CinémaDrame

Duel sur le circuit – Roger Corman

The Young Racers. 1963

Origine : États-Unis
Genre : Drame automobile
Réalisation : Roger Corman
Avec : Mark Damon, William Campbell, Luana Anders, Marie Versini…

Ce n’est pas parce que son récent Atlas tourna au fiasco, que l’American International Pictures était provisoirement un peu à sec et que lui-même renâclait à avancer des fonds pour son prochain film, que Roger Corman allait se démotiver. Quand il n’y a pas de sous, il s’adapte et gratte ce qui est possible de gratter. Ce fut donc le bon moment pour mettre en œuvre une idée qui lui trottait déjà dans la tête depuis quelque temps : un film dans le milieu de la compétition automobile. Il en eut déjà l’occasion au début des années 50 avec The Fast and the Furious, mais à l’époque il dut laisser le fauteuil de réalisateur à John Ireland, seul moyen de convaincre celui-ci de tenir le rôle principal. Dix ans plus tard, il remet le couvert et, pour pallier à son manque de liquidités, trouve le moyen de s’incruster dans la saison officielle de formule 1 pour profiter des voitures, des courses et des pilotes professionnels -notamment de l’écurie McLaren. Typiquement cormanien ! Tout comme le fut l’écriture du scénario : se souvenant que Bob Campbell (déjà auteur de Cinq fusils à l’ouest et de Mitraillette Kelly) avait un script déjà tout prêt, il le contacta pour savoir s’il accepterait de le lui céder et d’y apporter quelques menus changements. C’est ainsi que le scénario d’origine, qui se passait dans le milieu de la tauromachie, fut transposé dans celui de l’automobile. Pour accompagner Corman dans son périple européen, pas vraiment de trognes habituelles devant la caméra (pas de Dick Miller, de Jonathan Haze, de Barboura Morris ou de Beverly Garland et notons que Mark Damon fut bizarrement redoublé en post-production par William Shatner), mais quelques noms connus derrière, tels que Francis Ford Coppola (occupant les fonctions de machiniste et de preneur de son !) et un étudiant en cinéma du nom de Menahem Golan. Ce dernier, futur cofondateur du studio Cannon, fut assistant réalisateur et production manager, plaça sa femme comme maquilleuse et costumière et négocia avec Corman une participation financière à l’achat de la voiture avec laquelle il comptait rentrer en Israël après le tournage. En échange, il l’autorisait à s’en servir dans le film… Déjà fort en tractation, le type. Et s’il fallut de peu pour qu’il parvienne à convaincre Corman de lui financer son propre film, qu’il comptait tourner à Tel Aviv. C’est que bien que Duel sur le circuit ait eu un budget réduit, il lui restait un petit pécule en fin de tournage. Et comme toujours lorsque cela arrivait, Corman en profita pour commander un second film, cette fois confié à l’un de ses disciples. Mais plutôt que le projet de Golan, il décida de financer celui de Coppola, qui après le remontage de deux “nudies” réalisa ainsi son premier véritable film : Dementia 13, avec plusieurs des acteurs de Duel sur le circuit.

Dominant outrageusement la saison de la formule 1, Joe Machin est au comble de la gloire et affiche avec insolence son mode de vie de flambeur. Si l’on dit des marins qu’ils ont une femme dans chaque port, lui en a dans chaque ville du circuit, et certaines se paient le luxe de le suivre. Tant et si bien qu’il doit parfois mettre les points sur les i, comme par exemple à Monaco où une certaine Monique, éconduite, lui fait une scène en public. Parmi les spectateurs de cette scène se trouve un écrivain et ex-pilote du nom de Stephen Children, qui n’est autre que le futur époux de Monique ! Vexé jusqu’au trognon, il élabore sa vengeance : sous couvert d’écrire un livre à son sujet, il entre dans l’entourage de Joe, réussissant même à devenir son coéquipier d’écurie. Et, contrairement à ce que pense le champion, le bouquin que Stephen compte publier s’annonce salé… Du moins c’est ce qu’il imaginait avant de voir la carapace de Joe se fissurer au gré de leur rapprochement…

