CinémaDrame

La Dernière femme sur Terre – Roger Corman

Last Woman on Earth. 1960

Origine : États-Unis
Genre : Drame
Réalisation : Roger Corman
Avec : Antony Carbone, Betsy Jones-Moreland, Robert Towne et des quidams embauchés au hasard

A peine montée que la Filmgroup tourne déjà à plein régime ! Inaugurée avec La Femme guêpe, la compagnie des frères Corman a enchaîné avec Ski Troop Attack, Atlas, La Petite boutique des horreurs ainsi qu’une demi-douzaine de films réalisés par d’autres que Roger Corman (dont Monte Hellman, qui fit ses grands débuts avec La Bête de la caverne hantée). Immédiatement après La Petite boutique des horreurs, et peut-être nostalgiques de la doublette exotique Naked Paradise / She Gods of Shark Reef, Corman et quelques acolytes prirent la direction de Porto Rico pour deux productions planifiées qui seront suivies d’une troisième, improvisée. Ce qui à l’ère du DVD formera ce que l’on a appelé outre-atlantique la “Trilogie porto-ricaine” : Battle of Blood Island (adaptation d’un roman de Philip Roth signée Joel Rapp), La Dernière femme sur terre et La Créature de la mer hantée. Trois films fort différents les uns des autres, le premier étant un film de guerre, le second un drame sur fond de science-fiction et le troisième un parodique mélange entre polar et film de monstre. Mais tous trois ont en commun leurs moyens extrêmement limités, propres aux productions Filmgroup, ainsi que leur chute dans le domaine public… Tant et si bien que ces films sont parfois ressortis des limbes différemment de ce qu’ils étaient en y entrant. Ainsi, comme plusieurs autres films de Corman, La Dernière femme sur Terre s’est vu rajouté quelques séquences additionnelles (conçues par Monte Hellman) histoire de rallonger un peu sa durée. Il a aussi perdu sa couleur lors de son passage à la télévision, et c’est bien souvent cette version en noir et blanc que l’on trouve sur internet. Toutefois, une copie en couleurs a également fini par refaire surface… C’est elle qui doit être privilégiée, non seulement parce que le film a été conçu ainsi mais aussi parce que ce serait dommage de se priver des décors paradisiaques. Encore qu’il soit bien difficile d’apprécier les teintes baveuses et délavées de cette version qui mériterait un bon gros lifting.

Venu à Porto Rico pour y prendre du bon temps, l’homme d’affaire Harold Gern ne se laisse pourrir la vie ni par sa femme Evelyn, lassée de n’avoir jamais voix au chapitre, ni par son avocat Martin Joyce, qui s’évertue à dépatouiller Harold d’un scandale financier. Il aimerait autant que ses deux compagnons profitent des lieux, et c’est pourquoi il les convie à une petite séance de plongée. Ce faisant, il leur sauve la vie ! Car en remontant à la surface, ils constatent qu’il n’y a plus âme qui vive : un mystérieux phénomène a en effet temporairement supprimé tout oxygène jusqu’à étouffement général. Ce à quoi le trio a échappé grâce à leurs bonbonnes. Mais du coup, que faire de sa vie lorsque toute l’humanité semble avoir disparu ? Harold en aura-t-il pour autant perdu son dirigisme ? Et Evelyn va-t-elle encore supporter longtemps son mari ? Ou bien sera-t-elle séduite par Martin, lui-même horripilé par son désormais ex-employeur ?

Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme. Y compris le brave Robert Towne, scénariste promis à un brillant avenir mais qui à ses débuts peinait à suivre le rythme de son productif commanditaire. C’est ainsi que lorsque le moment arriva de partir pour Porto Rico, Towne n’avait pas fini de rédiger le scénario demandé par Corman. Ne pouvant se permettre d’embarquer un nouveau passager, celui-ci poussa donc Towne à se faire également acteur (sous le pseudonyme d’Edward Wain), ce qui lui permettrait de rendre son travail dans le temps imparti. Un travail qui fait la part belle aux personnages et qui ravale l’argument science-fictionnel au rang de symbole permettant de se livrer à une étude de caractères. La fin de l’humanité, si elle impacte bien le moral de Evelyn et de Martin, n’est pas plus exploitée que cela. Rod Serling en aurait fait un épisode de La Quatrième dimension et se serait concentré sur les défis à relever par son groupe de survivants, mais Corman s’intéresse peu au sujet. C’est d’ailleurs à peine s’il esquisse une scène “apocalyptique” en pleine ville qui se résume à une fillette morte dans le caniveau et à une voiture qui finit sa course dans le décor. Fuyant ce que le manque de moyens ne lui permettait de toute manière pas trop (surtout en deux semaines de tournage), il envoie vite ses personnages dans une villa isolée près de l’océan où il pourra à loisir disserter sur son triangle amoureux. De cet isolement justifié par le compréhensible argument d’éviter les odeurs de décomposition, il ressort que la personnalité de chacun des protagonistes va s’exacerber. Il y a continuité entre la période pré-apocalypse et la période post-apocalypse. A ceci près que la fin de la civilisation fait tomber des barrières… Mais pas en un coup de cuillère à pot : il y a tout un processus consistant à s’affranchir de la force de l’habitude et de la bienséance, et c’est ce processus qui intéresse Corman et Towne.

Harold Gern est probablement le moins impacté par l’événement. Et pour cause : n’ayant toujours fait que ce qu’il voulait, y compris en s’affranchissant des lois, il n’y a pas de raison pour qu’il y ait de gros bouleversements à attendre chez lui. Les autres étaient à son service, et ils doivent le rester, car dans sa magnanimité il fait rejaillir son succès sur eux. C’est du moins ce qu’il pense. En bon entrepreneur, il entend prendre la direction des opérations, s’arrogeant le pouvoir de décision aussi bien que la propriété des biens… et des personnes. Son bateau, sa voiture, sa femme, son avocat. Tout est à sa botte. Pour autant, l’homme ne se montre pas tyrannique et passe pour un bon vivant. Car cette situation est pour lui naturelle, et il est impensable qu’il puisse en être autrement. Métaphoriquement, Harold incarne un statut social supérieur et porte une foi inébranlable dans sa supériorité et dans le bienfait qu’en retirent les autres. Sauf que désormais, ce qui le plaçait au-dessus des autres n’existe plus. Sa façon d’être, déjà mal vécue avant, n’est plus justifiée par un quelconque ordre social. Même son mariage n’a plus de sens : Evelyn était déjà détachée de lui et glisse désormais lentement mais sûrement dans les bras de Martin, avec qui elle partage une existence dans l’ombre de Harold et une volonté d’être estimée. Ce qui est toujours mieux que de glisser dans l’alcoolisme puisque telle semblait être la pente dans laquelle elle s’était engagée. Toutefois, on ne peut forcer sa personnalité lorsque celle-ci a été aussi longtemps écrasée. D’où des hésitations des deux côtés, comme si leur liberté restait un doux rêve dont ils ne peuvent s’approcher que timidement, au gré des rares moments où ils sont seul à seule. Ils auraient besoin d’un bon coup de pied au derrière pour franchir le pas, et c’est ironiquement Harold lui-même qui leur donnera après avoir surpris leur flirt et recadré les choses : Evelyn, la dernière femme sur Terre (d’où son surnom de “Eve” faisant écho à la première) est SA femme. Pas touche. Sauf que les deux tourtereaux s’enhardissent et bravent l’interdit. Les poings dans la gueule remplaceront alors les coups de pieds au derrière, et le film dans sa dernière partie de s’orienter dans une course-poursuite dans laquelle Corman fait la part belle au patrimoine naturel et bâti de Porto Rico, non sans avoir recours à un symbolisme un peu grossier à base d’Eglise et de pardon…

Pour un film fait à la va-vite dans une ambiance propice à la désinvolture (la villa côtière où se situe l’intrigue était également le lieu de résidence de l’équipe), La Dernière femme sur Terre est très honorable. Il était clair que Corman était mûr pour concevoir un drame en bonne et due forme dont l’aboutissement sera le formidable Intruder. Quant à Robert Towne, s’il se sort honorablement de son rôle de Martin (avant d’être scénariste il fut formé au métier d’acteur), il s’est surtout montré capable de rédiger une analyse assez fine de personnages évitant la caricature et faisant l’impasse sur les penchants satiriques habituellement employés par Corman. La Dernière femme sur Terre est un film assez singulier dans la filmographie de ce dernier et, décidément, il serait bon que quelqu’un pense à lui faire subir un ravalement de façade pour le mettre en valeur comme il le mériterait.

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