La Dame du vendredi – Howard Hawks
His Girl Friday. 1940Origine : Etats-Unis
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Comme beaucoup des ses collègues de l’époque de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, ce film de Howard Hawks est adapté d’une pièce de théâtre, dont il s’agit ici de la deuxième version après The Front Page, presque 10 ans plus tôt. La Dame du vendredi fait partie d’un genre comique en vogue à l’époque, le screwball (plusieurs représentants de ce genre sont même cités dans le film), dont la moindre des qualités n’est pas de s’attaquer à des domaines politiques et sociaux il est vrai plus que jamais motivés par la difficile situation qu’était celle de l’Amérique dépressionnaire d’entre le crash boursier de 1929 et l’entrée en guerre de 1941. C’est donc dans ce contexte que Hawks choisit d’ancrer son film, qui abordera les domaines de la politique mais aussi du journalisme.
L’histoire nous présente Walter Burns (Cary Grant), rédacteur en chef peu scrupuleux du journal démocrate le Morning Post, basé à Chicago. Un beau jour, il reçoit la visite de son ex femme, Hildy Johnson (Rosalind Russell), qui est en plus la journaliste vedette de la rédaction. Celle-ci lui annonce son mariage prévu pour le lendemain avec un certain Bruce Baldwin (Ralph Bellamy), agent d’assurances, et de ce fait son départ non seulement du Morning Post mais aussi de Chicago, puisqu’elle envisage de se consacrer désormais à la vie de famille dans un cadre paisible. Guère satisfait de perdre son ex-femme et son employée modèle, Walter ne va pas se démonter pour autant et va s’arranger pour lui confier malgré elle la couverture de l’affaire Earl Williams, cet ex bibliothécaire au chômage ayant été condamné à mort pour le meurtre d’un policier noir. L’éxécution est prévue pour le lendemain, jour des élections municipales, chose qui a été particulièrement influencée par le maire républicain (et donc ennemi du Morning Post), dont le soutien à cette peine capitale est dû au besoin des votes de la communauté afro-américaine et des américains moyens à qui il tente en plus de faire croire que Earl Williams est un communiste, comme en témoigneraient les manifestations d’opposition gauchistes qui menaçent de secouer la ville…
Alors une comédie, certes, et une belle, mais une comédie dont les bases reposent sur une réalité pas forcément très joyeuse, enfouie de façon marquante au coeur du film par des personnages secondaires beaucoup moins exubérants que les principaux, mais qui sont pourtant les seuls à disposer d’une moralité humaniste. Prenons Earl Williams, par exemple. Le meurtre dont il s’est rendu coupable n’est pas un meurtre de sang froid, prémédité, et il découle de la crise du chômage qui a vu cet homme employé 16 ans au même endroit être licencié du jour au lendemain pour finir par être considéré comme un paria par la police. Placé au coeur du tourbillon créé par la presse et les politiciens, il est durant tout le film manipulé par des intérêts divergeants ne se souciant finalement que peu ou prou de sa véritable histoire. Seule la réélection compte pour le maire et son entourage (le shérif, notamment), et seuls les scoops sont à considérer pour les journalistes. C’est ainsi que dans un premier temps, Earl sera considéré par les tenants de la peine de mort comme un meurtrier abject parfaitement conscient de ses actes, qu’on se plait à faire passer pour un communiste émissaire de Staline en surfant sur la peur du rouge, qui dix ans avant la guerre froide était déjà à la mode. Instrumentalisé, il le sera également par les médecins chargés d’examiner sa psychologie (conscient de ses actes ou pas ?), par le gardien de la prison (qui se fait des sous en accordant des droits de visites officiellement interdits) et bien entendu par la presse dont Walter et Hildy, bien que démocrates et opposés à la condamnation à mort, font parti. En quête d’un scoop, ils mettront la main sur Earl Williams après que celui-ci se soit évadé, voyant en sa protection le moyen de s’assurer d’un scoop remarquable, capable de pousser Hitler et la guerre en Europe dans la rubrique «mondanité» ! Williams ne sera ainsi pas ménagé pour être caché de la vue des autres journalistes : ils le planqueront dans un meuble, littéralement comme un objet ! Il s’agit d’une entrave à la justice ? Tant pis, puisque le maire lui-même a beaucoup à se reprocher, comme par exemple d’avoir acheté le silence du coursier lui ayant amené la notification de grâce ordonnée par le gouverneur ! Des gens comme ce coursier, il y en aura plusieurs dans le films, et à coup de corruption, ils serviront au camp des policitiens et au camp des journalistes dans leur bataille publique. Dans tout cela, le véritable fond de l’affaire se perd, et l’humanisme est bafoué. Personne ne se souciera non plus de la petite amie de Williams, tour à tour méprisée et exploitée par la presse, qui ira jusqu’à se défenestrer dans l’indifférence générale. Le seul intérêt que son acte suscitera sera celui du scoop. Bref tout comique que soit le film, il démontre avec brio l’incroyable cynisme d’une élite ayant totalement rompu avec des notions aussi simples que la compassion et la vérité (à ce titre, La Dame du vendredi est à rapprocher des excellents L’Extravagant Mr. Deeds et Mr. Smith au Sénat, de Frank Capra, en moins idéaliste puisqu’il n’y a pas vraiment de personnages positifs).
