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Chantier – Richard Bachman

Roadwork. 1981

Origine : Etats-Unis
Genre : Drame
Auteur : Richard Bachman
Editeur : Albin Michel

Si la véritable identité de Richard Bachman ne fut révélée que vers 1985 (après quelques rumeurs farouchement démenties), il est clair lorsque l’on connait la supercherie que Chantier est un pur produit de l’esprit de Stephen King, tant les thèmes qu’il brasse et le style employé sont proches de ce que l’auteur pouvait écrire dans ces années-là. Ses années sombres. La maturité de la trentaine l’avait amené à considérer son passé et à définitivement enterrer les armes fleuries des années 60, la politique américaine partait à vau-l’eau et pour ne rien arranger King venait de perdre sa mère lorsqu’il entreprit d’écrire Chantier. Comme presque tous ses livres de l’époque, il s’agit d’un livre très sombre, l’histoire d’un couple qui implose lorsque l’homme, Bart Dawes, commence à perdre les pédales suite à l’obligation qui lui est faite de déménager et sa maison et son lieu de travail en raison de la construction prochaine d’une autoroute.

Histoire puisant sa dureté dans la profondeur des sentiments humains, Chantier est par bien des aspects une variante de Dead Zone. Tout comme John Smith, Bart Dawes perd sa raison de vivre et se retrouvera dans les derniers instants dans la position d’un martyr. Ceci dit, là où Smith perdait tout du jour au lendemain (du moins dans son esprit, pour lequel son coma ne fut qu’un sommeil), Dawes sombre petit à petit dans l’isolement, et le sort n’a rien à voir là-dedans. King réfute le fantastique et passe la majeure partie du roman dans l’esprit de son personnage, créant ainsi une sorte de huis-clos au sein duquel le spectateur se prend d’affection et de pitié pour le héros, partageant avec lui son calvaire. Si l’annonce des expropriations fut bien l’élément déclencheur de la dérive de Bart Dawes, son origine remonte pourtant à un évènement antérieur, créateur d’une détresse longtemps contenue. Il s’agit de la mort de son fils, d’une tumeur au cerveau. Là où sa femme parvint à faire son deuil après une période d’épanchements, Bart pris sur lui pour contenir jusqu’ici ses intenses sentiments. Pour lui, le chantier signifie non seulement quitter les endroits où il fut heureux (sa maison et la blanchisserie où il travaille) mais aussi la démolition du souvenir de son fils. Ayant fait son deuil, Mary Dawes y voit l’occasion de passer à autre chose, et après que Bart se soit fait licencier pour ne pas avoir cherché de nouveau local à la blanchisserie, elle s’en ira. De même, les collègues de Bart acceptent le déménagement. Bart se retrouve donc esseulé, tout le monde acceptant sans trop rechigner la perte de ce qui constitua leur vie pendant de longues années. La bienveillance générale à l’égard de Bart n’est pour lui que poudre aux yeux : personne n’est apte à comprendre sa position, et il ne communique plus avec autrui, si ce n’est à quelques marginaux (une auto-stoppeuse camée, un mafieux, un prêtre désavoué) avec lesquels il reste évasif et qui n’ont pas d’intérêts particuliers dans son affaire. Son seul dialogue, il le tient dans sa tête avec George et Fred, les voix de son esprit qui l’interpellent régulièrement. Avec toutes ses émotions, Bart Dawes n’est plus fait pour cette société en phase de déshumanisation, que la future autoroute incarne à ses yeux. Comme dans Dead Zone, Stephen King prend pour toile de fond le contexte politique de l’époque (son livre se déroule à la fin de l’année 1973 et au début de 1974), cette fois avec une attention toute particulière sur la crise énergétique amenée par le premier choc pétrolier. Quelque part l’autoroute est un paradoxe, ou au moins une forme de cynisme : alors que les autorités encouragent tout le monde à conserver les énergies, la décision de construire une nouvelle route est absurde. Mais ce que retient Bart Dawes de cette nouvelle Amérique est avant tout l’anéantissement d’une forme de vie paisible et fraternelle par des intérêts avant tout financiers. Sa blanchisserie a elle même évolué : autrefois une société familiale prospère, elle a été rachetée par un grand groupe industriel et est désormais gérée par des bureaucrates détachés des réalités du terrain. Ses collègues se laissent faire passivement, refusant de voir qu’ils ne sont plus que des rouages appelés à stagner. Au niveau familial, Mary revit depuis son départ, et ses attentions à l’égard de Bart apparaissent plus formelles que réellement concernées. Les autorités municipales, pour leur part, commencent à l’espionner dès qu’il se retrouve seul dans le quartier. Dès lors, pas étonnant que l’ancien patron de la blanchisserie tombe dans la dépression nerveuse. En ne se préoccupant pas de retrouver un local professionnel ni même une nouvelle maison, il s’accroche à une Amérique et à une vie de famille qui ne sont plus. Il s’accroche à des fantômes. Mais est-il réellement fou ? Difficile à dire. Si il l’avait été il n’aurait certainement pas fait illusion devant sa femme et ses patrons aussi longtemps. Pourtant, sans même savoir pourquoi, il achète des armes à feu et négocie des explosifs avec un mafieux compréhensif, qui se retrouve un peu dans Bart Dawes. Après avoir rencontré Olivia, l’auto-stoppeuse, il prend machinalement la mescaline qu’elle lui a fourni. Il ne semble pas particulièrement déterminé à faire un coup d’éclat médiatique, encore moins à devenir un symbole de lutte, et au départ il agit bien de façon irraisonnée. Les voix dans sa tête ne semblent pas non plus être des signes très encourageants… Si les lecteurs devinent tout de suite comment cette histoire se terminera, Bart ne le sait pas et se laisse d’abord porter par ses impulsions. Il semble atteint d’une forme de schizophrénie : l’homme sensé qu’il tente de paraître en alignant les mensonges rassurants et le fou qui défend ses illusions. King intervertit les positions : ce qui est folie devient une attitude honorable et ce qui devrait être vu comme la sagesse devient folie. L’Amérique et ses valeurs marchent à l’envers. La folie ou non de Bart Dawes est en fait laissée libre au raisonnement des lecteurs. Certes Chantier est plus minimaliste que Dead Zone, et il est également moins bien écrit (si elles apportent de la substance, les voix dans la tête de Bart sont assez pénibles à lire), mais il ne mérite pas d’être le roman le moins connu de son auteur.

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