La Faute de l’abbé Mouret – Émile Zola
La Faute de l’abbé Mouret. 1875Origine : France
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Curé au village des Artaud, où il officie pour un public paysan dont la dévotion est loin d’être la préoccupation première, l’abbé Serge Mouret mène sa vie telle qu’il l’a toujours rêvée. Il vit près de son église délabrée, au presbytère, avec pour seule compagnie sa sœur Désirée, une faible d’esprit s’occupant de sa basse cour, et la Teuse, sa bonne à tout faire. Dans ce milieu caractérisé par l’austérité, pratiquement coupé du monde, l’abbé Mouret peut sans aucun problème se consacrer à sa principale occupation : la dévotion absolue à la vierge Marie, qui lui vaut les remontrances du très misogyne frère Archangias, en charge notamment de l’éducation des enfants vivant aux Artaud, pour lesquels il n’a que du mépris. Mouret n’en a cure, et continue fiévreusement à adorer Marie. Tellement qu’il en devient malade. C’est pourquoi le docteur Pascal, son oncle, le confie à Albine, nièce d’un vieil athée vivant en sa compagnie sur le domaine du Paradou, un château délabré au gigantesque jardin en friche. Avec Albine et au milieu de cette luxuriante végétation, l’abbé Mouret va connaître l’amour. Mais pourra-t-il longtemps échapper au monde qui à l’extérieur du Paradou continue d’exister ?
Suite directe de La Conquête de Plassans, La Faute de l’abbé Mouret suit la destinée de Serge, qui était entré au séminaire alors que l’abbé Faujas ourdissait ses sombres complots. D’une nature fragile et d’un tempérament peu affirmé, quelque peu efféminé, le fils Mouret ne pouvait pas finir ailleurs. Si on ne s’en rendait pas forcément compte dans La Conquête de Plassans, qui pouvait toujours laisser croire à la seule manipulation de Faujas pour démembrer la famille de ses hôtes, on ne peut plus guère en douter avec ce cinquième Rougon-Macquart, très certainement l’un des plus mal connus. Et pour cause : situé comme il l’est dans un endroit perdu, construit sur un personnage fuyant la société des hommes, l’influence du second Empire s’y fait très peu ressentir. S’il fallait vraiment y voir l’étude d’une composante de ce régime, ce serait -comme pour La Conquête de Plassans, mais ce dernier ne se limitait pas à cela- celle de la religion. Non pas l’influence de l’Église en tant qu’organe politique indirect, mais tout simplement la question de la foi. La portée de ce roman est donc bien plus large que son cadre historique, et pourrait a priori toujours être valable à notre époque, un peu comme l’est l’analyse du commerce dans Au bonheur des dames. Ce serait bien le cas, si toutefois la France était restée sous la même chape religieuse qu’en cette seconde moitié du XIXè siècle. Comme ce n’est pas le cas, les atermoiements moraux de cet abbé tiraillé entre l’amour du divin et l’amour d’une femme ne toucheront plus grand monde, si ce n’est peut-être les plus dévots ou ceux qui s’intéressent à la question du célibat des hommes d’Église. Les autres, tout simplement curieux, ou les amateurs de Zola, auront de fortes chances d’être -comme moi- vite lassés par ce qui est à la fois d’une épuration extrême (le roman est divisé en trois livres qu’on pourrait résumer en “thèse / antithèse / synthèse”) et d’une surcharge déprimante rappelant les interminables -mais pas pour autant stériles- descriptions des étals du Ventre de Paris.
