Duma Key – Stephen King
Duma Key. 2008Origine : Etats-Unis
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Après un grave accident sur un chantier, l’entrepreneur en travaux publics Edgar Freemantle a été amputé du bras droit, est sujet à des trous de mémoire, à des troubles de la vision, doit se battre pour remarcher normalement et connait de grosses sautes d’humeur dont il n’a même pas conscience. Sa femme Pam demande le divorce, et ses deux filles vivent désormais leur vie. De quoi songer au suicide. Suivant les conseils de son psychiatre le docteur Kamen, Edgar préfère cependant tenter sa dernière chance en prenant du recul, loin du Minnesota. C’est ainsi qu’il atterrit à Duma Key, une petite île au large de la Floride où il loge dans une grosse bâtisse rose construite sur pilotis qu’il nomme “Big Pink”. Parmi les rares contacts qu’il se fait sur place se trouvent Jack Cantori, chargé de le ravitailler au besoin, ainsi et surtout que Wireman, son voisin le plus proche, chargé de la surveillance permanente de la vieille Elizabeth Eastlake, la propriétaire de Duma Key au passé mystérieux. C’est en tout cas une protectrice des arts bien connue dans la région. Et ça tombe bien, puisqu’Edgar se trouve un soudain talent très vite reconnu par tous pour le dessin et la peinture. Il peint ainsi des tableaux surréalistes, plutôt effrayants. Ils le seront encore plus lorsqu’Edgar réalisera que certains d’entre eux prophétisent ou même provoquent des évènements à venir, jamais très réjouissants. Une force intangible semble être à l’œuvre sur Duma Key, et la clef se trouve dans le passé d’Elizabeth Eastlake, lorsqu’elle vivait avec son père, ses sœurs et sa nourrice dans le sud de l’île, aujourd’hui devenu une jungle malsaine.
Depuis 2002 et ses déclarations anticipant la fin de sa carrière sur l’argument d’une imagination en train de se tarir, les livres de Stephen King ont pris une tournure inquiétante qui effectivement laisse à penser que l’auteur n’est pas loin de renoncer à son clavier. Nous n’en sommes pas encore là, surtout que de depuis lors King a publié pas mal de choses et que d’autres encore sont annoncées. Mais ces livres parus ou à paraître ne peuvent que rappeler ces déclarations, probablement nées du contrecoup de l’accident qui faillit lui être fatal en 1999. Roadmaster traitait du deuil, Histoire de Lisey de la mort d’un écrivain du point de vue de sa femme, les annoncés Under the dome et Blockade Billy sont respectivement un vieux texte retravaillé après avoir végété dans les cartons (tout comme le bachmanien Blaze et plusieurs nouvelles sorties depuis 2002… pour liquider des comptes ?) et l’histoire d’une ex gloire du baseball que tout le monde a oublié. Quant à Duma Key, il nous montre un homme traumatisé par un accident et les relations entre cet évènement et le processus créatif. L’origine du sujet n’est peut-être pas aussi claire que celui d’Histoire de Lisey, mais elle n’est pas très obscure non plus. Pour quiconque connait un peu la biographie de King ou a lu Écriture, il n’est pas difficile de noter plusieurs points communs entre l’auteur et son personnage Edgar Feemantle, à commencer par la façon dont celui-ci compose ses œuvres : dans une solitude absolue avec du rock à tue-tête en arrière-plan. Le sens aigu de la famille, la gratitude envers les médecins et même le choix de délocaliser son intrigue en Floride, lieu où il passe pas mal de temps désormais, en sont d’autres… L’argument pour tout le sujet du livre va quant à lui plus loin que les évocations biographiques et aborde la question de la place occupée par l’art dans la vie du créateur, ce qui permet de faire des suppositions sur l’état d’esprit de King au moment de l’écriture de Duma Key.
