CinémaDrame

Johnny s’en va-t-en guerre – Dalton Trumbo

johnnysenvatenguerre

Johnny got his gun. 1971

Origine : États-Unis 
Genre : Drame 
Réalisation : Dalton Trumbo 
Avec : Timothy Bottoms, Kathy Fields, Jason Robards, Donald Sutherland…

Lorsqu’il réalise Johnny s’en va-t-en guerre, Dalton Trumbo a 66 ans. Il s’agit là de son premier et dernier film en tant que réalisateur. D’ailleurs il ne devait à l’origine même pas faire le film lui-même. Il comptait le confier à son ami Luis Buñuel. Mais celui-ci jugeait à juste titre que Johnny s’en va-t-en guerre se devait d’être réalisé par Trumbo, tant le film était la synthèse de l’état d’esprit du scénariste, blacklisté par McCarthy dans les années 50, et qui se fit (re)connaître par la suite, avec, entre autres, le scénario du Spartacus de Kubrick. Quoi qu’il en soit, Johnny s’en va-t-en guerre existait bien avant son adaptation cinéma. Le livre, écrit à la fin des années 30 par Trumbo lui-même, connu un parcours particulier. Repris par les militants d’extrême-droite américaine (bien qu’écrit par un sympathisant communiste), il parlait à l’origine du choc créé par la barbarie de la Première Guerre mondiale, barbarie qui se profilait de nouveau avec les velleités nazies et fascistes. D’où bien sûr la consternation de Trumbo, quand son livre fut repris par l’extrême-droite. Anti-guerre, son livre l’est, et violemment. Pourtant, Trumbo soutint la seconde guerre mondiale. Toute la planète était concernée, et la menace était réelle, plus que celle de la première guerre, en tout cas. Du coup, l’auteur-scénariste rejetta lui-même l’idée d’une réédition de son livre pendant cette période de guerre. Après celle-ci, la crainte du communisme pris rapidement le contrôle de l’Amérique, réduisant Trumbo au silence à travers la blacklist de McCarthy. Le scénariste ne resta cependant pas inactif, mais ne fut jamais mentionné aux génériques de ses films. Au début des années 60, pourtant, Trumbo revint en grâce. Son rythme d’écriture fut cependant plus discret. A la fin des 60s, un nouveau conflit éclata : la guerre du Vietnam. L’occasion pour lui de remettre Johnny s’en va-t-en guerre sur le devant de la scène.

Bien que se déroulant pendant la première guerre mondiale, le livre, et l’adaptation qui allait donc se faire en 1971, restait (et reste toujours) d’actualité. Lorsque le film vit le jour, la guerre du Vietnam, côté américain, touchait à sa fin. Même bilan que pour les deux précédentes guerres : une boucherie.
Joe Bonham est un jeune soldat de 20 ans parti à la guerre (la Première Guerre mondiale, donc). Là, il s’est fait déchiqueté par un obus (qu’il se sera pris à cause d’un ordre absurde). Ce qui reste de lui va être récupéré par des médecins, qui vont l’utiliser comme sujet d’expériences. Ils parleront de lui en ces termes :

“En cas de mouvements violents et répétés, ils doivent être traités comme des spasmes de réflexe musculaire, donc pas de sédatifs… Le cerveau a subi des dégâts massifs et irréparables. En cas de doute, je ne l’aurais pas laissé vivre… La seule raison de prolonger son existence est d’enseigner à soigner les autres… Il est impossible à un être décervelé d’éprouver douleur, plaisir, de rêver, d’avoir un souvenir ou une pensée. Il n’aura ni sentiment, ni pensée, et ce jusqu’à sa mort…”

