CinémaComédie

Las Vegas Parano – Terry Gilliam

lasvegasparano

Fear and loathing in Las Vegas. 1998

Origine : États-Unis
Genre : Comédie
Réalisation : Terry Gilliam
Avec : Johnny Depp, Benicio Del Toro, Christina Ricci, Tobey Maguire…

États-Unis, 1971. Le journaliste Raoul Duke (Johnny Depp) est envoyé faire un reportage sur un rallye automobile dans les environs de Las Vegas. Accompagné de son avocat polynésien le Dr. Gonzo (Benicio Del Toro), il verra ce voyage comme l’occasion de retrouver le rêve américain du Flower Power, et va transformer un simple week-end journalistique en une véritable orgie chaotique de drogues en tous genres…

Fear and loathing in Las Vegas est un des livres emblématiques de l’après Flower Power dans lequel l’écrivain journaliste Hunter S. Thompson y raconte de façon quasi-autobiographique une virée post-psychédélique à Las Vegas en compagnie de l’avocat Oscar Zeta Acosta (en réalité hispanique et non polynésien). Reçu froidement à sa sortie en raison de l’ampleur de la débauche narcotique décrite par l’auteur, jugée choquante, le livre est avec le temps devenu une référence sur la culture psychédélique et ses échecs. Ce fut en outre un livre réputé difficilement adaptable, sur lequel plusieurs personnes, et pas des moindres, se sont cassées les dents, tels Martin Scorsese ou Oliver Stone. Ralph Bakshi, précurseur de l’animation à qui l’on devait l’ambitieuse adaptation animée d’un autre livre jugé inadaptable, Le Seigneur des Anneaux, tenta également de s’y coller, argumentant auprès de la productrice Laila Nabulsi (ex petite amie de Thompson et détentrice des droits du livre) que l’animation était le moyen idéal pour donner vie à un livre à ce point exubérant. Mais il essuya un refus lui laissant encore beaucoup de regrets. Nabulsi considéra également à travers les années plusieurs duo d’acteurs capables de porter le projet sur leurs épaules : Jack Nicholson et Marlon Brando furent un temps envisagés, jusqu’à ce que les difficultés de développements de l’adaptation ne leur fasse passer la limite d’âge. Dan Aykroyd et John Belusci, connus de la productrice pour travailler avec elle sur l’émission Saturday Night Live, semblèrent également bien partis pour décrocher les rôles tant convoités, mais le décès de Belusci vint tout remettre en question. John Malkovich puis Tom Cusack échouèrent à leur tour à s’approprier le personnage de Raoul Duke / Hunter Thompson. Tout se décanta lorsque Terry Gilliam, qui avait déjà refusé le film à la fin des années 80 au motif que le scénario n’était pas au point, accepta enfin le poste de réalisateur au milieu des années 90, moyennant une réécriture qu’il effectua lui-même en compagnie de Tony Grisoni (avec lequel il allait quelques années plus tard rédiger Tideland, film assez similaire dans sa démarche à Las Vegas Parano). Une bonne nouvelle en précédant une autre, l’acteur principal fut avalisé par Hunter S. Thompson lui-même, qui sympathisa avec Johnny Depp au point de l’accueillir chez lui pour lui faire découvrir son mode de vie, sa personnalité, ses manières… D’un apport non négligeable au projet, cette amitié solide et véritable (au décès de l’auteur en 2005, c’est Johnny Depp qui s’occupa des funérailles) apporta au film de nombreux détails authentiques, tels que les costumes, Thompson ayant accepté volontiers de prêter sa garde robe des années 70 à Johnny Depp. L’auteur prêta également sa Chevrolet rouge décapotable à l’acteur, l’autorisant à l’utiliser afin de préparer son rôle. Enfin, c’est Thompson lui-même qui rasa la tête de Depp, lui créant une calvitie artificielle qui achèvera de faire de Raoul Duke le sosie quasi parfait de l’écrivain au moment où il vécut les évènements ayant inspiré son livre.