Dans le livre premier, Zola nous présente l’abbé Mouret, sa vie, et surtout son état d’esprit. L’accent est mis sur le dénuement dans lequel se complait le curé des Artaud, qui est venu lui-même s’enterrer dans ce lieu sinistre peuplé par une meute d’habitants tous issus d’une même famille (qui a donné son nom au village). Bien entendu, ce ne sont pas les consanguins dégénérés du cinéma d’épouvante, mais ce sont tout de même des êtres rustres aux mœurs forcément dissolus pour des hommes comme frère Archangias. L’abbé Mouret, lui, fait son travail et n’éprouve pas la même haine à leur égard. Au contraire, être le berger d’un tel troupeau irrécupérable lui permet de continuer à s’isoler dans l’adoration de la Vierge Marie. Une adoration décrite en long, en large et en travers, couvrant aussi bien l’histoire de cette foi remontant à l’enfance que son exercice au quotidien et, surtout, le plus difficile à lire, sa justification dans l’esprit du curé. Zola use d’une prose logiquement pompeuse à base d’arguments métaphysiques et de vocabulaire chrétien. L’abbé Mouret n’est pas le narrateur, mais c’est tout comme, et il retranscrit ses raisonnements par d’interminables et éprouvantes phrases dignes d’un Jack Kerouac dans ses plus mystiques écritures spontanées, les tournures populaires en moins. Il nous immerge bien dans le monde intérieur de ce curé issu d’une famille où la folie a toujours prédominé, ce qui apparaît ici dès le départ. Car l’abbé Mouret mène sciemment une non-vie pour entretenir une relation avec une figure religieuse qu’il vénère depuis tout petit. Marie est la femme pure par excellence, elle fut une mère, puis une sœur… et ensuite ? Là réside justement l’annonce du livre deuxième. Car l’adoration de Marie cache en réalité une idéalisation absolue de la figure féminine. L’abbé Mouret du livre premier ne respecte pas franchement son vœu de célibat : en se retranchant dans son église et en se dédaignant lui-même au profit de Marie, il ne fait que se créer la chimère d’une femme à la perfection surnaturelle aux pieds de laquelle se prosterner. Bien qu’il ait réussi par un tour de passe-passe mental à justifier la place qu’il accorde à Marie, et qui pendant un temps lui donna l’impression (légitime) qu’il la plaçait au-dessus de Jésus et de Dieu, la religion n’est qu’un prétexte fort commode pour justifier son humilité excessive (trahissant une sorte de complexe d’infériorité, essentiellement vis à vis des femmes) et vénérer une figure qu’il place au-dessus du “pain quotidien” des créatures terrestres. Ainsi, Mouret a bien du mal à supporter la basse-cour de sa sœur, où règnent des instincts bestiaux à ses yeux si effrayants. Ainsi qu’il s’en félicite intérieurement, Mouret est resté un enfant. Marie incarne l’amour sans la chair, et même sans aucun lien avec les sentiments classiques. Cette adoration sans bornes met mal à l’aise, et c’est elle qui logiquement conduit à la maladie de ce curé atteint d’une fièvre de dévotion.
Le livre deuxième est encore plus difficile que le livre premier. En revanche, il est d’une très grande qualité littéraire. Sans aucune transition, Zola passe de la fièvre de l’abbé à sa convalescence au Paradou, avec Albine. Aucun lien ne sera fait avec le livre premier, aucun personnage mentionné, aucun lieu évoqué, comme si tout ce qui avait précédé n’avait jamais existé. Ce faisant, il donne l’impression que Mouret est mort et qu’il se trouve avec Marie, au Paradis (le nom de cette propriété est assez éloquent pour repérer d’emblée la filiation). Et tout le livre se fera force de ne jamais sortir de cette irréalité traitée sur un mode lyrique. Au cours de ce séjour au Paradou avec Albine, Mouret s’ouvre à la vie qu’il avait jusqu’ici regardé en terrien et qui s’offre désormais à lui dans toute la splendeur d’un immense jardin laissé à lui-même. C’est à dire une vie non corrompue par l’Homme. Comme la nourriture du Ventre de Paris qui reflétait cette abondance écœurante de victuailles dans un Paris miséreux, les fleurs, arbres, verdures, cours d’eau, fruits et légumes du Paradou