Bien entendu, ce n’est pas le cas. Johnny est conscient. Il va faire le difficile apprentissage de sa nouvelle situation. Il va découvrir qu’il ne sent plus ses bras… Parce qu’il n’en a plus. Même chose pour ses deux jambes. Puis il va essayer de ressentir son visage. Il ne sentira plus ses lèvres. Juste un trou. Il ne sentira plus sa bouche, ses dents, sa langue, son nez, ses yeux, ses oreilles… Il n’en a plus. Manchot cul-de-jatte, aveugle, sourd, muet, Johnny est dans l’incapacité de communiquer avec l’extérieur. Et l’extérieur ne peut communiquer avec lui. Du moins pas instantanément. Johnny est donc réduit à penser, et à rêver. La narration se fait donc en voix off, où Johnny réagit personnellement à ce qu’il ressent. Il comprend donc ce qui lui est arrivé, ses facultés intellectuelles ne sont en réalité pas touchées. Le spectateur, lui, voit tout. Il perçoit les actes des médecins militaires et les pensées de Johnny. Deux camps qui sont isolés et ne se comprennent pas. A ce titre, le spectateur est à l’avant-plan de ce qui est en train de se dérouler, il est omniscient. Il peut ainsi prendre conscience pleinement de l’atrocité de la situation de Johnny, atrocité perpétrée par la guerre dans un premier temps, et par le staff médical ensuite.
Mais la narration ne s’arrête pas là. Trumbo nous montre aussi les rêves de Johnny. Des rêves sur sa vie passée, avec la dernière nuit avant son départ à la guerre, lorsque, lors d’une scène d’amour d’une délicatesse fabuleuse, Johnny a fait l’amour à Kareen, sa fiancée. Tout en modération, toute en sentiments contenus mais évidents, cette scène contraste avec la barbarie de ce qui va suivre et va contribuer à la fois à être un espoir pour Johnny et à augmenter son calvaire (vivre sur les souvenirs).
Ses rêves vont encore plus loin. Il rêve aussi de son passé, avec ses parents. Son père, principalement, qui lui explique, lorsqu’il était enfant, que l’on doit se battre pour la démocratie. Qu’on doit donner ses enfants pour elle. Et que qui que l’on soit, on est condamné à mourir seul. Une inéluctabilité qui se vérifie dans la situation actuelle de Johnny, et qui se vérifie aussi dans un autre rêve, celui où Johnny vient sur le lit de mort de son père, et regrettre ce qu’il a pu commettre auparavant (la perte de la cane à pêche du père, une cane qui représentait toute sa vie), qui avait contribué à isoler les deux hommes.

Autre rêve : la vie de Johnny à la boulangerie, où il travaillait. Une soirée pour le départ des jeunes à la guerre où, tandis que les vieux font la fête, les jeunes s’éclipsent, et disparaissent dans les ténèbres. Pas besoin d’analyser la symbolique, ici : l’illustration du départ à la guerre et à la mort de ces jeunes, pour qui la fête est finie.
On trouve aussi des rêves impliquant le Christ (formidable Donald Sutherland), travaillant à la mort des jeunes soldats et avouant son incompétance face à la situation de Johnny. On a aussi les rêves sur ce qui s’est passé à la guerre et sur la reconquête impossible de la vie passée (Johnny qui recherche Kareen, qui ne cesse de fuir…). Le futur est aussi évoqué : Johnny se voit comme un phénomène exhibé par ses parents et sa copine Kareen, très peu vétue. Une quasi prostitution pour les parents (qui vendent leur fils comme un monstre de foire), pour Kareen (presque nue pour aguicher les badauds) et pour Johnny (exploité), humiliante pour tous, mais qui semble être la seule possibilité d’avenir.
Tous ces rêves sont bien entendus dans un total désordre chronologique, durent des laps de temps plus ou moins longs, des fois se recoupent sans aucun lien… Des rêves, quoi. La seule vie de Johnny, en quelque sorte, puisque celui-ci ne peut plus rien voir, entendre, pas plus qu’il ne peut se mouvoir. La seule chose qui différencie son état de veille de son état de sommeil est traité cinématographiquement : la couleur pour les rêves et le noir et blanc pour le Johnny mutilé, à l’hôpital militaire. Histoire de montrer que la réalité est indéniablement sombre, par opposition à tous les fantasmes de Johnny, qui, si ils ne sont pas forcément réjouissants, évoquent un Johnny avec des perspectives et des possibilités physiques. La réalité, le retour au noir et blanc, vient casser tous ces rêves. Même si Johnny n’en a pas conscience, puisque la séparation entre le monde du rêve et le monde réel est très floue (voir la scène où il pense qu’un rat est sur lui et le mord, alors qu’il ne s’agit que d’une agraphe chirurgicale), le spectateur, lui, en a conscience. Il reste ancré dans la dramatique réalité.

