Les Dents de la mer – Peter Benchley
Jaws. 1974Origine : Etats-Unis
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Amity, petite station balnéaire de la côté atlantique, se prépare doucement à la saison estivale lorsque le cadavre d’une jeune femme retrouvé sur la plage amène quelques bouleversements. Tout porte à croire qu’elle a été attaquée par un requin. Par mesures préventives, le shérif Martin Brody s’empresse de réclamer l’interdiction des plages, qui lui est refusée. Les enjeux économiques sont trop importants, et pour le maire, fermer les plages reviendrait à précipiter la localité dans la crise. S’écrasant sous la pression de la vox populi, Martin Brody a tôt fait de regretter amèrement son choix lorsque surviennent d’autres accidents mortels. Meurtri par ces morts qu’il n’a pas su empêcher, Martin Brody ne trouvera le repos que lorsque le requin sera mis hors d’état de nuire.
Sans même forcément l’avoir vu, bon nombre de gens ont déjà entendu parler des Dents de la mer. C’est dire l’ampleur d’un phénomène qui perdure encore aujourd’hui alors que le roman dont il a été tiré a sombré dans les limbes de l’oubli. Cependant, pas de quoi crier à l’injustice tant Les Dents de la mer brille par sa médiocrité. Œuvre de Peter Benchley, journaliste et auteur de nombreux discours à l’attention du président Lyndon B. Johnson, ce roman a pourtant connu une longue maturation puisque l’écrivain en a eu l’idée au cours des années 60. Passionné du monde maritime en général -pour la préservation duquel il aura beaucoup œuvré tout au long de son existence- et des requins en particulier, il s’est inspiré de nombreux faits divers, dont les attaques de requins dans le New Jersey qui ont défrayé la chronique en 1916, pour construire sa trame. Une trame qu’il a souhaité enrichir de tout un sous-texte économique et social qui aurait pu s’avérer intéressant s’il avait dépassé le simple stade de l’anecdote. Amity nous est dépeinte comme une petit bourgade vivant en vase clos. Suivant un accord tacite, la population locale se ligue contre quiconque met à mal le fragile équilibre économique de la ville, appuyée par les trois principaux pouvoirs que représentent le maire (Larry Vaughan), le directeur du journal local Leader (Harry Andrews) et le shérif (Martin Brody). Un maire qui ne craint pas les conflits d’intérêt puisque outre sa fonction municipale, il officie en tant qu’agent immobilier, louant des maisons pour les estivants. L’irruption d’un requin dans les eaux d’Amity vient perturber cette belle mécanique par son caractère imprévisible. Il est impossible de savoir si le requin va attaquer de nouveau, et encore moins où ni à quel moment. Larry Vaughan se base justement sur cette incertitude pour intimer l’ordre à Martin Brody de ne pas créer de psychose à l’approche de la fête nationale. L’ingérence est totale, et les conséquences fâcheuses. Pourtant, il y aura toujours des voix discordantes pour reprocher au shérif ses mesures de sécurité, même après quelques attaques supplémentaires. Une dimension intéressante -l’aspect économique primant sur l’aspect humain- que Peter Benchley laisse en marge du récit, préférant se perdre en circonvolutions inabouties (les liens entre le maire et la pègre locale) et privilégier le triangle amoureux Martin/Ellen Brody/Matt Hooper.
Au fond, les attaques du requin et leurs conséquences à plus ou moins long terme importent peu à Peter Benchley qui s’en sert davantage pour relancer le récit que pour créer un réel climat de psychose. Son propos est ailleurs. A la crise économique qui menace Amity, l’auteur lui préfère la crise de la quarantaine traversée par Martin Brody. En passant ce cap fatidique, il accepte de plus en plus difficilement la différence d’âge d’avec sa femme, plus jeune de 5 années. Lui l’autochtone ventripotent ne s’estime plus à la hauteur de cette femme magnifique et bien née, qui a tout sacrifié pour venir s’enterrer à Amity avec lui. De fait, s’il hait à ce point le requin, ce n’est pas seulement pour le désordre qu’il crée dans sa juridiction mais aussi pour la présence de Matt Hooper, ce jeune océanographe que le squale a amené dans son sillage. Opportunément, le jeune homme se trouve être le petit frère d’un ancien petit ami d’Ellen, et de par sa condition rappelle à l’épouse Brody tout ce qu’elle a quitté. Le personnage d’Hooper n’aura donc d’autre utilité que d’éprouver les sentiments d’Ellen à l’égard de son mari, tout en orientant vaguement le récit vers l’étude de mœurs. Sinon, il joue un rôle très mineur dans le conflit qui oppose Amity au requin, réussissant l’exploit d’être encore moins consistant que le poisson. On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas une part autobiographique dans cette histoire tant Peter Benchley s’échine à redorer le blason d’un mari -tour à tour ignoré, menacé, conspué, moqué et trompé- au détriment d’une épouse jugée futile et égoïste. Tout cela n’est guère subtile, à l’image de ce panégyrique déguisé en article que Harry Andrews destine au shérif en fin de roman, et nous éloigne de ce qu’on pouvait légitimement estimer comme étant le cœur du récit : la traque du requin.
Heureusement, celle-ci intervient durant la dernière partie et, grâce à l’apport du pêcheur bourru Quint, rehausse l’intérêt lors du final. Sans être un modèle du genre, le style frustre de Peter Benchley se fait efficace, même s’il n’évite pas quelques saillies des plus saugrenues (par exemple, Quint en mode capitaine Achab éructant à l’encontre du requin émergeant des flots un « Je vois ta bite, fumier ! » aussi inattendu que déplacé alors que nous sommes au pic du suspense). Dans ce contexte épique de lutte entre l’homme et la nature sur lequel plane incontestablement l’ombre du Moby Dick d’Herman Melville, l’impuissance du héros Martin Brody est à signaler. Face à cette force de la nature, ce dernier n’a que son entêtement professionnel à opposer. Un entêtement qui vaut courage pour un homme qui jusqu’alors avait davantage brillé par ses faiblesses. Pas plus attachant que n’importe lequel des autres personnages croisés tout au long du récit, Martin Brody bénéficie néanmoins clairement des faveurs d’un Peter Benchley qui voit en lui un alter ego.
Les Dents de la mer n’est assurément pas de la grande littérature. Il compte parmi ces bouquins qui se lisent très aisément mais dont il ne reste rien après lecture. Au moins, pour ceux qui ont vu le film, découvrir le roman permet de jouer au jeu des différences, donnant un tour plus ludique à l’entreprise. Pour les autres, voilà une lecture estivale parfaite, à lire sur la plage histoire de jouer à se faire peur à moindre frais.