La Tour sombre : La Clé des vents – Stephen King
The Dark Tower: The Wind Through the Keyhole. 2012Origine : Etats-Unis
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Stephen King a longtemps été hanté par La Tour sombre. Le petit roman feuilletonnant publié au début de sa carrière a été l’entame d’une saga qui aura finalement mis plus de 20 ans et quelques milliers de pages à trouver son dénouement, et qui s’est posée en clef de voûte de l’œuvre de King. L’univers créé autour de la fameuse Tour s’est avéré être l’imaginaire du romancier, qui, en plus de s’être lui-même écrit en protagoniste au cours de l’opus six (Le Chant de Susannah) a fini par y rattacher plusieurs de ses romans, parfois de manière rétroactive (Salem, Le Fléau, Shining…). D’où la fameuse phrase de King sur la “Jupiter du système solaire de [son] imagination” que les éditeurs n’ont pas manqué de mettre en avant pour vendre les romans de La Tour sombre. Et que j’ai même moi-même cité plus souvent qu’à mon tour pour chroniquer les tomes de la saga. Mais il faut dire que la grandiloquence de l’expression sied particulièrement mal à cette fresque excessivement poussive. Alléchant sur le papier, le projet a viré à l’aigre, King s’y étant montré incapable de maîtriser l’ampleur de sa tentaculaire ambition. Après être longtemps resté sans savoir que faire de son concept (15 ans pour les quatre premiers volumes), s’adonnant à des histoires faisant du surplace et évitant soigneusement de faire avancer les questions qui avaient été posées dès le premier roman, il a fini par hâter, voire torcher, sa conclusion (les trois derniers volumes en deux ans !) en y allant à la truelle. En dépit de toutes les sentences pompeuses, du parasitage ou de la réappropriation de ses autres écrits par l’Entre-deux monde et des efforts déployés pour tenter de faire vivre un univers distinct (au niveau du vocabulaire par exemple), La Tour sombre n’a jamais été en mesure d’assumer sa qualité supposée de magnum opus multi-genres. Tant et si bien que la construction mégalomane et mal pensée de King s’est effondrée dans les derniers épisodes, et que les seules choses à avoir survécu à ce désastre sont les pages où King s’est limité à des récits d’aventures simples, donnant un plaisir immédiat justement parce qu’ils n’apportent pas grand chose à la saga, ou en tous cas, pas d’autres orientations fumeuses. Tel est le bilan peu flatteur de cette entreprise de longue haleine qu’on croyait (espérait ?) définitivement soldée. Or, visiblement, l’obsession n’a pas quittée King. C’est ce que ses admirateurs ont pu découvrir fin 2009 sur son site internet, avec l’apparition d’un sondage relatif à son prochain livre : que préférez vous, une suite à Shining ou un nouveau tome de La Tour sombre ? Le résultat, la victoire d’une courte tête pour la séquelle de Shining, importa peu puisque les deux livres virent le jour. Et c’était reparti pour le pistolero Roland Deschain, de Gilead, accompagné de son “ka-tet” (ou groupe) formé de l’ex-toxico Eddie, de l’ex-schizophrène Susannah, de l’ex-décédé Jake et du bafou-bafouilleux (un sympathique animal de l’entre-deux monde) Ote.
Après avoir déjoué les noirs dessins de Randall Flagg, qui aurait bien voulu les prendre au piège dans son palais d’Émeraude, le kat-tet continue à suivre le sentier du rayon en direction de la Tour sombre. Mais, alerté par le comportement de Ote et par un vieil homme qui les aide à traverser un fleuve, Roland oriente sa troupe vers le seul bâtiment en pierre du patelin abandonné le plus proche. Là, avec ce qu’il faut de bois pour entretenir un feu, ils pourront espérer passer sans encombre les longues heures du “coup de givre”, effrayante tempête au nom éloquent. Et puisque personne ne parvient à dormir, et que le feu est allumé, Roland raconte à sa troupe des histoires de son passé…
Situé entre Magie et cristal et Les Loups de la Calla, La Clé des vents est donc le volume 4,5 de La Tour sombre. Mais enfin, au sein de cette saga qui avance mollement quand elle ne retourne pas en arrière -et parfois les deux au cours d’un même tome-, cela ne veut pas dire grand chose. D’ailleurs Magie et cristal nous faisait déjà le coup de l’histoire racontée par Roland, ce que King justifiait alors par le besoin d’expliciter le passé de Roland qui était toujours assez flou. Pas de telles nécessités ici, et King prévient dès sa présentation que ce présent livre pourra se lire sans avoir trop suivi les tomes précédents pour peu qu’on daigne lire les quelques explications qu’il place à la même occasion. Notons au passage qu’il est tout de même assez ironique qu’après nous avoir fait bouffer de La Tour sombre un peu partout dans ses romans aussi bien que dans ses nouvelles -plus ou moins discrètement-, il décide pour son retour à la saga de ne pas exiger du lecteur qu’il soit déjà immergé dans son univers. Enfin, même si cette optique est certainement avant tout commerciale, on ne va pas s’en plaindre. Car elle permet à King de se libérer des contraintes qui l’obligeaient dans le dur de sa saga à s’éparpiller dans tous les sens pour donner l’illusion d’une cohésion réfléchie alors qu’elle était totalement improvisée. Et de cette liberté, King use à loisir…. Car à peu près la moitié de son livre ne parle pas de Roland de Gilead ni d’aucun autre personnage croisé dans les sept tomes de La Tour sombre ! La Clé des vents est composé en poupées russes : une histoire dans l’histoire dans l’histoire. C’est cette dernière qui sert de noyau à l’ensemble, étant la seule à se faire d’une traite, encadrée avant et après par la seconde, elle-même encadrée par la première. La première couche est celle du ka-tet abrité pendant la tempête, la seconde est celle d’une mission confiée à Roland, alors jeune pistolero envoyé traquer une créature appelée “garou” (comme un loup-garou sauf que la bête peut être n’importe quel animal) et la troisième, située à l’intérieure de la seconde, est un conte que raconta Roland au gamin d’une des victimes du garou, et que lui-même tenait de sa mère.
