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Arizona Dream – Emir Kusturica

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Arizona Dream. 1993

Origine : États-Unis / France
Genre : Tragi-comédie
Réalisation : Emir Kusturica
Avec : Johnny Depp, Faye Dunaway, Lili Taylor, Vincent Gallo, Jerry Lewis.

A la suite de la mort de ses parents, Axel Blackmar (Johnny Depp) a quitté son Arizona natal pour partir s’installer à New York. De sa famille, il ne voit plus guère que son cousin Paul (Vincent Gallo), un apprenti comédien qui passe de temps à autre lui rendre visite. Lors de l’une d’elle, Paul lui annonce le mariage de leur oncle Léo (Jerry Lewis) et le souhait de ce dernier d’avoir Axel pour témoin. Axel refuse. La proposition de Léo ne souffrant d’aucun refus, Paul parvient par ruse à ramener Axel en Arizona auprès de son oncle. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Axel reste dans la région pour faire plaisir à son oncle. Là, il fait la connaissance de Elaine et Grace Stalker (Faye Dunaway et Lili Taylor), deux femmes de tempérament avec lesquelles il va se perdre jusqu’au douloureux retour sur terre.

Emir Kusturica n’est pas un cinéaste pressé. Lorsqu’il se lance dans la réalisation de Arizona Dream, il n’a plus rien tourné depuis quatre ans et Le Temps des gitans. C’est qu’à l’issue du tournage de ce dernier film, il a accepté la proposition de Milos Forman de le remplacer en tant qu’enseignant à la Columbia university de New York. Tout à sa nouvelle fonction, il met un temps sa carrière de réalisateur en veilleuse jusqu’au jour où David Atkins, l’un de ses élèves, lui soumet un scénario. Bien qu’ils le retravailleront de concert, la base que le jeune homme lui a fournie lui plaît tellement qu’il décide de quitter l’enseignement pour se consacrer entièrement à ce nouveau projet. La palme d’or que lui valut en 1985 son second film Papa est en voyage d’affaires avait déjà attiré les convoitises du côté des États-Unis. Or, à l’époque, il n’avait pas donné suite faute d’avoir ressenti un véritable coup de cœur pour l’un des scenarios qu’on lui avait alors proposé. Cela atteste d’une démarche somme toute honnête du cinéaste, qui fonctionne avant tout à l’envie, et peu lui importe le lieu de tournage. Toutefois, pour ne pas être trop dépaysé en ces terres inconnues, et au milieu de tous ces acteurs américains, Emir Kusturica s’entoure de ses collaborateurs habituels, que ce soit Goran Bregovic à la musique ou Vilko Filac à la photographie, pour ne citer qu’eux. Il en résulte une continuité thématique autant qu’artistique dans cette recherche constante de la frontière ténue entre rires et larmes.

Tout au long de sa carrière, Emir Kusturica a régulièrement flirté avec l’onirisme. Avec Arizona dream, il ne se contente plus seulement de flirter, faisant du rêve le cœur même de son film. Comme pour mieux brouiller les cartes dès le départ, le film s’ouvre en terre inuit. Un esquimau tente de regagner ses pénates alors que le mauvais temps rend son retour compliqué. Tout Arizona dream est contenu dans cette introduction. Il y sera question de renoncement, de miracle, de joie, d’amour, le tout placé sous le regard impitoyable de la mort. Le prologue s’achève au moment où l’enfant de l’esquimau -tout à sa joie d’avoir retrouvé son père sain et sauf- joue dehors avec un ballon de baudruche, lequel prend soudain son envol, direction New York. Là, il achève son périple en éclatant au contact de l’épaule d’Axel Blackmar qui dormait à l’arrière de sa camionnette, ce qui le réveille. Tout ceci n’était qu’un rêve, un rêve obsédant pour ce jeune homme qui en est dépourvu. La mort de ses parents alors qu’il n’était qu’adolescent a engendré en lui une profonde fêlure. Cela l’a conduit à fuir ses racines et à se perdre dans l’immensité de la mégalopole, comme un ultime lien avec sa mère qui évoquait souvent cette ville. Axel aime New York pour la possibilité qu’elle offre de voir sans être vu. Il se met volontairement en retrait de la société, se bornant à un rôle d’observateur aussi neutre que peu impliqué. Toutefois, on sent chez lui une volonté de ne plus repenser au passé. La fin de non recevoir qu’il oppose à l’invitation de son oncle témoigne de son refus à toute nostalgie. S’il n’a pas de rêve, il ne souhaite pas non plus s’encombrer de souvenirs. En fait, on peut voir en Axel Blackmar une terre vierge, ouverte à tous les possibles.

