CinémaHorreur

Le Masque de la mort rouge – Roger Corman

 

The Masque of the Red Death. 1964

Origine : Etats-Unis / Royaume-Uni
Genre : Epouvante
Réalisation : Roger Corman
Avec : Vincent Price, Jane Asher, Hazel Court, David Weston…

Dans une sinistre contrée italienne, au moyen-âge. Le prince Prospero fait régner la terreur sur ses sujets paysans. Cependant, un mystérieux inconnu tout de rouge vêtu vient d’annoncer à une vieille villageoise que leur malheur allait bientôt prendre fin… Reste à savoir comment. Ce ne sera pas long : tandis que Prospero est justement en train de tourmenter quelques pauvres hères, la vieille femme succombe à la mort rouge. La peste est sur les environs ! Toutefois, pour ne pas interrompre sa petite séance d’humiliation à l’encontre d’une jeune femme, de son père et de son fiancé, coupables de rébellion, Prospero décide de les emmener avec lui dans son château, où, retranché derrière ses murailles, il compte bien échapper à la mort rouge. Lui, les trois paysans et ses domestiques n’y seront pas seuls : c’est toute la noblesse du cru qui doit également s’y retrouver pour une petite festivité qui, compte tenu du contexte, s’annonce particulièrement décadente…

Avec La Malédiction d’Arkham, ce que l’on soupçonnait est devenu évident : l’inspiration pour le cycle Poe s’épuisait… Pourtant, il était dit que Corman n’en resterait pas là. Après tout, le public ne semblait pas encore trop se lasser de l’épouvante gothique, les concurrents italiens ou anglais restaient prolifiques et leurs films généralement de qualité… Et puis Corman avait encore une corde à son arc : une adaptation qui aurait dû voir le jour plus tôt, mais qui fut repoussée en raison de la sortie jugée encore trop proche du Septième Sceau de Bergman (1957), reposant sur un concept assez similaire. Soit dit en passant, les mauvaises langues se gausseront d’entendre Corman redouter l’accusation de plagiat… Enfin bon, nécessité faisant loi, Le Masque de la mort rouge fut mis en branle. Et pas n’importe comment : profitant de la présence au côté de l’AIP d’un co-producteur anglais, Samuel Arkoff et James H. Nicholson purent envoyer Corman au pays de la Hammer et profiter ainsi d’un système fiscal avantageux pour lui attribuer un budget sensiblement plus élevé qu’à l’accoutumée. Et mieux que ça encore : une durée de tournage rallongée de deux semaines (cinq par rapport aux trois habituelles des films du cycle) ! Certes, Corman se plaignit de la lenteur des techniciens anglais (probablement peu habitués à sa méthode de tournage « commando »), mais tout de même, il avait de quoi se montrer plus ambitieux. Et cela tombait fort à propos puisque de son propre aveu, il commençait alors à se détourner de l’épouvante “classique” pour se focaliser sur un point de vue quelque peu auteurisant, celui-là même que brocardera Samuel Arkoff et qui, peut-être, explique que Le Masque de la mort rouge ne rencontra pas le succès escompté. Il n’empêche que cet avant dernier film du cycle Poe s’avère effectivement différent de ses prédécesseurs, mais sans pouvoir réellement en être détaché. Ainsi, s’il diffère des trames habituelles centrées sur des malédictions familiales, et s’il abandonne presque tout à fait l’humour direct (façon Le Corbeau) ou indirect (l’outrance des premiers films), Le Masque de la mort rouge reste un film d’épouvante gothique en costumes, localisé principalement dans un château fort représentatif de ce style de cinéma et centré sur un personnage écrasant incarné par Vincent Price. Tout cela demeure. Il en est de même pour les personnages positifs (les taxer de “héros” serait beaucoup dire), en l’occurrence ici la belle Francesca, son copain Gino et son père Ludovico, qui, tous autant qu’ils sont et même si Gino se ménage quelques vains morceaux de bravoure, ne servent qu’à l’avancement du scénario et à des fins d’identification du spectateur, par opposition à Prospero et autres nobles décadents qui seraient fort peu à même de susciter la moindre émotion, dégoût mis à part. Ils sont un regard extérieur faisant ressortir l’anormalité de ce qui se déroule autour de Prospero. Une anormalité qui ne tient pas tant à des événements fantastiques, légers au demeurant (le personnage en rouge… important mais largement absent) qu’à la personnalité même du prince, très certainement le meilleur protagoniste du cycle Poe.

