Les Nuits de Dracula – Jess Franco
El conde Drácula. 1970Origine : Espagne / R.F.A. / Italie / Liechtenstein
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S’imposer devant Bela Lugosi comme le principal interprète de Dracula de l’histoire du cinéma, c’est bien. Mais ça ne suffit pas à contenter Christopher Lee, qui a toujours regretté les libertés prises par la Hammer avec le roman de Bram Stoker. Il aurait bien aimé jouer dans une adaptation fidèle. Ayant eu vent de cette envie, Jess Franco se lança dans un tel projet, assuré de la présence de la star. Le réalisateur espagnol était alors en pleine effervescence créatrice, et sa collaboration tumultueuse mais productive (sept films en l’espace de deux ans !) avec le producteur britannique Harry Allan Towers lui assurait un petit côté respectable que l’on ne trouvera plus guère lorsque le réalisateur passa quelques années plus tard chez les zouaves d’Eurociné. Ainsi, il se montra ambitieux niveau casting. Christopher Lee en Dracula et Vincent Price en Van Helsing, rien que ça ! Hélas pour le bon Jess, Price ne put se libérer de son engagement contractuel auprès de l’American International Pictures, et il dut se rabattre sur un autre Price, Dennis, qui lui aussi déclina. En fin de compte ce fut Herbert Lom qui fut recruté pour jouer les Peter Cushing. Quant à Klaus Kinski dans le rôle de Renfield, certains témoignages affirment que ce fut un piège. Ne voulant pas tourner ce film, le tempétueux allemand se vit offrir un scénario bidon l’invitant à jouer aux fous dans une cellule capitonnée. Et une fois tournées, ses scènes auraient été intégrées au montage des Nuits de Dracula. Une rumeur lancée par la production que dément Franco. Il est vrai que manger des insectes dans un asile et recevoir la visite d’une dame habillée à la mode victorienne n’est pas anodin. Difficile de croire que Kinski ne savait pas ce qu’il faisait… Quoi qu’il en soit, Les Nuits de Dracula peut tabler sur un casting fameux, que Franco compléta par lui-même (jouant un assistant de Van Helsing) et par ses acolytes habituels : Maria Rohm dans le rôle de Mina, Paul Muller dans celui de Seward, Jack Taylor dans celui de Quincey Morris (et décorateur de plateau derrière la caméra !), Fred Williams pour Jonathan Harker, Soledad Miranda pour Lucy (avant qu’elle ne prenne du galon et passe en tête d’affiche pour les prochains films de Franco)…
Pas besoin de résumer l’intrigue, tout le monde la connaît. Et c’est justement pour ça que Franco est attendu au tournant, lui qui affiche l’ambition de faire l’adaptation la plus fidèle au roman de Bram Stoker, respectant ses principaux événements. Ce qui ne l’empêche pas malgré tout de prendre quelques libertés avec les personnages ou avec les lieux. Arthur Holmwood passe à la trappe, remplacé par l’américain Morris qui était éconduit par Lucy dans la version de Stoker. L’hôpital dans lequel est recueilli Jonathan après s’être échappé du château de Dracula devient l’hôpital de Van Helsing, et Seward n’y est qu’un simple médecin. C’est là que les autres personnages se rendent pour assister le malade puis combattre le vampire. Ce qui conduit le film à se situer intégralement en Europe centrale sans passer par l’Angleterre, générant quelques errements au niveau de la logique. Que vient donc faire Dracula à cet endroit alors qu’il vient d’acheter une bâtisse en Angleterre ? N’avait-il rien d’autre à faire en attendant le déménagement que d’aller combattre les troupes de Van Helsing ? D’autre part, il est dit que l’hôpital se trouve à proximité de Budapest, en Hongrie… sachant que le château est censé se trouver à quelques encablures de l’hôpital et que l’un des personnages affirme voir les montagnes de Transylvanie par la fenêtre, on reste sceptique sur les connaissances géographiques de Franco et de sa cohorte de scénaristes. A moins que cela ne provienne d’un défaut de doublage ayant remplacé Bucarest par Budapest, ce qui reste ma foi fort possible venant de la part de gens qui n’ont pas hésité à modifier la moitié des noms inventés par Stoker. Toujours est-il que si les faits marquants du roman sont bien présents, il n’en va pas de même pour la cohérence spatiale, pourtant cruciale dans le livre.