Emir Kusturica confronte son personnage principal dénué de rêves à ceux d’autres individus. Il y a d’abord Paul, le cousin -seul lien que Axel a consenti à conserver avec son passé- qui caresse le fol espoir de devenir une star du cinéma. Aux États-Unis, berceau de Hollywood, ce rêve est d’un classicisme qui confine à l’ennui. Si Axel s’amuse des prestations diverses et variées de son cousin, il goûte fort peu sa passion et ne se sent pas transporter outre mesure par le souffle de celle-ci. Le cinéma peut être une magnifique machine à rêves, bien qu’il soit le plus souvent un vecteur d’illusions. A force de se projeter dans les films d’autrui, d’en singer les acteurs, Paul croit faire partie du milieu, à tort. Il n’est jamais pris au sérieux voire même gentiment moqué par son entourage. En dehors de ses velléités d’acteur, rien ne paraît le toucher tant il vit dans son monde. Et, comme si le cinéma n’était au fond pas bien sérieux, toutes les scènes qui mettent le personnage de Paul seul en vedette sont empreintes de légèreté. Kusturica joue constamment sur le décalage qui découle du profond sérieux de la démarche de Paul par rapport à la réception qu’en a son entourage. Un décalage qui atteint son paroxysme lors de deux scènes qui se font échos et qui tournent autour d’une des grandes œuvres du patrimoine cinématographique (quoique ceci peut se discuter), à savoir La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock, autre cinéaste déraciné. Le réalisateur orchestre alors un jeu de miroirs entre fiction et réalité qui laisse Paul le nez dans le sable au sens propre comme au sens figuré. Son rêve a peu de chance de se réaliser. Plus terre à terre, l’oncle Léo souhaite simplement vendre le plus de voitures possible, afin, dit-il, qu’en les empilant il puisse atteindre la lune. A sa façon, il incarne le rêve américain dans toute sa splendeur, lui qui s’est bâti son empire à la force du poignet en partant de rien. Sans descendance, il aimerait que ses neveux reprennent l’affaire et partagent son goût pour la vente automobile. Las, Paul travaille avec lui en attendant que quelqu’un s’aperçoive de son talent, tandis que Axel s’y essaie plus par gentillesse envers son oncle que par véritable envie. Ces fantasmes au masculin ne l’attirent pas, ne touchent pas sa sensibilité. Ils sont trop communs. De par les quelques mots qu’ils prononcent au début du film pour se présenter à nous, on sent qu’il devait être très proche de sa mère. Il possède cette sensibilité féminine qui lui permet d’être plus ouvert à elle. Ce n’est pas pour rien si ce sont les rêves de ces demoiselles qui le bouleverseront le plus.