reflètent l’enchantement. La relation entre Serge et Albine, seuls dans ces lieux (le philosophe ne s’y montre jamais) ne peut que s’y épanouir sans que rien ne viennent la souiller. La notion de péché n’existe pas, et les deux amoureux semblables à Adam et Ève ne touchent pas au “fruit défendu”… du moins pas jusqu’à la fin du livre, marquant le rude retour aux réalités. La menace avait en fait toujours été présente par l’existence des murs séparant le Paradou du monde environnant. Des murs qu’Albine et Serge ne voyaient jamais, ce qui au moins dans le cas de Serge (comme le livre troisième le démontrera, Albine n’avait pas la même vision de cette relation) le confortait dans l’idée d’avoir rejoint un monde meilleur. Toute la végétation, les formes, les couleurs, les arômes, offraient un cocon aux tourtereaux platoniques, et par de vastes descriptions qui rendent la lecture si ardue, elle faisait corps avec Serge et Albine. Zola a très certainement étudié la botanique et en est ressorti avec des connaissances aux noms barbares qu’il décrit jusqu’à plus soif afin de faire ressentir l’osmose générale. Son récit en devient pénible (pire encore que Jules Verne décrivant la faune et la flore marine dans 20 000 lieues sous les mers !), et, surtout, il ouvre la porte à la mièvrerie des dialogues et des personnages. Complétement béat, ultrasensible, l’abbé Mouret en devient détestable, là où Zola devait certainement avoir eu pour objectif de le rendre pitoyable. Ce livre second souffre d’un trop plein d’enthousiasme provenant d’un personnage lui-même atteint du même mal. D’un point de vue littéraire, c’est du grand art… Mais à la lecture, c’est pénible.
Et comme on pouvait s’y attendre, le livre troisième fait retomber l’abbé Mouret dans le monde tel qu’il est réellement. La rupture est très violente : l’amour est consommé physiquement entre Serge et Albine, puis ils tombent sur la muraille, laissant apparaître frère Archangias, dont le nom fait bien entendu écho aux archanges, les messagers de Dieu. L’abbé Mouret doit donc retourner dans le droit chemin et expier ses fautes. Cette dernière partie illustrera les tortures mentales subies par le curé des Artaud, qui apparaissent très accessibles en comparaison des deux premiers livres. Zola retourne à quelque chose de plus standard, dénonçant ainsi l’emprise absolue du dogme religieux écrasant les hommes dans leurs choix, dans leur raison et dans leur vie. Les conséquences en sont tragiques, alors que la vie “classique”, répudiée par l’Église, que ce soit celle des villageois ou celle de la basse cour de Désirée, ne s’embarrasse pas de telles chapes de plombs métaphysiques. En principe intermédiaires entre Dieu et les hommes, les “soutanes”, comme les nomment les plus réfractaires à la religion, ne sont rien d’autre que les instruments d’un pouvoir absolu. La “maison de Dieu” est alors un asile permettant une déshumanisation de l’individu, dont la vie apparaît bien pauvre. Ce n’est pourtant pas la croyance en Dieu qui pose problème, mais bien le poids de la ferveur et ses conséquences sur les plus fragiles, comme Serge Mouret. N’ayant pas pu prendre en affection le personnage, cette fin de livre est bien loin d’être aussi poignante que dans certains autres opus des Rougon-Macquart. Même le sort réservé à Albine n’émeut guère, tant elle-même, par son insouciance sirupeuse, n’avait guère attiré la bienveillance au cours du second livre. De par son bon sens faisant de lui ce qu’il est, un ermite méprisé, le vieil athée, dit “le philosophe”, aura finalement été le personnage le plus attrayant du roman, mais hélas sa présence sera restée marginale. Singulier au sein du cycle auquel il appartient, La Faute de l’abbé Mouret aura eu le mérite d’essayer un style nouveau, moins cru et plus lyrique. Zola y rappelle qu’il est un écrivain tout autant capable de faire le portrait des âmes que de se lancer dans des brûlots sociétaux. Après, libre à chacun de privilégier ce qu’il lui plait dans la riche bibliographie de l’auteur.
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