Le Mercenaire – Sergio Corbucci
Il Mercenario. 1968Origine : Italie / Espagne
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Le Mercenaire a beau compter tout une horde de scénaristes, il a beau aussi avoir comme réalisateur le grand Sergio Corbucci, c’est bel et bien le style Franco Solinas que l’on retient du film. Membre du Parti Communiste Italien, pour lequel il travailla en temps que critique cinéma, il fut déjà derrière le magistral El Chuncho, de Damiano Damiani en 1966. Un film largement inscrit dans une logique révolutionnaire marxiste, extrêmement critique sur l’ingérence américaine et d’un romantisme militant comme l’on en fait malheureusement plus. Deux ans plus tard, en 1968, Le Mercenaire ne change rien. Il faut dire que la colère de Solinas a de quoi être attisée : l’Amérique est au Vietnam, plus arrogante que jamais, et le monde entier se soulève contre l’oppression. Et le scénariste libertaire de reprendre à peu près la même histoire que pour El Chuncho : une poignée de mineurs menés par Paco Roman (Tony Musante) se rebellent contre leurs exploiteurs à la solde des américains, et décident de poursuivre le mouvement révolutionnaire face à l’armée républicaine régulière, épaulée du riche Curly (Jack Palance). Incultes en matière stratégique, ils auront recours aux services d’un mercenaire aussi cynique que doué, en la personne de Sergei Kowalski, dit le Polak (Franco Nero). Leur route pour la propagation de la liberté les ménera plusieurs fois sur le chemin de Curly et elle permettra également à Paco de se trouver une petite amie cultivée et révolutionnaire en la personne de la fougueuse Columba (Giovanna Ralli)…
C’est à une véritable fresque libertaire que nous assistons là. Solinas ne se contente pas de montrer des peónes mexicains faire une révolution : il analyse à la fois avec une tendresse énorme et avec un humour mélancolique le combat mené par ces naïfs ouvriers, qui ne savent rien du Mexique, de la stratégie révolutionnaire, et qui ne savent même pas écrire. Le film démarre d’ailleurs de façon singulière, puisqu’il nous présente celui qui sera le héros, Paco, en train d’amuser une gallerie de bourgeois dans son costume de clown, sous les yeux du mercenaire joué par Franco Nero. L’essentiel du film sera en fait le récit des événements ayant menés Paco là où il se trouve à l’ouverture du film. Le retour en arrière nous amène aux prémices, lorsque les mineurs se révoltent contre leur patron bourgeois, capitaliste moqueur dont le destin sera pour le moins à la hauteur de l’humiliation qu’il imposa à ses ouvriers. Le mouvement révolutionnaire n’est alors qu’à l’état de germe, et il faudra l’intervention du Polak puis de Columba pour qu’il devienne vraiment concret. Le premier apportera moyennant finance son savoir militaire, et la seconde quand à elle représentera une facette plus idéologique et intellectuelle de la Révolution, faisant ainsi naître chez Paco cette conscience d’appartenir à une classe en lutte qui lui faisait défaut (via la mention du nom de Simón Bolivar, figure de proue de l’émancipation de l’Amérique latine coloniale, et référence actuelle de Hugo Chavez au Vénézuela). Tout ne va pourtant pas devenir rose : les problèmes restent considérables, ne serait-ce qu’au niveau de la force de frappe. Solinas a certes une grande affection pour la Révolution et pour les peónes, mais il est aussi conscient de leurs insurpassables limites. Leur idéalisme forcené d’abord, qui peut les amener droit au cimetière. Ensuite leur perméabilité face aux éléments extérieurs.