Toutefois, lorsqu’il rencontre Elaine pour la première fois, ce sont ses hormones mâles qui s’expriment en premier. Subjugué par les courbes généreuses de cette femme qui ne fait pas son âge, il se sent irrésistiblement attiré par elle. Ses chamailleries avec son cousin pour savoir qui obtiendra ses faveurs trahissent son immaturité. Il serait facile de voir dans cette attirance le simple désir d’Axel de se trouver une mère de substitution. Or il n’en est jamais question tant Axel ne ramène jamais cette absence sur le tapis. Hormis la séance de vidéos familiales que lui inflige son oncle, prompte à raviver les souvenirs les plus enfouis, Axel ne se retourne pas sur son passé et ne regrette rien. Il s’agit ni plus ni moins que d’un émoi d’adolescent qui se transforme au terme d’une scène magique en profonde fascination. Alors que Elaine se met à nu devant Axel, lui révélant son rêve le plus cher -voler- Emir Kusturica réussit le tour de force, par le truchement de sa mise en scène, à nous donner l’impression de nous envoler avec elle, alors qu’elle et Axel n’ont pas quitté leurs sièges. Le vent qui se lève faisant bruisser les feuilles des arbres alentours et une caméra qui tourne délicatement autour des interprètes suffisent à nous communiquer cette sensation d’envol. Cette scène marque un point de rupture très net avec ce qui a précédé, du fait de son côté immersif. Comme Axel, nous partageons le rêve de Elaine dans un moment de grâce pure. Lui qui jusque là avançait à tâtons, sait désormais à quoi consacrer toute son énergie : à la réalisation du rêve de Elaine. Il s’installe donc tout naturellement chez les Stalker, rompant une seconde fois avec les siens. Et la maison de devenir un havre de paix complètement hors du temps et à l’abri des contraintes du quotidien. En écoutant la voix du cœur (Elaine) plutôt que celle de la raison (l’oncle Léo), Axel se laisse aller à un bonheur simple qu’il n’avait plus connu depuis longtemps. En rencontrant Elaine, il rompt avec des années de solitude et de repli sur soi. Au-delà de l’attirance physique, Axel est troublé par la force qui émane d’elle lorsqu’elle évoque son rêve de petite fille, et par la persistance de celui-ci. Des rêves d’enfant, lui n’en a plus depuis belle lurette, et c’est pour cette raison que, quelque part, il fait sien celui de Elaine. Il s’épuise à bâtir une machine volante tel un nouveau Léonard de Vinci, sans se soucier des probables dangers que comportent un vol à bord d’une machine construite de bric et de broc. Nous sommes dans la partie la plus insouciante, la plus lumineuse du film. Or l’ombre de la mort ne plane jamais bien loin.

Grace Stalker n’a pas peur de la mort, bien au contraire. Pour elle, elle représente la condition sine qua non pour atteindre son idéal : la résurrection et l’immortalité sous la forme d’une tortue. Elle souffre de plus en plus de son existence présente (tentatives de suicides à l’appui, comme cette pendaison à l’aide de collants dont la conclusion rappelle les plus belles heures du cinéma burlesque), de n’être perçue que dans l’ombre de son imposante belle-mère. Axel lui plaît, mais Axel comme les autres avant lui, n’a d’yeux que pour Elaine. Les sabotages qu’elle effectue à l’encontre de la machine volante d’Axel sont autant voués à gâcher le rêve de Elaine qu’à attirer l’attention du jeune homme. Ce dernier, finalement assez fragile psychologiquement, cédera aux pulsions suicidaires de Grace le temps d’une nuit d’orage, sorte de répétition de la scène finale. Pris au jeu mortel de la roulette russe, Axel ne doit son salut qu’à l’amour que lui porte Grace et à son geste protecteur. Cette scène à l’ambiance lourde fait basculer le film dans la noirceur. Certes, celle-ci n’est jamais totale car Emir Kusturica la contrebalance avec quelques moments oniriques (le poisson géant qui sillonne la ville) ou humoristiques (Elaine qui, à bord de son ULM, pourchasse Paul sur ses terres, rejouant La Mort aux trousses). Toutefois, elle annonce des lendemains difficiles et, surtout, constitue un électrochoc pour Axel qui, après avoir frôlé la mort, en ressort soudainement mûri.

Sous ses dehors de film léger aux personnages fantasques, Arizona dream s’avère un film assez pessimiste sur la portée des rêves et le bonheur que leur réalisation peut apporter. Le film déploie une tristesse sourde qui s’immisce petit à petit dans chacune de ses scènes, épousant le parcours d’Axel, qui à l’arrivée finit encore plus seul qu’il ne l’était au début. De rêve, il n’en a toujours pas. Et toutes ses illusions se sont définitivement envolées. Emir Kusturica réalise une tragi-comédie de toute beauté dont les images perdurent dans notre esprit longtemps après sa vision. Le rêve n’est finalement jamais aussi beau que sous sa forme la plus abstraite, sa réalisation pouvant tout aussi bien en gâcher la magie que le bonheur qu’il était supposé apporter.

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