Tout était donc là pour que Las Vegas Parano soit une réussite : un cinéaste et scénariste aussi imaginatif que dépourvu d’inhibitions, un acteur principal talentueux et pleinement concerné par son rôle et un sujet assurément parmi les plus provocateur que l’on puisse trouver, surtout dans une décennie marquée par le renoncement. Soutenu par Hunter Thompson, Gilliam s’approprie donc Las Vegas Parano, livrant ce qui est certainement l’une des meilleures comédies des années 90, d’autant plus méritante que le style du film se veut exubérant, que les acteurs sont appelés à verser dans l’hystérie et que toutes les scènes du film, formant par ailleurs une intrigue sans enjeu apparent, placent également l’exagération comme élément principal. Réussir une comédie dans ces conditions tient du miracle, tant les échecs de ce cinéma comique outrancier sont généralement flagrants (n’oublions pas qu’à l’époque Jim Carrey gesticulait dans ses comédies au ras des pâquerettes, qu’Eddie Murphy continuait à sévir, qu’Austin Powers cartonnait et que les comédies adolescentes à la American Pie n’allaient pas tarder à faire leur apparition). Mais en bon ancien Monty Python qu’il est, Terry Gilliam évite le piège de l’enchaînement de gags faciles auto-persuadés de leur propre efficacité. Gilliam est un réalisateur, un vrai, tout comme le livre de Thompson n’est pas en soi qu’un catalogue de bêtises provoquées par la drogue. A ce titre, la réussite de Las Vegas parano tient avant tout à ses qualités créatives, très loin du film de potaches. Gilliam et Grisoni optent ainsi pour un parti-pris narratif bien spécifique : la plongée corps et âme du duo de héros dans l’enfer psychédélique de la drogue commence ainsi dès la scène d’ouverture (“on était aux environs de Barstow quand les drogues ont commencé à faire effet“) pour ne plus jamais s’arrêter, amenant Duke et Gonzo au fond du fond, dans des situations toujours plus dingues, toujours plus incroyables (l’une des dernières phrases est justement de Raoul Duke, espérant que l’énormité de cette odyssée vegassienne paraîtrait tellement prononcée que la justice refusera d’y croire).

Le point de vue du cinéaste est donc tout du long celui de ses personnages : un point de vue déformé d’une réalité qui n’a pas court. Le spectateur se retrouve immergé dans l’univers des protagonistes, que Gilliam rend à l’écran en utilisant de nombreux effets visuels et sonores allant des lentilles déformantes aux éclairages multicolores saturés pouvant changer plusieurs fois au cours d’une même scène, des chansons emblématiques du son flower power (“One toke over the line” de Brewer et Shipley, “White Rabbit” de Jefferson Airplane, “Stuck Inside of Mobile with the Memphis blues again” de Bob Dylan…) aux vagues bruits de fonds déformés par le cerveau affecté des deux junkies… Duke et Gonzo n’émergent jamais, et même si l’un des deux peut parfois sembler moins défoncé que l’autre, ils ne quittent jamais leur monde halluciné n’étant régi par aucune loi, et certainement pas par les responsabilités. Transformant leurs chambres d’hôtels en vastes décharges à rendre jaloux un hard rocker des années 70, se menaçant mutuellement, se menaçant eux-mêmes, conchiant le respect dûs aux autres personnes (la frêle Lucy, qui peint des portraits de Barbra Streisand…), bafouant leurs obligations professionnelles, ils trouvent en Las Vegas, ville aux néons, aux casinos conceptuels et aux hôtels chics, le cadre parfait pour vivre leur vie de drogués, fuyant les réalités. Car ces deux hommes, contrairement à ce que leurs actes pourraient laisser à penser, ne sont pas des zonards sans situations. Ce sont mêmes des hommes cultivés, s’exprimant dans un langage assez savant rendant leurs divagations, leurs arguments et même leurs maugréements (auxquels il faut bien porter attention, cela entre dans le sens du détail propre à Gilliam) d’autant plus hilarants. Gilliam n’est pas un ancien Monty Python pour rien, et cela s’en ressent.