Mais qu’à cela ne tienne, Dracula est une histoire suffisamment connue pour que les spectateurs puissent s’y repérer tout seuls. En revanche, le total manque de vie qui caractérise le film est nettement moins excusable. Un manque de vie qui n’a rien à voir avec celui des deux Nosferatu (le Murnau comme le Herzog), pour lesquels Dracula incarnait la mort, la peste et la désolation et dont la présence contaminait l’environnement. En voulant coller au plus près du roman tout en livrant un film d’à peine plus d’une heure trente, Franco est amené à se débarrasser de toutes les émotions véhiculées par Stoker. Par exemple, le séjour de Harker au château de Dracula amenait une montée progressive de l’angoisse couvrant presque une centaine de pages. Ici, l’intégralité de cette centaine de pages se retrouve réduite à une nuit : l’arrivée au château, la prise de conscience de l’emprisonnement, les trois vampirettes, la découverte de Dracula dans son cercueil, l’évasion… Alors oui, les faits marquants sont respectés, mais à quel prix ! Il est impossible de s’immiscer dans l’atmosphère de Dracula, qui était pourtant la principale qualité du livre de Stoker. Tout va beaucoup trop vite. C’est également le cas pour les personnages, qui n’ont pas le temps de nouer des liens entre eux. Ils donnent l’impression d’être de simples robots, sans aucune identité et sans aucune relation, suivant Van Helsing sans se poser de questions. Même Jonathan et Mina ne donnent pas l’impression d’être un couple. Et lorsqu’il faut tuer Lucy dans le cimetière, personne ne s’en émeut. Expédiant leurs scènes mécaniquement, les acteurs n’ont guère l’occasion de briller. C’est à peine si Maria Rohm et Soledad Miranda retranscrivent la portée érotique associée au mythe du vampire. Elles qui sont pourtant généralement peu avares de leurs charmes doivent ici se contenter d’adopter des mines suggestives lorsque Franco zoome sur leurs visages au moment où elles sont mordues. Klaus Kinski s’en tire un peu mieux, principalement grâce au fait que son personnage est en marge et n’a pas à extérioriser de sentiments, tout comme Christopher Lee, semblable à lui même et à son travail pour la Hammer, a ceci près que Franco a la bonne idée de le rajeunir au fur et à mesure du sang absorbé par le vampire (sans toutefois modifier sa personnalité sinistre) et de le gratifier lui aussi de quelques zooms (la marque de fabrique de Franco) mettant en valeur son profil de vampire.
Dommage donc que le gros du film tourne autour de Van Helsing et de sa bande de pantins. Ce manque de profondeur n’est pas sans répercussions sur le reste et se trouve par exemple en porte-à-faux face à la musique de Bruno Nicolai, dont les aspects vaguement symphoniques semblent bien pompeux pour un film à ce point peu porté sur ses personnages. Sans être l’écho de quoi que ce soit, le soin apporté aux images, flagrant, n’est également pas mis en valeur comme il le devrait. Ce qui est dommage, puisque Franco parvient à se démarquer de toutes les autres formes de cinéma gothique, que ce soit des couleurs automnales de la Hammer, des ténèbres d’un Mario Bava, du gothique des vieilles productions de la Universal ou de la flamboyance de Corman en optant pour des teintes froides à dominantes bleues, verdâtres ou jaune du plus bel effet, capables de faire oublier quelques grossières traces d’amateurisme (les chauves-souris en plastique, les bergers allemands au lieu des loups, les bruitages plus évocateurs de la jungle amazonienne que des forêts des Carpates, les fumigènes qui ne donnent pas une seconde l’impression d’être du brouillard, l’humour involontaire de ces animaux empaillés qui reviennent à la vie comme leurs homologues de Evil Dead 2…)
Les Nuits de Dracula peut être vu comme un cas d’école : voici un film techniquement bien foutu qui, à quelques exceptions près pas très importantes, respecte le livre qu’il adapte. Et pourtant, cela ne fonctionne pas, faute d’avoir oublié qu’une adaptation n’est pas qu’une somme de péripéties reprises à l’identique mais aussi la capacité à respecter des aspects plus subjectifs, comme les interactions entre les personnages ou encore la gestion des plages apparemment anodines, moins portées sur l’action mais pourtant indispensables en terme d’équilibre. Cela aurait forcément nécessité une implication plus personnelle de la part de Franco, un point de vue sur le livre permettant d’orienter le film dans une direction donnée (comme l’ont fait par exemple Murnau en jouant la noirceur absolue ou Coppola en misant sur le romantisme à outrance), ce dont le film manque totalement.