S’il s’était contenté de suivre les modes en cours dans les années 50 (western, films de monstres, drames adolescents, comédies rock’n’roll) en y disséminant ici ou là des touches personnelles, Roger Corman passe à la vitesse supérieure dès l’entame des années 60. Désormais reconnu dans le milieu du cinéma indépendant et commençant à être courtisé par de gros studios, il peut se montrer force de proposition et s’essayer à de l’inédit, non sans contribuer lui-même à l’édification de nouvelles modes (ainsi des films de motards, Easy Rider n’étant somme toute qu’un dérivé de ses Anges sauvages de 1966). Toutefois, s’il ne se raccroche plus automatiquement aux succès du moment, Corman se fait un devoir de s’inscrire dans l’air du temps. Non seulement parce qu’il sait anticiper les attentes de son public, mais aussi parce que lui-même est à l’initiative de la nouvelle vague hollywoodienne qui allait s’imposer dans les années 70. Il est de notoriété publique que Corman a aidé au décollage de réalisateurs comme Martin Scorsese, Francis Ford Coppola ou Peter Bogdanovitch. Mais on oublie souvent qu’en tant que réalisateur, lui-même a amorcé ce que ces disciples allaient développer. Ceci est évident à travers certains de ces derniers films, tels que le psychédélique The Trip, le provocateur Bloody Mama ou l’engagé The Intruder, mais on peut déjà déceler cette tendance novatrice dans certains autres films, moins connus et moins explicitement portés sur l’expérimentation. Duel sur le circuit est de ceux-là. De prime abord, via son titre et via son affiche, il se présente comme un film d’action misant sur le spectacle offert par les courses de formule 1. Et il est vrai qu’il n’oublie pas de les mettre en relief, Corman n’ayant pas trouvé un arrangement avec les organisateurs de la saison 1962 pour rien (s’invitant aux grands prix de Monaco, de Belgique, de France et d’Angleterre et empruntant des bolides pour y caser ses acteurs dans quelques scènes). Avec le bémol que ces images s’avèrent bien impersonnelles, calquées qu’elles sont sur la façon dont les courses automobiles sont filmées pour les diffusions télévisées. Les organisateurs ne laissaient pas s’installer des caméras n’importe où sur la piste, et Corman n’a pu faire autrement que de jouer des coudes pour s’imposer sur les endroits convenus (sorties de virage ou bout de lignes droites notamment). En revanche, rodé aux tournages commando, il s’est passé de toute autorisation pour tourner dans les villes du circuit. C’est pourtant là qu’a lieu le gros du film. Aborder Duel sur le circuit sous l’angle du seul film d’action automobile serait bien hasardeux… Si elles servent d’argument de vente, les courses en elles-mêmes n’ont pas de réelles utilités à l’écran : leur déroulé aussi bien que le classement n’intéressent pas le réalisateur, et au mieux elles ne font qu’illustrer plus ou moins symboliquement ce qui se trame en dehors des pistes, à savoir la rivalité puis la complicité de Joe et de Stephen.

Mais avant d’en arriver là, il est un autre point sur lequel semble initialement s’engager Duel sur le circuit : la romance pure et dure. Tel une série télé à l’eau de rose, le scénario aligne les problèmes de cœur de chaque personnage se trouvant dans l’entourage de Joe. Avec sa fâcheuse tendance à ne s’attacher à personne et à faire souffrir les femmes aussi bien que les hommes (par ricochet), celui-ci sème le malheur sur son chemin. Celui de Stephen, qui se rend compte de l’infidélité de Monique, mais aussi celui de Robert, son propre frère, secrètement amoureux de Sesia, l’épouse légitime mais bafouée de Joe. Question cœur il y a aussi Lea, cette groupie de Joe qui le suit à la trace -y compris lorsqu’il est en compagnie de sa femme- et qui se lance le défi de réussir à le dompter pour de bon. Citons aussi Daphne, la secrétaire de Stephen, qui n’a pas renoncé à séduire ce dernier tout en étant elle-même courtisée par Joe. Cela fait beaucoup d’amourettes et d’états d’âme à traiter, tandis que défilent les lieux les plus glamours ou ornés des clichés les plus éculés (la riviera monégasque, le “tea time” dans un “garden” anglais, les maisons à colombage normandes…). Et pendant un temps l’intrigue inquiète : Corman va-t-il vraiment nous infliger ces considérations de soap opera ? Certains personnages sont en tout cas trempés dans le moule de la guimauve et n’en sortiront jamais vraiment. Il en va ainsi du frère de Joe, qui quand il n’est pas en train de tirer une gueule d’enterrement déplore que Sesia ne daigne regagner sa dignité à ses côtés. Même chose pour Lea, une mondaine de la pire espèce jouant aux pestes de service tout en faisant étalage de ses charmes. Les autres personnages connaissent en revanche une indéniable évolution et trouvent leur utilité. C’est le cas pour Sesia, qui affronte l’adversité avec une relative sérénité confinant parfois au zen, et pour Daphne qui fait le tampon entre Joe et Stephen tout en essayant de faire avancer ses propres pions. Deux femmes qui chacune à leur manière affichent une certaine force : la première en ayant compris avant tout le monde la véritable nature de Joe, qu’elle s’efforce de révéler en affichant une bienveillance blessée la faisant passer pour une cruche, et la seconde en ne se laissant pas impressionner par les rodomontades du champion qu’elle aurait même tendance à manipuler. Deux personnages typiquement cormaniens, mais dont les fonctions au sein de l’intrigue n’en font pas des éléments centraux et que Corman, ici bien sérieux, n’utilise même pas pour rajouter une touche sexy à son film. Sesia et Daphne constituent en fait deux aides précieuses sur le chemin de ce qui constitue le véritable enjeu du réalisateur : la relation entre Stephen et Joe et les changements qui s’opèrent chez chacun d’eux.