Si la plupart des personnages incarnés jusqu’ici par Vincent Price avaient hérité du poids d’un passé familial particulièrement lourd, celui-ci semble au contraire être à l’origine de sa propre malédiction via la philosophie de vie qu’il met en œuvre. Cynique jusqu’à l’extrême, il a répudié la doctrine de ses aïeux inquisiteurs pour prendre le parti de Satan, tout en gardant leurs méthodes répressives. Constatant non sans une certaine vérité que Dieu n’améliore pas le sort de l’Humanité (l’argument laisse coite la jeune Francesca, chrétienne par tradition plus que par réflexion), il a choisi de prendre le parti inverse et d’abandonner toute forme de compassion, de respect et d’amour pour servir le mal. Puisque ses congénères ne peuvent atteindre le bonheur avec leur Dieu, autant s’avouer que le seul moyen d’y parvenir est de se servir de la puissance, de la cruauté, et marcher dans les pas du premier à avoir défié Dieu et ses faibles créatures. Cela fait de Prospero un être effrayant et imposant. Ce qui -et la qualité du personnage vient de là- n’exclut pas une sorte de majesté due à son charisme (Vincent Price oblige) autant qu’à sa position de force, puisqu’il domine une masse de nobliaux d’autant plus stupides qu’ils se trouvent à sa merci. Et Prospero jouit profondément du spectacle de leur avilissement, qu’il organise dans des fêtes orgiaques (encore que, époque aidant, Corman ne va pas aussi loin que le Caligula de Tinto Brass traitant d’un thème similaire) durant lesquelles il se plaît à les pousser d’eux-mêmes à l’humiliation. Il y a dans cette décadence un sous-entendu eschatologique -renforcé par le contexte de la mort rouge- dans lequel Prospero célèbre le triomphe de Satan incarné par la dégradation du genre humain au rang de bête. Le prince pousse le vice jusqu’à se servir de l’amour que lui porte sa compagne Juliana (Hazel Court dans son troisième film du cycle Poe) pour mieux pousser celle-ci à se faire l’esclave de Satan par volonté de le satisfaire. Et il va sans dire que le petit jeu auquel il se livre avec la paysanne Francesca (jouée par une Jane Asher qui invita son petit ami Paul McCartney sur le tournage) n’est pas tant sexuel que philosophique. Prendre une jeune chrétienne inculte pour mieux la corrompre après l’avoir tourmentée psychologiquement en s’en prenant à ses proches, contraints à des jeux mortels, voilà un défi qu’il aime à relever. Plus stimulant en tous cas que de “délivrer” les villageois de la mort rouge en leur donnant une mort immédiate.