Mais depuis la fin du Monty Python, le réalisateur a mûri, bien mûri, et son expérience à Hollywood de même que son observation d’un monde en évolution l’ont amené à acidifier son humour voire parfois à l’oublier, comme pour son film précédent, L’Armée des 12 singes. Cela tombe bien : le livre de Hunter S. Thompson fut écrit en premier lieu pour évoquer la brutale et pitoyable fin d’une époque révolue, celle du flower power. Le cinéma et la littérature étant deux médias fort différents, Gilliam ne pouvait expliquer cette vision à la seule utilisation de ses images. C’est ainsi qu’il eut recours à une voix off, celle d’un Raoul Duke réfléchissant après coup à la signification de cette virée sauvage à Las Vegas. Loin de n’être que du commentaire stérile comme le sont parfois les voix off au cinéma, ces monologues permettent de considérer les évènements du film comme des réactions à une nouvelle donne socio-politique ayant laissé sur le carreau deux ressortissants du flower power des années 60 qui, ayant à ce point cru en leurs idéaux, sont désormais incapables de s’adapter à un monde plus dur, plus rationnel, plus pessimiste. Terminée la solidarité, écrasé le sentiment de pouvoir faire bouger les choses… Duke et Gonzo (le “gonzo” étant d’ailleurs une forme particulière de journalisme à la première personne, semblable à la démarche utilisée par Thompson dans son roman pour livrer ce qui est en fait un reportage sur la fin d’une époque) sont deux paumés de l’époque psychédélique adeptes de la fuite en avant, pour lesquels la consommation de drogue représente le seul moyen d’échapper à ce quotidien mortellement pragmatique qu’ils avaient cru enterrer avec l’esprit du flower power. Leurs excès sont les seuls moyens qu’ils ont trouvé pour s’affranchir de cette réalité et d’atteindre ce qu’ils espéraient trouver à Las Vegas, ville elle-même détachée des réalités : le rêve américain tel qu’ils le concevaient encore quelques années avant 1971.

Mais leur échec est cuisant : Vegas n’est que la ville du superficiel et de la cupidité et les casinos ne sont que des gouffres à fric racolant les paumés dans leur genre. La quête à l’idéal déchu est donc d’avance vouée à l’échec, un échec cruel, froid, symbolisé par l’une des scènes finales dans laquelle Gonzo plonge pour la première fois ouvertement dans la violence en agressant la pauvre vendeuse d’un restaurant minable de bord d’autoroute. Gilliam reprend à son compte l’histoire de Duke et Gonzo, qu’il inscrit pleinement dans ce qui fait la cohérence thématique de sa filmographie : l’idée de quête permanente pour un idéal subjectif ou matériel (le trésor de Bandits Bandits, la femme de Brazil, le graal de Fisher King…). Toute la conclusion de la quête des héros de Las Vegas Parano sera là, dans cette courte scène cruciale, sortant pour la seule fois du film Duke et Gonzo de leur monde chimiquement fantasmé pour les abandonner dans un boui-boui symbolisant la terrible gueule de bois de leur virée dès le début vouée à l’échec. Après avoir versé dans la noirceur ouverte avec L’Armée des 12 singes, Gilliam ne semble pas plus optimiste ici, bien au contraire : sous ses dehors de comédie exubérante, Las Vegas Parano est un film très sombre sur la vie brisée de deux hommes s’étant projeté dans l’avenir avec trop de certitudes. Le réalisateur, tout comme Thompson dans son livre, ne condamne pas pour autant le flower power, pas plus qu’il ne verse dans la nostalgie. Le film tient du journalisme “gonzo” et se borne à montrer des faits : l’échec prévisible de la génération Timothy Leary et les répercussions de cet échec sur la vie de ses trop enthousiastes partisans. A ce titre, plus la fuite en avant de Duke et Gonzo s’accélère, plus leur traumatisme semble profond.

L’attente d’une adaptation de Fear and Loathing in Las Vegas valait le coup. Plutôt fidèle au livre, le film de Gilliam ne s’embarrasse d’aucune convenance, illustrant la déchéance de ses héros comme il se doit, grâce également aux brillantes prestations de Johnny Depp et de Benicio Del Toro (notons au passage que pour une fois, la version française vaut la version originale). Le réalisateur signait là l’un de ses meilleurs films, et démontrait avec brio et non sans un certain cynisme que quinze ans après Le Sens de la vie, le cinéma comique pouvait toujours se montrer à la fois excessif et intelligent.

 

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