Passons brièvement sur la première histoire, celle avec le ka-tet, qui ne sert que de contexte à l’ensemble. Mélancolique et intimiste, elle ne fait que poser un contexte, celui des histoires au coin du feu, moment paisible entre deux aventures de la quête vers la Tour sombre. Seul Roland est un peu étoffé à cette occasion, atteint par le souvenir de sa mère et de son passé révolu… On commence à connaître la chanson.
La seconde histoire, celle du garou, est un mélange de western apocalyptique et d’horreur dans un trou, dont les habitants sont massacrés par le garou. Pris en étau par le cadre général et la longue interruption que constitue la troisième histoire, King a conscience qu’il ne peut vraiment pas faire grand chose de cette partie et s’adapte en conséquence. Ainsi, il passe la majeure partie de son temps à montrer les faiblesses du jeune Roland, pistolero novice, et de son comparse Jamie de Curry, tous deux pris dans un un patelin agonisant d’un monde en décomposition. L’aspect désolé est prédominent, allant de paire avec une certaine résignation qui se traduit par des personnages d’autochtones antipathiques, indifférents ou démotivés (comme le shérif du village, après avoir connu un certain âge d’or et après avoir même côtoyé à une occasion le père de Roland, maître de Gilead). Entre les remarques désobligeantes de cette population au sujet de son jeune âge, les autocritiques faites à rebours par le narrateur qu’il est devenu et ses propres troubles relatifs aux évènements narrés dans Magie et cristal et qui sont survenus peu avant cet épisode du garou (dont le meurtre de sa mère de sa propre main), le personnage central de La Tour sombre est quelque peu mis à mal. Cela participe de l’éducation à la dure qui a fait de Roland l’homme stoïque et sévère qu’il est devenu. Mais il n’y a vraiment rien de plus dans cette histoire qui progresse de façon limpide, et dont la résolution ne posera pas vraiment de difficulté, si ce n’est celle de gérer le cas de ce fils de cuistot orphelin après la dernière virée du garou au village (virée dont King ne se prive pas de décrire les effets gores). Ce qui nous amène à “La Clé des vents”, cœur de ce roman aux faux airs de recueil.
Délaissant ses personnages habituels, et ne conservant de l’Entre-deux monde que quelques symboles (le vocabulaire, les bafou-bafouilleux, les gardiens du rayon, Maerlyn le magicien…) King se replonge dans la fantasy pure et dure façon Le Talisman ou Les Yeux du dragon. Il raconte l’aventure du jeune Tim, fils d’un défunt bûcheron dont la mère s’est remariée avec l’ancien associé de son père, un homme alcoolique et brutal. Pour venir en aide à sa mère, devenue aveugle sous les coups de son beau-père, et sur les conseils du sinistre Collecteur d’impôts envoyé par les imposteurs de Gilead, Tim doit traverser la terrible Forêt sans fin pour y retrouver un remède miracle. Autrement dit, il s’agit d’une quête initiatique qui revêt les apparences d’un conte pour la jeunesse, avec quelques figures imposées du genre : pauvreté, beau-père abject, dragon, magicien, peuple mystérieux, enfant-héros courageux dépositaire d’une leçon de morale… Quelques touches de technologie sont également présentes, vestiges de la grande époque de l’Entre-deux monde, et aident à sortir un peu cette histoire du classicisme total. Du moins dans la forme, car dans le fond il n’y a rien de bien particulier à signaler. L’introduction, jusqu’au départ de Tim pour la Forêt sans fin, n’est pourtant pas dénuée d’intérêt grâce notamment à ce Collecteur qui en soumettant l’idée de cette quête a tout l’air de tendre un piège au jeune Tim. Il amène prématurément un élément fantastique au milieu de ce qui n’est alors qu’une fade tragédie familiale aux personnages caricaturaux. Mais ce n’est que lorsque Tim part en forêt -lieu des contes par excellence- que la novella prend son envol. Plus que les péripéties en elles-mêmes, sa plus notable qualité est certainement le soin apporté à l’atmosphère étouffante de cette forêt vierge peuplée par des monstres au sujet desquels King se garde d’en dire trop, leur simple présence étant en soit une menace constante. Le peuple de la forêt, visiblement des humains dégénérés par leur vie dans les marais putrides, ainsi que les bafou-bafouilleux, ou encore un étrange compas parlant et un tigre géant, contrebalancent activement ces périls et participent à la création de ce monde de la forêt plein d’enchantements en tous genres. King verse dans la fantasy et se montre capable d’en ressortir l’essentiel : le côté dépaysant et prompt aux surprises (le propre d’un monde inconnu est que l’on ne sait jamais ce sur quoi on va tomber). Autrement dit, “La Clé des vents” (l’histoire de Tim, non le roman de King) est un récit simple et linéaire, suffisamment pimenté pour être plus engageant que les premiers Yeux du dragon venus. Ceci étant, il ne va pas au-delà et le conte appris à Roland par sa mère, s’il suffira à captiver l’attention du lecteur (ainsi que du gamin du “Garou” à qui ce conte est raconté), ne dépassera jamais le stade de conte. Pas plus que La Clé des vents, cette fois le livre de King avec ses histoires gigognes pas mal foutues mais quand même bien plates, ne s’imposera comme le bouquin rédempteur d’une saga qu’il serait bon que King pense à clôturer pour de bon.