Bonnie and Clyde – Arthur Penn
Bonnie and Clyde. 1967Origine : Etats-Unis
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C’est en grand amateur de la Nouvelle Vague française et plus particulièrement de François Truffaut que Warren Beatty accepta de produire ce film Warner qui marqua le début d’un grand bouleversement du style hollywoodien, inaugurant ce qui peut être considéré comme la meilleure période du cinéma américain. Assez ironiquement, c’est François Truffaut lui-même qui devait à l’origine réaliser le film, mais son envie de réaliser Fahrenheit 451 prit le dessus, et c’est ainsi qu’après que la réalisation eut été refusée par Jean-Luc Godard (ouf !) et par Beatty il passa entre les mains expertes d’Arthur Penn. Cependant, le scénario, corédigé par deux débutants, garda plusieurs éléments mis en place par François Truffaut. Pour tenir le rôle de Bonnie Parker, plusieurs actrices furent envisagées : Jane Fonda (qui refusa), Cher (son mari Sony Bono lui interdit de tenir le rôle), ainsi que Shirley MacLaine. Mais étant la soeur de Warren Beatty, elle sortit finalement du projet lorsque Beatty décida d’interpréter lui-même le rôle de Clyde Barrow. Même si l’époque était à la libération des moeurs, il aurait en effet été plutôt malvenu de voir un frère et une soeur s’ébattre à l’écran. C’est donc à Faye Dunaway, actrice alors relativement débutante, qu’échut le rôle.
Ensemble, ils sont donc Bonnie et Clyde, fameux duo de gangsters sévissant dans l’Amérique de la grande dépression des années 30 avec leurs trop souvent oubliés acolytes : Buck Barrow (Gene Hackman), frère de Clyde, Blanche Barrow (Estelle Parsons), femme de Buck, et Salomon Moss (Michael G. Pollard), garagiste un peu maladroit recruté par hasard au début de l’aventure, alors que Bonnie et Clyde étaient encore encore seuls. Ce personnage de Moss est tout bonnement l’incarnation de deux personnages, deux complices des célèbres bandits. C’est que le film ne s’attache pas aux réalités historiques, malgré que Beatty ait prit la peine de tourner certaines scènes sur les lieux où la véritable histoire se déroula. Bonnie and Clyde est la représentation des réalités de son temps, la fin des années 60, une époque de romantisme armé, de résistance à l’ordre du monde et de la société tel que les Etats-Unis étaient en train de le construire avec la guerre au Vietnam et avec sa morale domestique réactionnaire (les ségrégations raciales et sexuelles). 1967 fut ainsi l’année du “Summer of Love” aussi bien que celle de l’escalade du conflit au Vietnam sous l’impulsion du président Lyndon Johnson, entraînant aux Etats-Unis un début de mouvement contestataire venant bousculer l’ordre établi, dénonçant les injustices et les combattant également, parfois au-delà de la légalité. Il était logique que l’histoire de Bonnie Parker et Clyde Borrow, ces bandits généreux nés du désespoir des années 30, serve de support à un film. Tout cadrait parfaitement avec la pensée contestataire : l’amour, l’amitié, la générosité, le combat, la survie, mais aussi la route. Car le gang Barrow, traversant l’Amérique, ne se contente pas que de piller des banques et de faire la fête : ils vont au cœur de l’Amérique, ils rencontrent ses laissés pour comptes, ces victimes du système qu’ils défendront lorsque l’occasion se présentera et avec lesquels ils sympathiseront. Soutenant moralement un fermier exproprié par une grande banque, laissant un vieux citoyen garder son pécule dans la banque qu’ils étaient en train de cambrioler, mangeant des hamburgers en rigolant avec le couple (dont Gene Wilder dans son premier rôle au cinéma) auquel ils venaient de dérober la voiture, les membres du gang Barrow sont à l’exact opposé des canons moraux imposés par la société. Ce sont eux les gentils de l’histoire, face aux méchants policiers préférant tenter de les attraper et ainsi obtenir une récompense financière plutôt que de rester chez eux à protéger leurs administrés. Ainsi, au fur et à mesure du périple, le gang Barrow sera adopté par toute une Amérique vivant dans la misère. Comme il est dit textuellement dans le film, ce n’est plus la police qui défend les citoyens du gang Barrow, ce sont les citoyens qui défendent le gang Barrow de la police. Il s’agit à la fois d’une dénonciation des autorités américaines, dont le rôle n’est au final que de défendre les intérêts d’une certaine classe privilégiée, et d’une apologie de la résistance des petites gens, écrasées par le système. Bonnie and Clyde est un film manichéen renversant les valeurs traditionnelles. Une vision devenue avec le temps assez rabâchée (y compris jusqu’au dénouement tragique venant transformer les héros en martyrs), mais qu’on ne peut qu’approuver eu égard aux idées qu’il véhicule ainsi qu’au traitement de ses personnages.
