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Cran d’arrêt – Yves Boisset

Cran d’arrêt. 1970

Origine : France / Italie
Genre : Polar
Réalisation : Yves Boisset
Avec : Bruno Cremer, Renaud Verley, Marianne Comtell, Raffaella Carrà…

Après avoir purgé la peine de prison à laquelle il avait été condamné, et bien qu’étant désormais interdit de toute activité médicale, le docteur Duca Lamberti est contacté par un ami inquiet pour son fils David, 22 ans. Celui-ci a en effet depuis quelque temps adopté un comportement autodestructeur, ne sortant des torpeurs alcooliques que pour rouler comme un dératé au volant de sa voiture de sport. Pour enrayer cette spirale funeste, Lamberti doit donc en trouver l’origine. Mais pour cela, encore faut-il gagner la confiance du jeune homme…

Après s’être fait quelque peu entubé lors de son premier film, Coplan sauve sa peau, qui n’est devenu un Coplan qu’en post-production sous l’impulsion de son producteur Robert de Nesle (appelé lui-même à devenir le mécène quasi attitré de Jess Franco dans les années 70), Yves Boisset enchaîne en se frottant au poliziesco italien alors en phase d’envol. Non que Cran d’arrêt soit un film italien pur jus qui serait par hasard réalisé par un français, puisqu’il n’y a que des français derrière la caméra, mais il porte en tout cas à l’écran un roman signé Giorgio Scerbanenco. Bien que n’étant pas excessivement connu dans nos contrées, sauf peut-être des amateurs de collections policières (comme l’est Boisset), il reste encore à ce jour un des grands noms du polar littéraire transalpin, son nom ayant même été donné au prix récompensant le meilleur roman noir italien de l’année. Et ses écrits ont servi de base à plusieurs films du grand Fernando Di Leo, dont deux des trois films de la trilogie du milieu (Milan Calibre 9 et L’Empire du crime), entre autres adaptations de l’âge d’or du poliziesco. Très attaché à la ville Milan, à son patrimoine, à sa population, Scerbanenco y a situé la plupart de ses romans, dont sa saga la plus connue, celle du docteur Duca Lamberti, composée de quatre romans dont trois seront portés à l’écran : La Jeunesse du massacre (par Fernando Di Leo), Les Milanais tuent le samedi (par Duccio Tessari, sous le titre La Mort remonte à hier soir) et Vénus privée -seconde de ces trois adaptations, mais premier du quatuor romanesque-, devenu à l’écran Cran d’arrêt. Et pour s’y coller, un Yves Boisset appelé à devenir dès son film suivant (Un condé) un fin scrutateur de la société française ! Il est épaulé en cela par Antoine Blondin, grand nom du journalisme sportif (reporter de L’Equipe pour 27 Tours de France) et romancier primé à qui l’on doit Un singe en hiver, porté à l’écran par Henri Verneuil. Bref en temps que poliziesco confié à des français dont le profil n’est pas exactement celui de simples exécutants, Cran d’arrêt a de quoi intriguer. Mais il est inutile de le cacher : le film ne s’est imposé ni dans le poliziesco, ni dans le polar français, et au sein même de la filmographie de son réalisateur il est largement éclipsé par bien d’autres titres. Il faut croire que le mélange de style n’a pas forcément bien pris…

Au visionnage, il ne faut pas bien longtemps avant de s’apercevoir que quelque chose cloche dans la construction de Cran d’arrêt. Son introduction est caractérisée par le plus pur style “poliziesco” : une sculpturale jeune femme à poil y est maltraitée par un photographe pervers usant de chaînes et d’un scalpel. Suite à cela, contrepied complet avec l’arrivée de Lamberti, incarné par un Bruno Cremer qui n’a pas grand chose d’un Maurizio Merli en puissance. Là où l’italien est un flic impulsif et ultra-violent, lui est un stoïque docteur venu pour découvrir le mal qui ronge le jeune David et non pour se lancer sur la piste d’un criminel. Contemplative, constituée d’échanges subtils entre le médecin et le jeune homme, cette première partie s’oriente pleinement vers une approche psychologique : l’enjeu du film semble alors de savoir si Lamberti va réussir à briser la carapace que s’est forgé David et dans laquelle il s’autodétruit. Assez fine, cette partie bénéficie du jeu d’un Bruno Crémer dont le regard laisse deviner que ça cogite ferme dans l’esprit de son personnage. Celui-ci n’aborde pas sa tâche en voulant tirer les vers du nez de son patient qui n’en est pas réellement un, puisqu’un patient est volontaire alors que David ne lui a rien demandé. Lamberti avance à tâtons, essayant différents moyens parmi lesquels la stratégie du “copain copain” (sortir en boîte de nuit), celle de la rudesse, celle du dédain… Tant et si bien qu’en réalité, la nature du traumatisme n’apparaît plus comme une fin en soi : Cran d’arrêt prend alors les atours d’un drame ayant non seulement pour enjeu la vie d’un jeune homme (car les risques mortels sont palpables au-delà des paroles : tentative de suicide, conduite à tombeau ouvert), mais également la réhabilitation d’un médecin fraîchement sorti de prison pour un acte d’euthanasie contraire à la loi médicale. Après avoir aidé quelqu’un à mourir, Lamberti essaie ici de faire revivre quelqu’un d’autre. La portée symbolique est assez évidente, et elle justifie que le médecin s’accroche à sa tâche malgré le manque de coopération de David, voire ses provocations, et malgré l’animosité qu’entretient à son égard le majordome de cette famille aux parents absentéistes. Les ficelles sont assez grossières, et on ne peut d’ailleurs pas dire que ledit David soit un compagnon idéal pour Lamberti : à l’inverse de Bruno Cremer, Renaud Verley peine à faire ressentir ses tourments intérieurs. Cela laisse donc son médecin bien seul pour porter l’optique “humaine” d’une intrigue qui, lorsque le traumatisme de David sera dévoilé (et cela intervient comme un cheveu sur la soupe : tout est déballé dans un ou deux flash-back !), se rapprochera alors bien davantage du poliziesco, voire du giallo…