Si El Chuncho montrait un yankee infiltré au sein du mouvement, le traître ici ne sera peut-être pas aussi dangereux, mais en tout cas il démontrera les failles de l’organisation. Exploitant en quelque sorte lui aussi les rebelles, le Polak posera ses conditions et parviendra à prendre la tête d’un mouvement dont il est la tête pensante, posant des conditions drastiques replongeant volontiers les camarades de Paco dans la misère de laquelle ils étaient sorti. Droit prioritaire sur les butins, sur la nourriture, sur l’eau… Il mène la Révolution, certes, mais le prix est bien grand. Il faudra l’intervention de Columba et de son volontaire “sacrifice de cuissage” pour que Paco trouve la force nécessaire au rejet de cette nouvelle hiérarchie qui de plus n’est même pas sûre de porter ses fruits. Se posera alors la question inverse, et un retour à un idéalisme suicidaire, achevant de prouver d’une part le besoin d’une organisation forte et expérimentée (“le Parti, avant-garde du prolétariat”, dirait Lénine) et d’autre part la nécessité de ne jamais perdre sa liberté au sein de cette organisation. Tout le problème de Paco et de ses compañeros se trouve justement ici : il n’y a pas de juste milieu, et la Révolution semble à long terme être sur de très mauvais rails. Solinas ose même rire de ses révolutionnaires, parfois vus comme des enfants (Paco cherchant la bagarre avec le Polak en plein milieu d’une basse-cour)… Mais il ne les ridiculise jamais, et la dignité de leur cause va de paire avec l’allure hautement libertaire des combats qu’ils mènent sur le terrain. C’est là qu’intervient vraiment Corbucci, qui comme Damiano Damiani pour El Chuncho parvient à livrer des scènes de combats dantesques, marquées par la libération des prisons, par la revanche des faibles sur les forts (certaines “sanctions” sont elles aussi d’une haute teneur comique), par une bonne humeur reproduite par des chants populaires mexicains, par une frénésie de violence populaire symbolisée par l’emploi des mitrailleuses… C’est du grand art, et le film est maîtrisé de bout en bout. Morricone à la BO a rarement fait mieux (Tarantino lui repiquera au moins deux de ses musiques pour Kill Bill, en plus de reprendre l’idée de la “liste” de tâches à accomplir), et les acteurs, que ce soit Tony Musante en leader révolutionnaire naïf, Franco Nero en mercenaire profiteur, Giovanna Ralli en belle et intelligente combattante ou encore Jack Palance en froid mercenaire à la solde de la dictature, tous se fondent parfaitement dans la fresque de Solinas. L’harmonie est totale, et le style de Corbucci n’a strictement rien à envier à celui de Leone, à qui il fait d’ailleurs un clin d’oeil en reprenant sur la fin le duel final de Le Bon, la brute, le truand et en y ajoutant plusieurs rebondissements pendant et après. La fin du film tarde à venir, on pourrait même dire que ça n’en finit plus de finir… Même lorsqu’elle semble perdue, la lutte continue. Même quand les personnages semblent être sur le point de voir leurs chemins se séparer, quelque chose vient les réunir. La Révolution ne s’arrête donc jamais aux situations, et la lutte continuera en permanence…
Le Mercenaire est un film magnifique, la trace d’un style cinématographique aujourd’hui éteint. Un western politique libertaire jusqu’à l’extrême (un peu anar’ sur les bords, même). Le cinéma étant ce qu’il est, Solinas peut se permettre de verser dans le romantisme, de continuer à idéaliser une lutte qu’il sait perdue d’avance pour ses personnages. Le scénariste ne laisse pas de place au débat : ses idées sont justes et la lutte pour la liberté et l’égalité est honorée comme elle se doit, avec ses défauts et avec ses qualités. A notre époque où une grande majorité de cinéastes ont peur de monter au créneau dans un spectacle intelligent et radical, où toute alternative révolutionnaire est bannie (on ne répétera jamais assez que la chute des idéaux marxistes n’est pas une bonne chose mais une catastrophe pour les peuples, devenus passifs à force de se voir soumis à un seul modèle, au capitalisme en temps que “fin de l’Histoire”), Le Mercenaire est une oeuvre salutaire, qui avec son camarade El Chuncho mériterait d’être autant, voire plus connue que les films de Sergio Leone.