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Un baquet de sang – Roger Corman

bucketofblood

A Bucket of Blood. 1959

Origine : Etats-Unis
Genre : Comédie horrifique
Réalisation : Roger Corman
Avec : Dick Miller, Barboura Morris, Antony Carbone, Julian Burton…

Serveur au café beatnick “la Porte Jaune”, Walter Paisley (Dick Miller) aimerait bien s’intégrer au monde des artistes. Il écoute les poèmes récités par Maxwell Brock (Julian Burton), l’artiste phare de la maison, et il s’imprègne de leur philosophie. Il n’en continue pas moins à être exclu du milieu, qui le considère comme un moins que rien et qui ne manque pas de lui faire sentir. Le patron de Walter (Antony Carbone) n’est également pas tendre envers son employé. Seule une amie de ce patron, Carla (Barboura Morris), épargne sa sensibilité… par pure pitié. Un soir, chez lui, Walter tue par accident le chat de sa logeuse. Il couvre son crime par de l’argile, faisant du cadavre une statue, qu’il emmène le lendemain à la Porte Jaune. C’est un succès ! Walter récidive en recouvrant d’argile le cadavre d’un policier, mort d’un coup de poêle pour avoir effrayé Walter en le menaçant d’une arme. C’est un triomphe ! Pas de raison pour s’arrêter en si bon chemin, surtout qu’en plus des éloges de Maxwell, Walter a gagné l’estime de Carla.

Lassé de la science-fiction, Roger Corman profite de ce que l’AIP lui verse le budget dérisoire (même selon les critères cormaniens) de 50 000 dollars et lui laisse le plus petit temps de tournage dont il n’ait jamais disposé (5 jours) pour tourner A Bucket of blood, un film scénarisé par son vieux compère Chuck B. Griffith et qui se veut selon Corman l’initiateur d’un nouveau genre, la comédie horrifique. Que le film soit la première comédie horrifique, voilà qui est très discutable, mais il est en tout cas original dans le paysage cinématographique horrifique de l’époque, que ce soit à l’ouest ou à l’est de l’Atlantique. Avec les moyens qui sont les siens, Roger Corman ne peut bénéficier d’aucun artifice, d’aucun effet spécial (même les statues de Walter, soi-disant des chef-d’œuvres de réalisme, ne sont guère convaincantes), et se voit donc contraint de tout faire reposer sur les personnages et les dialogues. Un pari à la mesure du génial bonhomme, dont l’esprit critique, l’anticonformisme et l’humour pince sans rire feront école. Il s’en prend ici à l’esprit qui règne parmi les élites artistiques, incarnées par tous ces pseudos-Beatnicks regroupés dans un bar où Maxwell récite ses pompeuses poésies abstraites au sujet de la supériorité de l’artiste immortel sur le tribun insignifiant. Tout le monde est enchanté par les poèmes de Maxwell, lequel s’érige au rang de divinité et se constitue une “cour” servile et élitiste dans laquelle aimerait entrer le timide Walter Paisley. Pour être admis, Walter se montre flagorneur, retient par cœur les poèmes de Maxwell et les lui ressort mot à mot. Ce qui lui vaut un peu plus de mépris de la part du beatnick proclamé, qui juge que l’art est mouvement et que “la répétition, c’est la mort”. Pompeuse excuse pour cacher le fait que Maxwell n’a lui-même aucune idée des conneries qu’il a bien pu sortir. La vanité de Maxwell n’est aucunement justifiée, elle ne tient d’ailleurs qu’à l’estime dont il dispose au milieu de sa cour. Pour le patron de la “Porte jaune”, Maxwell n’est qu’une vache à lait permettant de faire du chiffre. Et du reste, son appartenance au mouvement beatnick reste fort contestable : confronté à deux beatnicks plus authentiques, deux toxicomanes spirituels à l’allure négligée, il les considère comme des clochards. Dans le même temps, lui qui rejette l’argent ne manquera pas de s’extasier devant le prix estimé des œuvres de Walter. La façon dont il a retourné sa veste prouve également sa totale vacuité : du jour au lendemain il considère le simple grouillot méprisable comme un artiste à part entière, digne d’être célébré comme un Roi (il le déguise d’ailleurs ainsi) par des poèmes aussi élogieux que son regard était naguère méprisant. Maxwell, et tous ceux qui suivent ses insipides enseignements (comme Naolia, qui se prosterne d’amour aux pieds de Walter), sont tout simplement ridicules dans leurs excès. Ils se posent un peu comme les gardiens du temple, rejetant les impies et accueillant les prophètes dans leur paradis communautaire jusqu’au racisme.