Si Boisset continue de vouloir interroger la psyché humaine, il doit désormais composer avec d’autres considérations, à commencer par feue la demoiselle à l’origine des troubles de David. Lequel est d’un coup ressuscité après avoir vidé son sac à coup de flash-backs. Il va sans dire que cela se fait au détriment de la relation entre les deux personnages. Les choses deviennent claires : après avoir découvert le petit secret du jeune homme, sa guérison passera par lui faire oublier son sentiment de culpabilité et par la justice. Expéditive s’il le faut ! Et Lamberti, épaulé de David puis bientôt de Livia (une amie d’Alberta, la fille assassinée par le mystérieux photographe de l’intro) de s’improviser enquêteur à la petite semaine. Ici ou là demeurent bien quelques velléités psychologiques (notamment lorsque les deux hommes passent dans le taudis ou vivait Roberta), mais le film se rapproche alors du cinéma bis italien, avec quelques éléments giallesques et quelques éléments “polizieschesques” qui ont du mal à convaincre. Boisset réussit pourtant l’exercice de la mise en scène : les virées de Livia dans le Milan nocturne, où elle attire à elle toute la faune lubrique du patelin, sont basiques mais efficaces. Quant à la grosse course poursuite finale, elle est impeccable. Mais le soucis est que tout cela s’inscrit bien mal dans un scénario qui semble vouloir rattraper le temps perdu dans la première partie. Bruno Cremer, qui était jusqu’ici tout en subtilité, ne sait alors plus trop quoi faire face à ces deux chiens fous que sont David et Livia, tout feu tout flammes à l’idée (assez ridicule au demeurant) d’attirer le photographe sadique en grimant Livia comme l’était Alberta et en l’envoyant se balader dans les rues. Lui qui avait si bien réussi à ne pas être paternaliste lorsqu’il se penchait sur le cas de David le devient ici tout à fait, s’efforçant de contrôler leurs ardeurs (qui n’ont rien de sexuelles)… voire leur abus d’alcool. Il joue la figure régulatrice d’un film qui se laisserait bien emporter par des envolées bis et qui, à ce stade, ferait bien de le faire. Et il faut bien le dire : autant Lamberti tentait de donner du relief dans la première partie, autant il fait ici figure de rabat-joie et son stoïcisme en toute circonstance sonne déplacé, surtout lorsqu’il se confronte finalement à ce grand vilain incarné non sans excentricité par Mario Adorf. Il a eu son heure, David a la sienne… et personne ne triomphe.

Film d’auteur, film social, giallo, poliziesco… Cran d’arrêt bouffe à tous les râteliers. Rien n’est tout à fait raté, il y a des éléments indéniablement réussis, mais ces changements de ton finissent par se parasiter mutuellement et s’avèrent frustrants. Surtout lorsque la bascule est aussi radicale que celle intervenant après la révélation du traumatisme de David. Pour se soigner, ce dernier aurait décidément mieux fait de contacter Maurizio Merli, puisqu’au final, toute la résolution de son mal-être tiendra à la vengeance. “Petit con” lui dit un moment le pauvre Lamberti, qui avec son approche subtile a perdu son temps dans une première partie qui, il est vrai, ne pouvait pas prolonger éternellement son approche psychologique, vu le peu d’étoffe avec lequel est écrit le personnage de David (et le peu d’intensité de son interprète). Quant à Lamberti, on ne sait pas trop si sa quête lui aura personnellement bénéficié, puisqu’arrivé à un certain stade il cesse d’être un psychologue humaniste pour se lancer dans la voie d’un détective amateur flanqué d’un binôme n’en faisant qu’à sa tête. Cran d’arrêt aurait pu faire un beau polar tout comme il aurait pu faire un bon drame psychologique… Mais encore fallait-il choisir !

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