Ni pure romance ni pur film de sport, Duel sur le circuit est donc essentiellement une étude de caractère dans laquelle Corman se plait à gratter le vernis d’un personnage -Joe- enfermé dans une identité trop outrancière pour être réelle. Chemin faisant, l’autre personnage central, Stephen, s’en trouve lui-même modifié. Cette thématique n’est pas inédite chez le réalisateur, qui a souvent ôté des masques à ses personnages ou les en a revêtu, tantôt sous l’angle de la satire (Mitraillette Kelly, Un baquet de sang), tantôt sous un angle plus dramatique (Sorority Girl, Les Anges sauvages). Se dégageant de toute considération commerciale, et ne s’adressant même pas forcément à un public jeune, Corman élabore ici une somme de plusieurs de ses anciens personnages. On pense ainsi au gangster incarné par Charles Bronson dans Mitraillette Kelly, qui sous ses atours de brutes se faisait mener à la baguette par sa compagne incarnée par Susan Cabot. Dans Duel sur le circuit, Joe, en apparence un héros couvert de gloire, incarnation du virilisme, est lui aussi dépouillé de son aura de triomphateur -de courses mais aussi de femmes- sans qu’il ne soit toutefois question d’en rire. Il en vient plutôt à ressembler à la pimbêche jouée (encore) par Susan Cabot dans Sorority Girl : un être dont la malveillance sert de carapace destinée à le protéger de fêlures profondes. Celles-ci se découvrent progressivement, au gré des conversations avec Stephen -plutôt empruntes de subtilité que tenues à cœur ouvert -ou de ce qu’il est amené à vivre. A titre d’exemple, lorsqu’une inconnue lui remet discrètement un billet contenant une proposition indécente, sa réaction spontanée est moins de sauter sur l’occasion que de souligner que c’est typiquement ce genre de fille qui est attirée vers lui. Une remarque désabusée trahissant une vision assez noire de la société dans laquelle il vit et où domine l’attrait du glamour, de la gloire, du plaisir sans lendemain. Joe réalise que ce n’est pas véritablement lui qui attire, mais le symbole qu’il représente. Il est une sorte de bête de foire issue de la société du spectacle, et il réalise pleinement (pour en rêver) que sa mort elle-même, qui n’est jamais bien loin compte tenu de son activité et de sa façon de conduire en prenant des risques inutiles, fait également partie intégrante de son pouvoir d’attraction. Ce n’est pas un hasard si sa principale groupie se met à l’entreprendre dans un cimetière, avec une symbolique certes un peu lourde. D’où son comportement cynique fait pour entretenir cette image, mais qui prend également au passage un côté autodestructeur. Plus il s’y enfonce, moins il laisse de place à ses propres aspirations. Stephen intervient donc au moment opportun pour lui servir de soupape et le pousser vers le haut, et notamment vers Sesia qui demeurait bien trop attentiste pour le faire sortir de cette funeste spirale lui ayant d’ailleurs attiré d’autres inimitiés que celles de Stephen (qui servent essentiellement à dynamiser le final). Quant à l’auteur lui-même et à sa vengeance, il se rend graduellement compte que non seulement le Joe qu’il comptait dézinguer n’est qu’une image de la société, mais que lui-même se reposait sur des bases erronées, à savoir la sincérité de sa fiancée volage ou encore sa propre supériorité morale sur le champion adulé. S’il apporte beaucoup à Joe, celui-ci l’amène inconsciemment à combattre ses a-priori et les impressions qu’il prenait pour argent comptant. C’est ça, l’amitié !

Si la primauté des apparences régnait dans les années 50, la nouvelle décennie allait rabattre les cartes via le développement des contre-cultures et des mouvements contestataires. Corman se ferait bientôt un malin plaisir d’illustrer ou d’exploiter sans retenue cette nouvelle donne, lui qui depuis ses débuts avait déjà bien souvent versé dans le non-conformisme. Avec Duel sur le circuit nous n’en sommes pas encore à The Trip, mais tout de même, en écornant comme il le fait un milieu que l’on pourrait aujourd’hui rapprocher de celui de la “jet set”, en déboulonnant des idoles -ou plutôt en leur remettant les pieds sur terre- et surtout en soulignant la nécessité de comprendre autrui plutôt que de lui foncer dans les plumes quand bien même l’envie s’en ferait sentir, Corman continue à assouvir ses préoccupations sociologiques et tient des propos réfléchis, d’autant plus pertinents que 60 ans après, ces foires d’empoigne propices aux jugements hâtifs et aux règlements de comptes que sont les réseaux sociaux illustrent tous les travers abordés ici. Un petit regret tout de même pour la forme adoptée, qui s’avère bien plate et parfois assez maladroite : s’il n’y avait les quelques courses pour insuffler un peu de rythme, Duel sur le circuit ne serait qu’un film de parlotte, intelligent mais manquant de vie. Ou quand Roger Corman s’essaie au pur cinéma d’auteur !

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