Big Fish – Tim Burton
Big Fish. 2003
Origine : États-Unis |
C’est un Tim Burton changé qui succède à Steven Spielberg, réalisateur initialement prévu pour porter à l’écran le roman Big Fish de Daniel Wallace. Depuis sa très contestée Planète des singes, sa vie n’est plus la même : il a quitté Lisa Marie, sa muse depuis dix ans, au profit d’Helena Bonham Carter, rencontrée justement sur La Planète des singes. Son père est décédé depuis octobre 2000 et sa mère depuis mars 2002. Peu de temps après s’être mis au travail sur son nouveau film, il apprend de plus que lui-même va bientôt devenir père. Bref, réaliser un film portant sur les relations père-fils s’imposait à lui comme la collectivisation des moyens de production sur un pays nouvellement socialiste. Si ce sujet n’était pas en soi totalement nouveau chez Burton, ses précédentes incarnations s’étaient distinguées par leur noirceur. Ainsi, Edward fut-il privé de son géniteur dans Edward aux mains d’argent et Ed Wood trouva en Bela Lugosi une figure tutélaire en piteux état dans le film qui porte son nom. Pire encore : la Sally de L’Étrange Noël de Monsieur Jack et la Lydia de Beetlejuice vivaient sous la domination morale de procréateurs incompréhensifs. Quant à Batman et Vincent, ils n’incarnaient rien de moins que la solitude absolue. Avec son histoire de fils retournant après plusieurs années de froid auprès d’un père mourant, Big Fish prend incontestablement le chemin de la réconciliation. N’ayant jamais sacralisé cette institution connotée réactionnaire qu’est la famille, Tim Burton trouva peut-être qu’il était temps pour lui de mûrir, et de ne plus se complaire dans l’univers macabre qui fut le sien. C’était également l’occasion de rendre hommage à ses propres parents, desquels il n’avait jamais été très proche. Ce changement n’alla pas sans heurts auprès des admirateurs, qui auraient bien vu le réalisateur inventer des histoires “don quichotesques” gothiques toute sa carrière durant, quitte pour cela à confiner définitivement et paradoxalement leur idole reconnue pour son non conformisme dans un diktat mercantile. Mais étant un cinéaste éminemment introverti, composant ses films avant tout pour lui-même, Tim Burton prit le risque de faire Big Fish.
Rappelé par sa mère (Jessica Lange), William Bloom vient au chevet de son père Edward (Albert Finney). William ne l’avait plus revu depuis son mariage avec la française Joséphine (Marion Cotillard), lorsqu’une fois de plus, Edward s’était lancé dans un de ses innombrables récits fantastiques portant sur sa propre vie. Lassé par les histoires de son père, William avait alors cassé tous ses liens avec lui, refaisant sa vie en France. Le retrouver avant sa mort lui-permettra peut-être de comprendre qui est cet homme, et quelle est sa véritable histoire.
Big Fish, comme l’indique le sous-titre du roman original, est une histoire “aux proportions mythiques”. Prendre des libertés avec l’œuvre de Daniel Wallace n’empêche pas Tim Burton de conserver cette succession d’aventures hors-normes s’inscrivant en droite ligne de L’Odyssée. Edward Bloom est incontestablement une personnalité écrasante, tout comme le sont les histoires qu’il raconte en guise d’autobiographie. A l’inverse, certainement en réaction, William Bloom est un homme pragmatique voire relativement austère (à l’image de son appartement et de son bureau parisiens). Pour lui, son père est à l’image du gros poisson qui hante son principal récit, celui entourant sa propre naissance : non seulement un être insaisissable, mais aussi un être dont l’existence est douteuse. Non pas que William Bloom remette en question l’existence physique de Edward, mais du moins, ne croyant pas à ses histoires, il ne sait pas réellement qui il est. Difficile de cerner un homme qui prétend avoir travaillé plusieurs années dans un cirque tenu par un loup-garou, dans le simple but de recevoir en guise de salaire un indice sur l’identité d’une jeune femme. Tel est pourtant le genre d’évènements qui, si l’on en croit Edward, ont marqué sa vie. L’incompréhension entre le père et le fils est donc vivace, et si ces histoires peuvent séduire les inconnus (tels Joséphine), ce n’est pas le cas pour William. Lui-même sur le point d’être père, il aimerait savoir qui est Edward Bloom. Celui-ci, aussi borné que son rejeton, ne dément jamais sa version des faits. La grande majorité du film nous montre donc la vie d’Edward Bloom tel que celui-ci la raconte, Tim Burton prenant un malin plaisir à se placer en temps que réalisateur dans la posture du conteur.