Mais la plus virulente attaque à l’encontre de cette élite reste encore Walter Paisley. Loin de concevoir son personnage principal comme un revanchard en quête de sa dignité perdue, Corman en fait au contraire un nigaud sincèrement convaincu du talent et de l’honnêteté des propos de Maxwell, et même peut-être rendu nigaud à force d’avoir trop entendu d’insanités. Walter est tellement naïf, s’est tellement fait avoir qu’il en devient presque autiste. Lui, le petit serveur lèche-cul, qui vit avec une logeuse se prenant pour sa mère (surveillant si Walter ne rentre pas avec une fille à la maison) et qui est véritablement dépourvu de tout talent parvient à intégrer le milieu qui l’avait si violemment repoussé, et pour lequel il n’a aucune rancœur. En fait Walter a tout simplement été victime de son innocence : dans un de ses poèmes, Maxwell a déclaré que l’homme lambda ne pouvait qu’espérer que son cadavre finisse entre les mains d’un artiste, ce qui serait la meilleure chose qui puisse arriver à un anonyme. Walter n’a fait qu’appliquer cette consigne à la lettre pour concevoir ses statues. D’abord conscient de la portée de ses actes, il finit par l’oublier, trop heureux d’être enfin accepté et d’avoir une chance de conquérir Carla. La moindre parole débile qu’il peut prononcer, qui lui aurait valu naguère de se faire jeter une fois de plus, est désormais considérée comme un fin trait d’esprit. Il n’a donc changé en rien, ce qui rend d’autant plus flagrante la volte-face de Maxwell et de sa bande, sincèrement persuadés d’être en face d’un homme devenu artiste du jour au lendemain. Mais Walter n’est pas un artiste, c’est juste un modeste serveur abruti par les bêtises éructées par un pseudo mentor sectaire, et le considérer comme un génie est aussi ridicule que de l’avoir considéré comme un moins que rien. Quant au patron de la Porte Jaune, il voit tout cela avec recul, au courant des “méthodes” de Walter mais trop intéressé par les retombées financières pour trahir le secret.

En fait, au-delà du milieu beatnick, qui n’est qu’une toile de fond, Corman semble avoir adressé son film au milieu de l’art en général, y compris à celui du cinéma. Le réalisateur, farouchement attaché à son indépendance, parodie l’élitisme des tenants du “grand cinéma” érigé en institution qui se réunissent entre eux pour s’auto-congratuler allègrement. A travers Walter Paisley, il singe aussi ceux qui sont prêts à tout pour parvenir à intégrer ce cercle d’élite et qui se retrouvent parfois acceptés à l’aune d’une œuvre phare bricolée artificiellement dans le seul but de réussir à percer. Le patron de la Porte Jaune peut quant à lui être vu comme le producteur, le gros studio ou le distributeur avide d’argent de ces chef-d’œuvres conformistes auxquels il n’attache aucun intérêt artistique. Ce serait même lui, le principal hypocrite, puisqu’il a permis la création de cette élite juteuse. Avec Bucket of blood, Corman signe ce qui est jusque-là le film le plus original de sa filmographie, et on sent que sa satire l’amuse beaucoup plus que ses films de science-fiction. De même, Dick Miller prend beaucoup de plaisir à camper ce personnage d’ahuri qui restera comme le plus connu de sa carrière. Petit bémol : le rythme du film aurait gagné à être plus soutenu, comme il le sera l’année suivante dans La Petite boutique des horreurs. Mais tout de même, Bucket of blood est un modèle de comédie noire satirique, et on peut voir en lui les prémices du cinéma d’un futur poulain de Corman, Joe Dante, lui aussi très porté sur la satire d’Hollywood (et toujours avec Dick Miller, si possible !).

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