Le film démarre ainsi lorsque Bonnie, nue dans sa chambre, aperçoit Clyde en train d’essayer de voler la voiture de sa mère. Dès le départ, avant même qu’ils ne se soient rencontrés autrement que de vue, nous savons que les deux personnages ont été formés dans le même moule : en s’affichant nue, Bonnie fait par de son insoumission aux bienséances, et en tentant de voler la voiture sans pour autant détaller lorsqu’il est pris, Clyde montre qu’il n’est pas un de ces petits voleurs sournois, et qu’il a en plus parfaitement compris le message transmis par Bonnie, celui de son attirance pour les garçons capables de la sortir de son morne quotidien de serveuse dans un restaurant routier où sévissent des camionneurs obsédés. La relation qui se noue entre Bonnie et Clyde va tout de suite être supérieure à la simple attirance physique et va davantage s’inscrire dans un double niveau, à la fois charnel et spirituel. Au début du film, Bonnie représente le côté physique, et ne mettra d’ailleurs pas beaucoup de temps avant de tenter de faire l’amour à Clyde, bien plus attaché aux sentiments. Les deux personnages se complètent à merveille, et il est intéressant de constater que le postulat traditionnel du couple est renversé : c’est ici la femme qui prend les devants, tandis que l’homme se montre beaucoup moins porté sur la consommation de l’amour (passant même pour un impuissant, ce qui est une idée de François Truffaut). Le développement du film et des relations entre les deux personnages marquera progressivement l’harmonie entre ces deux individualités, jusqu’à ce que Clyde finisse par répondre enfin aux attentes sexuelles de Bonnie, et que celle-ci ait pleinement intégrée la conception de la vie selon Clyde, bien plus élaborée que le simple refus de vivre une vie passive, dictée par la société conformiste.
Il ne faudrait pourtant pas croire que le film d’Arthur Penn veuille s’en prendre de façon systématique à toutes les valeurs préétablies. L’heure des punks n’était pas encore venue, et un thème aussi central à la société de l’époque que l’était celui de la famille joue un rôle de premier ordre, et un rôle qui plus est positif. Ainsi, la famille Barrow se regroupe avec Buck et sa femme, qui complètent Clyde et Bonnie, ayant eux-mêmes adoptés ce garagiste un peu étrange, à la voix nasillarde qui aurait pu le faire passer pour un attardé. Mais il n’est en réalité qu’un homme esseulé, une sorte de fils adoptif spirituel de Bonnie et Clyde. Ceux-ci ont véritablement libéré Salomon des contraintes morales, ils ont révélé en lui ce qui était déjà latent : la volonté de justice et celle de résistance. Ils lui feront voir une nouvelle forme de vie, qu’il adoptera de bon gré. Il sera dès lors davantage le fils de Bonnie et Clyde que celui de son père, qui voit d’un mauvais oeil la destinée de son rejeton et qio n’hésitera pas à le trahir “pour son bien”. Nous avons là tout le schéma de cette société justement combattue par Salomon et ses amis, cette société paternaliste, cherchant à protéger les gens non seulement contre les dangers extérieurs mais aussi contre les dangers intérieurs, ceux que les gens représentent pour eux-mêmes. Ainsi construite, la société ne peut évoluer et là encore, au final, ce seront toujours les mêmes personnes qui dirigeront le monde. Il n’y a pas de cela dans le gang Barrow, et on ne peut même pas affirmer que ce gang ait un chef. Il s’agit d’avantage d’une mini communauté où tout le monde joue son rôle, où tout le monde est écouté. Les différents ont beau être récurrents (principalement entre Bonnie et l’hystérique Blanche, qui a du mal à franchir le cap des convenances, ou entre Bonnie et Buck, que la blonde rebelle ne considère au début que comme un rustre), ils sont toujours résolus dans la tolérance d’autrui, même si cela implique de grandes prises de risques. La dignité et le bonheur de chacun sont à ce prix, et des concessions devront être faites. C’est aussi en cela que Bonnie apprendra à vivre selon les preceptes de Clyde. C’est l’exact opposé de la société classique, où la hiérarchie est marquée, où la loi et ses représentants armés (les flics) se substituent au dialogue et à la compréhension pour finalement imposer unilatéralement leurs points de vue. Penn joue finement le coup, et ses héros sont ainsi toujours fragiles du fait même de leur sens de la justice, qui ne pèse pas très lourd face à l’acharnement et à la malhonnêteté de la police et de certains citoyens, appâtés par de possibles récompenses. Le gang Barrow ne cède au contraire jamais à ceci, et lorsqu’ils pillent, volent et tuent, cela ne se fait que lorsqu’ils y sont obligés. La mise en scène d’Arthur Penn est au service de son propos, et c’est ainsi qu’il évite soigneusement de traiter avec trop de sérieux ses quelques scènes d’action. La musique est country, débridée, et l’humour reste omniprésent à travers la joie affichée bien souvent par les personnages principaux, qui malgré leur fuite contrainte à travers l’Amérique goûtent pleinement à leur escapade (on peut d’ailleurs y voir un certain esprit post-Beat Generation, puisque là aussi la route et la liberté qu’elle représente sont au coeur de l’action). Ce qui fit grincer quelques dents lors de la sortie du film, puisque certains critiques y virent une glorification de la violence et de l’immoralité (preuve que Penn et Beatty avaient réussi leur coup). Seules les scènes voyant la mort de personnages importants sont traitées avec plus de gravité (notamment avec un montage très sec anticipant les films de la décennie suivante), chose tout à fait logique, puisque c’est à ces moments-là que la société réactionnaire reprend ses droits et met fin à cette résistance libertaire.
La légende de Bonnie et Clyde, si elle n’en était pas à sa première adaptation au cinéma (ce fut Fritz Lang qui le premier s’y intéressa en réalisant un film au titre sans équivoque : J’ai le droit de vivre, en 1937 et aux Etats-Unis), vit là sa plus célèbre représentation. Normal, puisque le film de Penn, outre qu’il cerna parfaitement tous les thèmes de son époque, fit progresser les canons du cinéma américains, mettant fin à un certain classicisme formel de même qu’à une certaine vision commerciale du cinéma made in Hollywood. Un renouveau total, grandement influencé par l’Europe, dépassant le simple cadre du cinéma pour aller porter la parole libertaire dans les masses. Quand même autre chose que Thelma et Louise, la pub géante pour des femmes-Tampax libérées, perpetrée par Ridley Scott en 1991 et à la vue de laquelle on se prend à penser que décidément, la révolution sociale n’a pas eu lieu.