Même au niveau privé, Walter Burns n’agira que selon ses intérêts personnels, qui sous couverts de bonnes paroles calculées écraseront les personnages faibles, comme ce Bruce Baldwin appelé à être le futur mari de Hildy. Simple agent d’assurances, le personnage de Ralph Bellamy n’a pas l’habitude d’être confronté à des hommes comme Walter, et il se fera proprement bouffer par la personnalité de celui-ci, prêt à enrober ses sornettes et ses moqueries par un discours en apparence plein de bon sens mais pourtant incroyablement manipulateur (Bruce aura ainsi l’impression d’être le mauvais garçon dressant Hildy contre le généreux Walter, et il s’en excusera !). Si le film de Howard Hawks se révèle dans le fond très corrosif, il enveloppe sa noirceur dans la gouaille de ses personnages principaux, formidablement interprétés par Cary Grant et par Rosalind Russell. Le premier est un bonimenteur patenté, charmeur cynique et calculateur, jamais trop regardant sur les moyens à sa disposition (afin d’éloigner Bruce et sa famille, il n’hésite pas à arnaquer le premier -qui ira trois fois en prison dans cette même nuit- et à faire kidnapper sa mère par un de ses amis mafieux !). La seconde est à vraie dire l’épouse parfaite de Walter, elle est la seule à rivaliser avec lui, à connaître ses stratagèmes, ce qui fera d’eux certainement l’un des plus beaux couples vus au cinéma. La première partie du film, dans le bureau de Walter, et la seconde, au restaurant, seront ainsi de grands moments de comédie dans lesquelles une véritable guerre de réthorique fait rage. Non pas que la troisième partie soit moins bonne, non, mais elle a tendance à s’intéresser davantage au côté politique, laissant (un peu) de côté les relations entre Walter et Hildy. Celles-ci sont donc assez croustillantes, et les répliques défilent à la vitesse d’une rafale de fusil mitrailleur. Les dialogues sont magnifiques et le flot soutenu de paroles témoigne de la personnalité des deux protagonistes. Walter, selon ses méthodes habituelles, cherche à embobiner son interlocutrice. Il a recours aux sarcasmes (il ironise beaucoup sur la vie de famille à la campagne), aux mensonges («Je te le jure sur la tombe de ma mère ! » / « Mais ta mère n’est pas morte! / « Sur la tombe de ma grand-mère, alors, ne pinaille pas ! ») et aux renversements des valeurs du mariage («Vous, les femmes, vous croyez que le divorce, c’est pour la vie ! »). Mais Hildy ne se laisse pas faire, et lui répond aussi sec, du moins quand elle n’a pas a garder sa dignité aux yeux de son fiancé Bruce, qu’elle doit en outre protéger de la gouaille de Walter. Chose peu aisée, et c’est donc ainsi que Walter exploitera le point faible de Hildy, la poussera à suivre le cas Earl Williams et la fera revenir à ses côtés en la replongeant tête la première dans le monde particulier du journalisme, auquel qu’elle le veuille ou non, elle appartient.
Le rythme est pour le moins soutenu, et Howard Hawks utilise à très bon escient l’origine théâtrale du film en conservant une relative unité de lieux (seuls trois endroits sont présentés : le bureau de Walter, le restaurant et la salle de presse du tribunal) et une unité de temps (une soirée et une nuit) qui permettent au réalisateur de se concentrer uniquement sur ses deux personnages principaux et sur l’effervescence perpétuelle qu’ils apportent avec eux. La meute de journalistes et d’hommes politiques qu’ils côtoient sont à peu près comme eux, d’un grand cynisme qui les ferait presque passer pour des personnages sympathiques si il n’y avait ces quelques personnages faibles et très humains, qui se font régulièrement écrasés par le style «rouleau compresseur » de ces assemblées de bonimenteurs.
La Dame du vendredi est un grand film, une grande comédie véhiculant sous ses dehors guillerets et enlevés une satire très acide sur ceux qui nous dirigent et ceux qui dirigent l’opinion publique. Le charisme certain et les discours pimentés de Walter Burns auraient tendance à faire oublier la vraie nature de sa personnalité et celle du système entier dans lequel il s’inscrit (car ici les Partis politiques ne sont qu’une facade et les méthodes sont les mêmes partout). Ce constat, valable alors au croisement de la dépression des années 30 et de la Seconde Guerre Mondiale, l’est tout autant de nos jours, où la communication politique et médiatique se fait remarquer par un rare cynisme arrivant à faire passer une image positive de populistes carriéristes certainement pas complexés par l’intégrité que leurs postes exigeraient.