Cet avant-dernier film du cycle Poe fait donc largement l’impasse sur la péripétie, sur les effets strictement surnaturels (encore que Corman trouve moyen d’y placer une scène onirique tout en lentilles colorées déformantes) pour mettre l’accent sur la psychologie de son personnage principal. Ce qu’il faisait déjà habituellement, via les traumatismes liés au passé des individus incarnés par Vincent Price, mais jamais autant qu’ici, ou en tous cas en contrebalançant cela par divers expédients gothiques (les enterrés vifs, les corbeaux, la chambre des tortures, l’esprit possédé d’un sorcier etc…). C’est bien la noirceur de ce personnage qui rattache le film au genre horrifique et au cycle dans lequel il s’inscrit. Sans compter qu’au-dessus de Prospero, de son cynisme et de ses tortures plus ou moins raffinées se trouve le personnage rouge croisé au début : la mort, dont l’ombre pèse sur lui comme sur tous les autres personnages. Taciturne et mystérieuse, cette mort demeure une inconnue. Forcément invincible, on sait qu’elle n’incarne pas le bonheur ici bas, mais on ne sait exactement pour qui elle officie. Dieu ou le Diable ? Prospero voit en tous cas en elle l’émissaire de son maître… Ce sera pour lui l’occasion de trouver son supérieur et de voir sa philosophie enfin validée par celui qu’il prétend servir. Mais encore faut-il que son jugement soit correct, et cette incertitude, travaillée non seulement par le scénario mais aussi par la manière dont il est mis en image, ne fait qu’alourdir davantage un climat que Prospero rendait déjà malsain.

Ce qui nous amène à un autre point sur lequel Corman joue le changement dans la continuité : l’esthétique, et au-delà l’atmosphère que le réalisateur cherche à susciter. Confiée aux bons soins de Nicolas Roeg, un nouveau venu dans le cycle Poe, la photographie n’est pas sensiblement différente de ce qu’elle est dans les autres films. Peut-être est-elle un chouïa moins sombre, ce qui relève en partie de la nature du château, que Corman utilise dans une autre optique qu’à l’accoutumée. Plutôt que de jouer la carte du macabre et des salles secrètes poussiéreuses, il préfère accentuer la sensation d’isolement malsain dans un cadre opulent. Ainsi, il concentre le plus gros de son intrigue dans une seule salle : la salle de bal. Richement décorée, elle est l’endroit où Prospero supervise les fruits de ses manigances. C’est là que l’assemblée de nobles qu’il domine se rassemble pour se livrer à la débauche. Il s’agit du lieu de convergence de tout ce que le prince a conçu dans les coulisses que sont les autres pièces de sa demeure. Et pas uniquement le prince, d’ailleurs : le nain qui officie en tant que serviteur a lui aussi manigancé une petite vengeance (référence au Freaks de Browning ?), sans même parler de la mort qui fera tomber son masque dans un final comme toujours très théâtral. Du reste, Le Masque de la mort rouge est probablement le plus théâtral des films du cycle : les unités de lieu, de temps et d’action sont respectées… Il existe toutefois un endroit où il n’y a plus ni manigances ni démonstrations : le magnifique enchaînement de chambres colorées qui mène droit à la chambre noire, véritable chapelle dédiée au Mal. Outre la qualité esthétique de ces pièces, que Corman a la bonne idée de filmer en travelling latéral pour faire ressortir le fort contraste des coloris de chaque chambre, il s’agit du seul endroit où Prospero cesse de se comporter en dominateur pour se soumettre à son propre maître : Satan. L’ambiance, alimentée par le fantastique, s’y fait beaucoup plus lourde, plus proche du Septième Sceau de Bergman, rappelant que derrière la décadence Prospero a des visées beaucoup plus profonde que la jouissance et qu’il se montre un ennemi de dieu et du genre humain. La mort n’est pas la seule menace qui sévit : il y a aussi la damnation. N’y décelons toutefois pas de sous-entendu chrétien de la part de Corman : ces thèmes ne sont qu’un moyen de titiller l’imagination du spectateur et de l’effrayer par autre chose que des menaces physiques… En un sens, Le Masque de la mort rouge, directement adapté de Poe, est plus Lovecraftien que ne le fut La Malédiction d’Arkham… Et, en même temps qu’un magistral coup de fouet donné au cycle Poe, c’est aussi, par la manière dont Corman officie plus que par le sujet abordé, un avant-goût de la vague d’épouvante “diabolique” des années 70, façon L’Exorciste, La Malédiction ou La Sentinelle des maudits

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