Pour ces flashbacks, presque tous concentrés dans la jeunesse de son personnage, Burton change bien entendu les acteurs. Ewan McGregor devient un jeune Albert Finney, et Alison Lohman une jeune Jessica Lange. Loin de n’être que les prétextes trouvés par le réalisateur pour faire marcher son imagination et ses capacités esthétiques, les nombreuses péripéties de la vie d’Edward Bloom sont l’illustration de sa personnalité de “gros poisson”, ayant besoin de s’hydrater régulièrement. Tel un poisson rouge (la référence est de lui), il a grandi trop vite et trop intensément pour demeurer dans son bocal, c’est à dire dans sa petite ville natale. Son destin l’amenait à accomplir de grandes choses, à commencer par partir en compagnie d’un géant (l’acteur Matthew McGrory, 2 mètres 29, décédé en 2005). De là, Edward fut amené à mener une vie hors norme, peuplée de gens hors normes avec lesquels il développa une grande camaraderie. Exceptionnelle, sa destinée fut tracée lorsqu’enfant, Edward vit sa future mort dans l’œil de verre d’une sorcière. Cette connaissance lui retira ainsi toute ses inhibitions, renforçant l’audace avec laquelle le futur homme allait construire sa vie en narguant parfois la mort. “Le plus gros poisson dans le fleuve est celui qui parvient à son but sans jamais être attrapé”, dit une phrase du film. Cette définition s’applique exactement à Edward Bloom, et là se trouve l’origine de l’inimitié qu’éprouve son fils envers lui. Les actions accomplies par le jeune Edward (un prénom décidément apprécié de Tim Burton) dépassent son entendement de par leur nature extraordinaire. En quelque sorte, Big Fish est à rapprocher de Forrest Gump. L’innocence du personnage de Zemeckis est remplacée par l’absence de peur chez celui de Burton, et les aventures traversées deviennent purement personnelles et surréalistes là où elles étaient avant tout historiques chez Zemeckis. Mais les deux personnages sont dénués de tout sentiment mauvais, ce qui les plonge parfois dans un idéalisme un peu grossier (ici, Bloom devenu entrepreneur restaure le village féerique de Spectre devenu ville fantôme).
Ceci dit, une différence de taille sépare les deux films, tout deux narrés la majeure partie du temps sous la forme de flashbacks. Il s’agit du regard critique apporté par Burton sur son personnage principal à l’aide de William Bloom, sceptique face aux histoires de son père. Leur mise en question constitue un des enjeux majeurs de l’histoire et coïncide avec la volonté de William de saisir le gros poisson, c’est à dire de comprendre son père afin de connaître ses propre racines, ce qui n’est pas étranger au fait qu’il s’apprête à devenir père lui-même. Le lien avec la vie privée de Burton est vite fait. Schizophrène, le réalisateur s’assimile à la fois à William et à Edward. A travers le premier, il semble se rapprocher de son propre père décédé qu’il n’a pas connu aussi bien qu’il l’aurait souhaité. Et à travers le second, il expose sa propre crainte de ne rien laisser d’autre à son fils que ses propres histoires, ses films, c’est à dire des œuvres parlant certes d’elles mêmes, mais d’une façon à ce point fantaisiste et symbolique qu’elles ne révèlent finalement que des informations incertaines. Clairement, le vieil Edward Bloom s’apparente au Burton d’avant Big Fish, un conteur insouciant perdu dans des histoires masquant une certaine réalité banale à grand renfort d’enjolivement imaginatif.
Si “l’ancien” Tim Burton est représenté par Edward Bloom, le nouveau devrait donc être représenté par William Bloom. Précisément, cette conclusion avait effectivement de quoi laisser sceptiques tous les amateurs du cinéma de Burton. Le réalisateur d’Edward aux mains d’argent deviendrait-il terre à terre ? Ce serait faire peu de cas de l’intégralité du film que de l’affirmer. Car l’un des deux Bloom sera obligatoirement amené à flancher et à faire des concessions, sans quoi Big Fish serait dépourvu d’intérêt autre que ses flashbacks. Cet infléchissement s’annonce petit à petit dans la seconde moitié du film, et ne vise qu’à une chose : prouver que la vie de famille responsable de William Bloom n’est en rien incompatible avec l’imagination débordante de son père. Trouver la réalité au milieu de ses mythes nécessite non pas de lui tirer les vers du nez, mais bien de s’ouvrir à lui et à son imaginaire. L’acceptation puis le partage est donc la clef de tout. C’est cela qui a d’ailleurs permis à Edward Bloom de connaître le succès : non pas un succès économique depuis un bureau parisien, mais un succès social en parvenant à réhabiliter tous ses étranges amis rencontrés sur les routes. Cet effort est effectué par William pour son père, et il n’y a donc aucunement lieu de croire que Tim Burton s’est renié, bien au contraire : l’être typiquement Burtonien qu’est Edward ne cède en rien à l’ordinaire. William représente alors l’évolution d’un Edward qui aurait appris de ses erreurs, principalement liées à sa famille.
Le Tim Burton du XXIème siècle a donc évolué fort logiquement : la noirceur pessimiste dominant une bonne partie de son début de carrière laisse davantage de place à l’espoir. Les parias sociaux ne sont plus forcément marginalisés et peuvent eux-mêmes conquérir le monde, en commençant par leur propre famille. Mais le plus important est qu’ils le font en n’abandonnant jamais leurs particularités. Burton garde tout ce qui faisait sa propre spécificité : ses talents d’esthètes (alliés à la fructueuse collaboration avec Danny Elfman), sa capacité à allier rire et mélancolie, et son discours défendant vaille que vaille les individus vivant en marge des normes. Lui reprocher son nouvel optimisme équivaudrait à limiter le réalisateur au gothique désespéré à la Batman Returns, ce serait une réaction un peu puérile digne des pires fans conservateurs.