur la résidence Witley… Un secret probablement en lien avec la maladie de Mme Witley, qui, alitée et cachée derrière les tentures de son lit, tient des propos obscurs au sujet de sa servante tombée malade et demande à Stephen de partir dès qu’il le peut en compagnie de Susan…
Un manoir reculé où vit une famille maudite dirigée par un aristocrate revêche, un jeune homme qui arrive là pour les beaux yeux de sa dulcinée et qui brave les dangers pour percer un ténébreux secret… Le moins que l’on puisse dire est que si l’AIP essaye de remplacer Poe par Lovecraft, elle reste avant tout attachée à une formule. Non que cela soit gênant d’aucune manière : Daniel Haller sait où il va et, rôdé à l’exercice, reconstitue parfaitement l’ambiance qui caractérisait les films de Corman. De la lande dévastée évocatrice de celle que surplombait la maison Usher au sous-sol qui abrite un puits maléfique tel que celui de La Malédiction d’Arkham en passant par des détails tels que la galerie de portraits des aïeux tous plus inquiétants les uns que les autres, les nuits d’orage qui sévissent dans les moments les plus forts de l’intrigue ou encore la brume épaisse caractérisant les scènes d’extérieur, le décorum est bien connu. Alors que l’intrigue reprenne un schéma général lui aussi déjà connu, cela va presque de soit tant les deux ont fini par se confondre. Sur ce point, Haller ne déçoit pas et c’est avec un indéniable plaisir que l’on retrouve l’univers du cycle Poe. Et peu importe si les gages d’inventivité ne se retrouvent qu’à la marge, dans les spécificités d’un scénario adapté d’une nouvelle de Lovecraft. La mise en scène ne procède pas autrement et copie elle aussi ce que faisait Corman : c’est ainsi que l’on retrouve l’usage très régulier des nombreux éléments de décors ouvertement gothiques (colonnes, chandeliers, lustres…) placés au premier plan, apportant un certain aspect macabre entretenu par une photographie aux forts contrastes ainsi que par les jeux de mise en scène exploitant la disposition labirynthique des pièces du manoir. Chez Corman, cela servait à retranscrire le tortueux esprit des maîtres des lieux. Ce qui est également le cas ici, puisque Nahum Witley est, à l’instar de Roderick Usher, un homme dépassé par des forces supérieures et s’évertuant à protéger leur secret. Notons toutefois une différence héritée de Lovecraft : l’origine surnaturelle de tout cela ne fait aucun doute et la raison du père Witley ne saurait être remise en question, là où les adaptations de Poe laissaient plus ou moins la place à l’ambiguïté. Le personnage incarné par Boris Karloff se fait moins théâtral que certains de ses homologues incarnés par Vincent Price, et plus globalement les personnages sont un peu moins inspirés (Stephen Reinhart ressemble à Tintin, physique inclus, et Susan Witley est une véritable potiche). Mais enfin, pour ce qui est de prolonger le plaisir du cycle Poe, ce n’est pas bien grave. Daniel Haller a véritablement repris à l’identique ce qu’il faisait auprès de Corman, se permettant même d’avoir lui aussi recours à des envolées psychédéliques faites de brumes colorées et de lentilles déformantes, qu’il justifie non pas par l’onirisme comme chez Corman, mais plutôt par l’étrangeté de “la couleur tombée du ciel”, cet argument puisé chez Lovecraft.
