The Devil Bat : La Chauve-souris du Diable – Jean Yarbrough
The Devil Bat. 1940Origine : États-Unis
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Un chèque de 5000 dollars, ce n’est pas cher payé pour avoir rendu ses patrons riches à millions. C’est pourtant comme ça que le magnat des cosmétiques Henry Morton montre sa gratitude au Dr. Carruthers, créateur de ses produits phares. Un peu aigri, le scientifique n’en laisse rien paraître mais il est fermement décidé à se venger. C’est pourquoi il dote sa prochaine lotion d’après rasage d’un arôme ayant la propriété d’incommoder la chauve-souris mutante qu’il développe dans le plus grand secret au fond de son laboratoire. Sous couvert de leur faire tester le nouveau produit, Carruthers transforme donc Morton et sa famille en cibles de choix pour la créature que la presse va surnommer “la chauve-souris du diable”.
Moins de dix ans après Dracula, Bela Lugosi en est réduit à égrener les échoppes de la “Poverty Row”, cette avenue fictive qui désigne en fait l’amas de studios plus ou moins éphémères, toujours fauchés, qui abondaient le marché en séries B entre les années 20 et 50. Non qu’il soit totalement boudé par la Universal, puisque l’année précédente il apparaissait encore dans le Le Fils de Frankenstein aux côtés de Basil Rathbone et de Boris Karloff, mais il faut bien dire que l’intérêt des gros studios pour l’horreur – et donc pour lui- avait nettement baissé dans la seconde moitié des années 30. Les moyens alloués et la qualité générale s’en ressentaient. Tant et si bien que fréquenter la Poverty Row n’était plus forcément si dégradant pour un acteur en perte de vitesse et pouvait au moins laisser espérer une heureuse surprise qui pourrait lui redonner de l’allant. Cela ne se produira jamais : Poverty Row ou gros studios (Universal et RKO), Lugosi ne retrouvera plus son lustre d’antan et se cantonnera à des rôles tels que celui tenu dans ce Devil Bat passé dans le domaine public comme bien d’autres films estampillés “Producers Releasing Corporation” (dite PRC). L’une des plus emblématiques enseignes de la Poverty Row, puisqu’elle dura plus longtemps que les autres (1939-1946) et accoucha d’une bonne centaine de films, parfois sans passer par un distributeur tiers, et parfois même en les important de l’étranger. Avec quelques succès critique à la clef, sans parler du succès commercial qui conduisit la firme à investir davantage dans ses films, puis à être rachetée par un plus récent et plus ambitieux studio de la Poverty Row (Eagle-Lion Films). Tel fut le destin d’une de ces petites boîtes indépendantes qui pavèrent la voie de l’American International Pictures et de Roger Corman, qui héritèrent de leur façon de compenser un budget réduit par l’emphase donnée aux ingrédients perçus comme vendeurs. Quitte à singer les succès récents et à faire dans le racolage. En embauchant Bela Lugosi pour un film mettant en avant une chauve-souris, Jean Yarbrough, le réalisateur de ce Devil Bat, ne procède pas autrement. Mais il remet les pendules à l’heure !
Drapées dans des ailes aussi larges que disgracieuses, tapies dans des ruines, de mœurs nocturnes et suspectées de venir se repaître du sang des créatures vivantes, les chauves-souris sont les incarnations parfaites des vampires. Elles leurs sont systématiquement associées. Mais les pauvres bêtes servent bien trop souvent de faire-valoir et n’ont jamais l’honneur d’être le monstre principal. Au mieux, elles sont la forme que revêt un véritable vampire pour s’en aller zyeuter les donzelles par la fenêtre. Il était grand temps qu’elles occupent le premier rôle d’une production horrifique ! Toutefois, étant dépourvues d’un intellect suffisant, elles ont besoin d’une petite étincelle pour les mener sur la voie du crime. En juste retour des choses, c’est donc Bela Lugosi qui vient leur apporter grâce à tout l’attirail du parfait savant fou qu’est son Dr. Carruthers, qui dans son laboratoire s’amuse à leur donner une taille démesurée à grands coups de chocs électriques. Et le bougre s’en délecte ostensiblement ! Lui qui est unanimement apprécié tant par ses patrons que par la population de Heathville a toujours un grand sourire aux lèvres lorsqu’il s’agit de revêtir ses lunettes de protection pour assister à l’électrification de ses chiroptères. C’est le signe de son incomparable génie scientifique et de sa vengeance programmée. S’il n’éprouve pas pour elles l’affection qu’on pourrait ressentir envers un animal de compagnie (lorsque l’une d’elle est abattue, qu’à cela ne tienne, sa remplaçante est déjà prête !) il pare ses chauve-souris de toute sa fierté. Car si Morton et sa clique familiale le méprisent sans s’en rendre compte -comme avec ce chèque de 5000 dollars, une goutte d’eau par rapport à ce que ses inventions leur ont rapporté- lui leur retourne la pareille en jouant aux doux “rêveur” (le mot est de Morton lui-même). Avec la joie toute enfantine qu’il affiche lorsqu’il manipule ses éprouvettes et l’enthousiasme avec lequel il présente sa nouvelle lotion, il entretient la sympathie à son égard tout en confortant son image et en écartant les soupçons. Mais il se délecte également de sa vengeance imminente, d’autant plus appréciable qu’elle est particulièrement horrible. Savoureux, le personnage est servi par un Bela Lugosi fidèle à lui-même : il met tout son entrain à incarner ce savant fou agissant sous cape, bien moins philosophe qu’un Victor Frankenstein de tout autre envergure et qui a des côtés effectivement naïf, si ce n’est effectivement enfantin.