Malgré tout, Johnny va peu à peu découvrir de nouvelles sensations. Tout d’abord les volets de sa chambre vont être ouverts, lui faisant parvenir les rayons du soleil. Puis son masque va être changé au profit d’un autre, plus fin, laissant passer davantage d’air. Puis une infirmière va comprendre qu’il est conscient. Elle va s’occuper de lui. Au niveau sexuel notamment. Sans tomber dans la vulgarité, ni la charité. Désemparée face à ce qui reste de cet homme, elle va faire tout ce qui est en son pouvoir pour le soulager. Elle comprendra que le toucher est le seul sens qui lui reste. En lui traçant du doigt des lettres sur le torse, elle lui souhaitera un joyeux Noël. L’infirmière, le plus petit niveau de la hiérarchie de l’hôpital, sera la seule à ressentir des sentiments face à Johnny, qui était également un soldat de base, le plus petit grade de l’armée. Si le discours de classe est très léger, il n’est cependant pas tout à fait absent du film. Les sentiments, la compassion sont des choses que les gradés ne ressentent plus, coupés qu’il sont de la base populaire.
Ces quelques contacts avec l’infirmière, plus ce que Johnny va tirer de ses rêves vont aboutir à un premier échange récipoque. Johnny va avoir l’idée d’utiliser le morse en tapant de la tête sur oreiller. L’infirmière va comprendre et va faire venir ses supérieurs. Espoirs. Ceux-ci vont demander à Johnny ce qu’il souhaite. Il veut être exposé comme phénomène de foire. Refusé. Ils ne veulent pas le faire sortir de l’hôpital. Alors il veut mourir. Refusé. Sans raison apparente. Fascination sadique, peut-être. L’infirmière qui tentera de l’aider à mourir se fera renvoyée, le laissant seul. Les volets seront fermés de nouveaux. Et Johnny sera condamné à rester là, dans une solitude absolue, sans utilité, sans espoir, sans pouvoir mourir, en devant attendre de mourir de vieillesse… Et il a 20 ans. Le film se clôt sur Johnny, seul, dans son lit, dans le noir (plan ressemblant étrangement au Eraserhead de Lynch), en train de répéter mentalement à personne sinon au spectateur, le seul à pouvoir l’entendre : “SOS Help me”…

Un fin qui enterre toute les fins tragiques qu’il ait été donné de voir. Jamais un dénouement n’aura été si cruel, si abominable et si peu humain. Jamais le désespoir n’aura transpiré autant de l’écran. Trumbo, n’ayant jamais versé dans le sentiment, aura joué de la dureté tout son film durant, et le climax porte le tout vers des sommets, qui ne seront plus égalés. Le fait que Johnny ait eu une brève lueur d’espoir (avoir une utilité : phénomène de foire… brillante perspective…) et que quelqu’un se soit interessé à lui (l’infirmière), tout cela, qui a été balayé férocement par la barbarie des hommes, contribue à rajouter encore davantage d’intensité à une oeuvre parfaite. Plus qu’un film sur la barbarie de la guerre, Johnny s’en va-t-en guerre est un film sur la solitude absolue, sur la sauvagerie, sur l’hypocrisie. Trouvant toujours un écho déjà dans les débats modernes (la guerre, l’euthanasie), et ensuite, et surtout, dans les sentiments humains, le film ne pourra jamais être dépassé, ni taxé de vieillot. Un chef d’oeuvre.

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