Dans La Malédiction d’Arkham, faux film Edgar Poe et véritable adaptation de Lovecraft (peut-être la toute première d’ailleurs), Roger Corman se soustrayait à l’exercice consistant à porter à l’écran la richesse mythologique de l’auteur. Si L’Affaire Charles Dexter Ward -l’unique roman de Lovecraft, qui servit de base au scénario- s’inscrivait dans la cosmologie lovecraftienne, Corman s’en tirait à bon compte en axant son film sur la sorcellerie plus que sur les “Grands anciens”. Haller porte son choix sur un plus gros morceau littéraire : pour ne pas être directement rattachée à Cthulhu ni à aucun de ses comparses, “La Couleur tombée du ciel” n’en est pas moins du pur récit lovecraftien : une horreur issue d’une race maléfique et supérieure venue de l’espace pour plonger une humanité bien rustre dans une folie que la science ne peut saisir. De la pure imagination, avec de rares mais efficaces effets chocs. Porter cela à l’écran, surtout dans un film AIP des années 60, tient de la gageure. D’autant que le principe même d’une “couleur tombée du ciel”, inconnue de l’humanité, est de ne pouvoir être reproduite à l’écran (à moins d’inventer effectivement une nouvelle couleur…). Et bien entendu Haller prend des libertés avec la brillante nouvelle de Lovecraft, souvent pour se rapprocher de l’univers de Poe selon Corman. C’est ainsi que la famille maudite devient une lignée à la Usher, au lieu d’être de simples fermiers d’un coin paumé de la Nouvelle-Angleterre. Mais pour le reste, s’il est loin de suivre à la lettre le déroulement de la nouvelle dont il est inspiré, le réalisateur essaye vaillamment de respecter les grandes lignes de Lovecraft en se penchant sur les étranges mutations frappant aussi bien la végétation que les humains (la mère Witley), allant même jusqu’à placer timidement quelques monstruosités vivantes cachées dans une serre. Autant de retombées que l’on doit à la fameuse couleur tombée du ciel, laquelle est finalement retranscrite en s’inspirant du psychédélisme cormanien avec ses artifices de mise en scène. C’est ainsi que Haller fait naître l’étrangeté en ayant recours à un vert vif, confinant au fluo baveux qui tranche radicalement avec le cadre gothique. Ce qui est intelligemment pensé, bien que ce choix puisse également faire penser à l’imagerie associée à la radioactivité qui, utilisée par la science-fiction des années 50, justifiait l’existence de monstruosités diverses. Et c’est ainsi que la parenté de Die, Monster Die ! avec les films de science-fiction des années 50 finit par s’imposer : dans l’absolu, tous les effets de ce qui est tombé du ciel pourraient s’apparenter aux effets de la radioactivité. Mais, et c’est là que le film se montre inventif, c’est qu’au lieu de voir cela comme le questionnement d’un sujet scientifique d’actualité (fut-ce sous l’angle de l’exploitation), il le dépeint sous l’angle lovecraftien de la malédiction héritée des pratiques hérétiques de la lignée Witley, ceux-ci ayant provoqué l’arrivée de la couleur. Sans cet argument, l’intrigue pourrait tout autant exister, et s’il ne s’inspirait pas des auspices cormaniens le film aurait été un rejeton du cinéma des années 50. Autant pour coller à son mentor qu’à Lovecraft, Daniel Haller ne le veut pas, et c’est pourquoi il fait son possible pour faire passer la radioactivité pour une malédiction cosmique. Le meilleur exemple est la maladie de la mère Witley (et avant elle, de quelques domestiques) : plutôt que de faire passer leurs mutations pour une simple retombée pseudo-scientifique, il rajoute à cette cause une origine démoniaque et traite ces “infectés” comme il le ferait s’il s’agissait de possédés. La maladie implique donc autant une origine scientifique qu’une origine surnaturelle, et Haller se situe à mi-chemin entre le cinéma des années 50 et celui des années 70. Tout cela en s’inscrivant dans le gothique des années 60 et dans le style lovecraftien qui restait à définir (ce qui n’est d’ailleurs toujours pas fait 50 ans plus tard). Chaque sous-genre pris individuellement, il ne rivalise pas avec les modèles du genre, mais en tant que synthèse, il réussit pleinement l’exercice et trouve sa propre identité dans le fait qu’il réussit (même grossièrement) à jouer sur plusieurs niveaux.
On pourra éventuellement reprocher à Haller de ne pas titiller l’imagination aussi profondément que ne le fit Lovecraft dans sa nouvelle, avec pour conséquence d’amoindrir le côté effrayant de son film. On pourrait aussi critiquer une certaine maladresse dans la façon dont il donne des explications, notamment en ne laissant pas le personnage de Stephen tout découvrir par lui-même (Haller se sent obligé d’insérer quelques scènes où Witley discute ouvertement avec sa femme, ou avec son assistant) et donc de lui donner un train de retard par rapport au spectateur, écornant l’effet de surprise. Mais globalement, Die, Monster Die ! est un très bon film qui démontre que même sans se frotter littéralement au style de Lovecraft, il y a largement de quoi y puiser des choses intéressantes pourvu qu’on les insère dans un cadre approprié. Après tout, Stuart Gordon -le spécialiste de Lovecraft au cinéma- ne fit pas autre chose en faisant de Re-Animator et de From Beyond des œuvres qui, en partant de leurs points de départs lovecraftiens (pas les plus complexes), en ont retiré des éléments avec lesquels Gordon se sentait à l’aise (l’humour noir, l’érotisme, le gore). L’AIP aurait donc pu substituer un cycle Lovecraft au cycle Poe… Mais elle se contenta de n’en produire qu’un seul autre, Horreur à volonté (adapté de L’Abomination de Dunwich), toujours réalisé par Daniel Haller. Et pour être exhaustifs sur la mini-vague d’adaptations de Lovecraft de la fin des années 60, mentionnons également le bancal La Maison ensorcelée de Vernon Sewell, tiré officieusement de La Maison de la sorcière et produit par les anglais de la Tigon (avec un casting quatre étoiles : Boris Karloff, Christopher Lee, Barbara Steele et Michael Gough).