Pour résumer hâtivement l’image véhiculée par chaque monstre sacré de l’épouvante : Boris Karloff symbolise la monstruosité, Christopher Lee le sinistre, Peter Cushing le fanatique, Vincent Price le gentleman décadent… Et Bela Lugosi est quant à lui le roi des vilains de série B à l’ancienne. Cela s’est fait parfois à son détriment, avec pour corolaire de verser dans le ridicule, et il est facile de voir pourquoi sa carrière américaine ne fut qu’une longue pente une fois passé son rôle emblématique de Dracula. Mais d’un autre côté il continue à briller lorsque le film dans lequel il joue prend le parti de l’humour sans vouloir à tout prix terrifier son public. Ce qui est le cas de The Devil Bat dont le second degré n’est pas sans évoquer les séries B qui fleuriront à partir des années 50, pile au moment où Bela Lugosi s’éteignait en disant “Je suis le comte Dracula, je suis le roi des vampires, je suis immortel” selon Edgardo Franzosini, auteur d’une biographie parue en 2020 (bien que ce genre de citations fleure bon l’apocryphe). De là à penser que sa carrière aurait pu redécoller dans les années 50 et que Ed Wood fut un visionnaire, il n’y a qu’un pas. Et le film de Jean Yarbrough conduit à le penser : sachant habilement manier le second degré sans verser dans la pitrerie ouverte, il passe outre ses limitations budgétaires et son scénario hautement improbable -l’insistance avec laquelle Carruthers pousse les Morton / Heath à essayer sa lotion est pour le moins suspecte- pour exposer sans gêne aucune ses chauves souris géantes, qui à l’instar des vampires sautent à la gorge de victimes toutes désignées. La différence étant ici que ces victimes sont des hommes s’étant aspergés de la fameuse lotion d’après rasage. Cela paraîtrait grotesque si Yarbrough -futur réalisateur de films avec Bud Abbott et Lou Costello- ne démontrait à de nombreuses reprises qu’il ne prend pas cela au sérieux. Lugosi l’aide beaucoup, mais il compte aussi sur le binôme de journalistes enquêtant sur cette “chauve-souris du diable” et qui à défaut de réussir à la prendre en photo n’hésitent pas à mettre en scène une chauve-souris empaillée, avec l’aide d’une ingénue française particulièrement éprise de l’un des deux. Stratagème tombant à l’eau à cause d’une étiquette “Made in Japan”. Pour autant, ces journalistes et plus particulièrement l’un des deux sont véritablement les héros du film, principalement parce que contrairement aux autres ils n’ont aucun a priori positif envers Carruthers et qu’ils parviennent à établir le lien entre chaque victime et la lotion de Carruthers. Leur enquête n’est guère fouillée et n’a jamais eu l’ambition de l’être : il ne s’agit que de faire progresser un scénario dont le principal intérêt est Carruthers et ses créatures. Mépriser autant ses “héros” témoigne de la conscience qu’a le réalisateur de ce que le public attend d’un tel film, qui ressortira d’ailleurs quelques années plus tard sous forme de double-programme avec L’Échappé de la chaise électrique, et qui entraînera une séquelle, Devil Bat’s Daughter.
Quid des chauves-souris ? Puisque Bela Lugosi leur fait l’honneur de leur confier ses basses besognes, elles occupent une place de choix. La tâche de représenter l’horreur leur incombe, étant ici les alter ego de ce vampire édenté qu’est Carruthers. Mais les chauve-souris ont longtemps eu la malchance d’être mal reproduites à l’écran, y compris dans de grosses productions. On ne saurait dire qu’il en va ici autrement : les bestioles de bonne taille que manipule le scientifique dans son laboratoire ne sont pas exactement criantes de vérité. Elles apparaissent même tellement informes que Yarbrough se sent obligé d’insérer des stocks shots de véritables chauve-souris ne ressemblant en rien aux apathiques peluches maniées par Lugosi. En revanche elles se montrent étonnamment réussies dès qu’elles deviennent mobiles, ce qui ne manque pas de surprendre. Loin des reproductions numériques, évidemment, mais aussi mal dégrossies soient-elles, ces chauves souris ne choquent pas et seraient même convaincantes. Il faut dire que le réalisateur ne s’appesantit pas sur leurs assauts d’une poignée de secondes tout au plus. Par contre, il aime à les montrer juste avant, voltigeant dans les airs, ou juste après, retournant au bercail. Il aime aussi projeter leurs silhouettes sur les gros titres des journaux (genre de plans dont les années 30 étaient friandes), histoire de montrer que la population de Heathville vit sous la terreur de la “chauve-souris du diable”. Ainsi les scènes d’action contribuent à crédibiliser un film qui partait pourtant sur des mauvaises bases. Ou plus précisément sur une base de série B d’avant-guerre ouvertement caricaturale, entre savant fou, laboratoire en carton-pâte, stocks shots grossièrement balancés et monstre en carton rigide. Yarbrough revient à ce milieu régulièrement, sans que cela ne nuise à l’ensemble justement parce qu’il affiche une autodérision bienvenue et qu’il réussit à établir un équilibre maintenant le film au niveau du second degré sans jamais cesser d’assurer le spectacle. La Poverty Row avait pour but de récolter des bénéfices faciles, mais comme pour toute série B qui se respecte, elle pouvait parfois et comme ici le faire sans se foutre ni de ses produits ni de ses spectateurs. Toute une tradition qui se construisait !