Au terme de sa convalescence, Edgar Freemantle est donc devenu un artiste suscitant l’admiration. Même sa femme renoue les liens avec lui. Créer ne lui est pas difficile : tout coule de source, même si il finit ses séances créatrices vidé et affamé. La fameuse force qui est derrière son talent, n’est en fin de compte que la représentation d’un passé dont la seule particularité à Duma Key est d’être inconscient chez l’artiste. Celui-ci ne fait que reproduire une somme d’expériences, et la nature angoissante de ce qu’il créé évoque de bien mauvais souvenirs comme c’est également le cas pour la plupart des créateurs de récits d’épouvante, King en tête (surtout depuis son accident). Perse, puisque c’est le nom pris par l’entité, n’est dans le fond qu’un moyen de représenter concrètement un ensemble de circonstances aboutissant à la création. Et le fait qu’elle soit perçue négativement (Perse est le diminutif de Persephone, femme d’Hadès et Reine des Morts dans la mythologie grecque) est assez révélateur de l’état d’esprit de King, qui semble fatigué de l’écriture et qui plutôt que de cesser son activité du jour au lendemain comme il l’avait laissé entendre préfère payer de sa personne pour justement nous raconter cette fatigue. Ce qui est somme toute logique si l’on considère que King a toujours voulu être proche de ses lecteurs, auxquels il explique régulièrement la façon dont il travaille et pourquoi il écrit telle ou telle chose. Ce qu’il ne fait pas ici dans son inévitable postface, un peu comme si il impliquait que le roman parle de lui-même. La muse maléfique Perse prouve en tout cas que le plaisir de créer, si il reste présent et sait même se montrer dévorant, va de paire avec les remontées d’une foule de déplaisants souvenirs (le passé de Duma Key d’un côté, celui de King de l’autre) qui prennent finalement plus qu’ils ne donnent. Car si d’un point de vue purement égoïste l’artiste ne peut que bénéficier de son talent, celui-ci fait remonter trop de choses à la surface et contribue également à affecter l’entourage proche de l’artiste, et partant, l’artiste lui-même lorsque celui-ci désire plus que toute autre chose profiter pleinement de son environnement, comme c’est le cas à la fois de King et d’Edgar Freemantle, ce dernier étant extrêmement proche de sa fille Ilse. Une relation très bien écrite, crédible, et dans laquelle l’auteur met beaucoup de lui-même pour mieux se torturer lorsqu’elle est mise à mal. Bien sûr, le mal provoqué par Perse est différent de celui que King attribue à sa muse, son imagination ou à quoi que ce soit qu’il juge être à l’origine de son propre talent, mais il n’en reste pas moins qu’il en est venu à un point où, après son accident, il préfère vivre que de s’enfermer avec sa muse, quand bien même tout le monde le pousse à faire ainsi (c’est Ilse qui encourage Edgar à soumettre ses œuvres à des experts). L’aspect destructeur et cannibale de l’art est très marqué dans Duma Key, et avec ce livre l’auteur se rapproche de la noirceur qu’il affichait dans ses années “drogue et alcool” au début des années 80. Mais cela dit le livre est d’une part déjà moins ouvertement nihiliste, Edgar Freemantle ne se laissant pas entraîner vers le néant comme un John Smith (Dead Zone) ou un Louis Creed (Simetierre), et d’autre part sa noirceur -y compris vis à vis de l’art- semble plutôt conjoncturelle. Jamais King ne donne l’impression que son personnage principal ne pourra plus continuer à vivre, n’y s’essayer à la création de temps à autres, et la réaction à la perte de ses proches est différente, plus empreinte de maturité que les réactions à la mort du petit Gage dans Simetierre tout en restant bien entendu imprégnée de tristesse. Depuis Cœurs perdus en Atlantide, qui étudiait justement la question du sentiment à travers les âges, King a incontestablement gagné en sagesse, ce qui donne une tournure particulière à ses livres les plus sombres. Duma Key témoigne finalement d’une lassitude profonde vis à vis de la vie d’écrivain de Stephen King, mais très probablement passagère. Ses admirateurs peuvent y trouver à la fois de quoi s’inquiéter et de quoi se rassurer.
Si il y a bien une chose capable de les rassurer avec certitude, c’est en tout cas la capacité de King à écrire des romans d’épouvante. Car il ne faut pas se leurrer : la principale attraction d’un tel livre (un pavé) réside essentiellement dans ses qualités littéraires propres. Et sur ce point, King n’a plus fait aussi bien depuis pas mal de temps… Il laisse tomber les excentricités d’un Cellulaire pour écrire une histoire plausible et effrayante, prenant son temps à s’installer. Trop de temps dirons même certains. Les toiles d’Edgar Freemantle sont interprétées par les critiques d’art comme une façon de réinventer la banalité des couchers de soleil sur le Golfe du Mexique. C’est aussi le pari pris par King : réussir à faire d’un cadre idyllique un endroit capable d’inspirer une peur allant croissant. Il le fait par petites touches, en déterrant progressivement un passé dont les composantes restent assemblées dans le seul esprit d’Elizabeth Eastlake, atteinte d’Alzheimer. Et c’est lors des crises d’incohérences provoquées par cette maladie que les évènements du passé ressurgissent sous la forme de mystérieuses énigmes, par des phrases ou des actes apparemment incohérents mais qui trouveront leur légitimité à la fin du livre, qui comme souvent chez King s’emballe vers la fin (la fin d’un pavé de 650 pages démarrant à mon sens environ deux cents pages avant la conclusion), encore qu’il évite ici le côté grand guignol qui clôture beaucoup de ses livres (à peine a-t-on droit à quelques fantômes et -tout de même- à un ultime rebondissement pas forcément indispensable). Pendant une large partie du roman, nous sommes plongés dans un mystère total, dont le manque de sens ne fait qu’accroître l’envie d’aller plus loin dans la lecture, surtout lorsque les manifestations surnaturelles se mettent à apparaître. Il faut aussi préciser que King rend ses personnages secondaires particulièrement attachants : que ce soit Wireman, l’homme qui en étant au contact permanent d’Elizabeth est le mieux placé pour faire ressortir le passé sordide de la famille Eastlake sur Duma Key ou bien Elizabeth elle-même, avec les faiblesses qu’elle tente de combattre, ou encore Jack Cantori et l’aide qu’il apporte à Edgar, tous sont sympathiques et forment un petit groupe perdu au milieu de la force levée par Perse. On connaît de longue date la capacité de King a gérer des communautés isolée face au surnaturel, et il l’affiche encore une fois. Duma Key est sur le plan fantastique un bon roman, pas non plus un chef d’œuvre d’audace cela dit (outre les indispensables clins d’œil à d’autres romans de sa bibliographie, il reprend plusieurs choses déjà lues dans d’autre livres, comme les peintures de Rose Madder). Mais combiné à ce qu’exprime l’auteur sur ses conceptions artistiques du moment, cela suffit à faire de Duma Key un livre remarquable.