Rage – George C. Scott
Rage. 1972Origine : Etats-Unis
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Après le succès de Patton, tout le monde se prosterne aux pieds de George C. Scott. Les Oscars veulent le récompenser (il fut pourtant le premier acteur à refuser la statuette), la critique trouve qu’il a livré une des meilleures prestations d’acteurs de tous les temps, et la Warner accède à sa demande de réaliser son premier film de cinéma, après s’être fait la main sur The Andersonville Trial, adaptation télévisée d’une pièce de théâtre dans laquelle il joua en 1959. Cette première tentative derrière la caméra fut récompensée elle aussi de divers prix, attribués cette fois non pas à Scott mais à ses techniciens. C’est dire si il était bien entouré. Pour Rage, à l’inverse, il n’est pas le seul débutant à se jeter dans le grand bain du cinéma. Ses scénaristes aussi bien que son producteur principal sont eux aussi des novices. Pour ne pas être totalement perdu, il reprend quelques uns des acteurs de The Andersonville Trial, dont Richard Basehart, qui y tenait l’un des rôles principaux, Martin Sheen, alors tout jeune acteur formé à la télévision, et Kenneth Tobey, bien connu des aficionados de Joe Dante (malheureusement il ne reprend pas Dick Miller, qui était également dans The Andersonville Trial).
Veuf propriétaire d’un troupeau de moutons dans un ranch au Wyoming, Dan Logan (George C. Scott) vit seul avec son fils Chris. Une nuit, il l’emmène camper sur les terres du ranch. A son réveil, Dan découvre son fils en pleines convulsions, saignant du nez. Il l’emmène à l’hôpital où il est pris en charge par le Dr. Holliford (Martin Sheen), qui lui assure que son fils ne risque pas grand chose, mais qu’il doit rester en isolement à l’hôpital. Holliford demande aussi à Dan de rester en observation, ce que le fermier accepte après avoir demandé conseil à son médecin traitant, le Dr. Caldwell (Richard Basehart), qui a estimé Holliford davantage compétent qu’un simple généraliste. Les deux hommes ont été bernés par Holliford, qui travaille en fait pour le compte de l’armée, laquelle a commis une monstrueuse erreur en essayant de nouvelles armes bactériologiques au dessus du ranch des Logan. Les émissaires du Pentagone et du ministère de la santé dépêchés sur place sont formels : les Logan n’y survivront pas. Il faut étouffer l’affaire.
Un sujet qui fleure bon le cinéma de la “nouvelle Hollywood”, bien plus contestataire que “l’ancienne”. Peut-être dans le but de s’éviter l’image militariste qu’aurait pu lui valoir sa fusion en Patton, chose plutôt malvenue en ces temps de pacifisme populaire (les Etats-Unis préparaient leur retrait du Vietnam), George C. Scott s’est appuyé sur un véritable fait divers, une bévue de l’armée américaine qui laissa s’échapper des produits toxiques sur l’Utah. En fin de compte, les seules victimes furent des troupeaux de bétail, mais l’ampleur de cette bévue aurait pu être catastrophique si le vent avait soufflé en direction de Salt Lake City. De même, l’ampleur de la boulette des militaires de Rage aurait pu être désastreuse si le vent avait soufflé plus violemment. Tout de même, contrairement à ce qui s’est produit dans la réalité, les retombées du produit lâché par l’armée ont touché des humains, le père et le fils Logan. Juste deux personnes, mais c’est largement suffisant pour George C. Scott, qui base son film sur l’aspect humain, au détriment du côté politique. C’est d’ailleurs le gros point faible de Rage : bien qu’elle soit soulevée, la théorie du complot qui aurait pu être si subversive manque bien trop d’appuis concrets pour être convaincante. Tout le complot se trouve concentré en une seule scène, celle de la réunion entre les envoyés du Pentagone et celui du ministère de la santé, où ces pourris illustrent l’intégralité des griefs de George C. Scott envers l’État américain. Cela tient en une série de dysfonctionnements reflétant la négligence (la trappe de l’avion des essais chimique s’est bloquée, cet avion était l’un des derniers à ne pas être équipé d’un système d’alerte adressé au pilote), le cynisme inhumain (puisqu’il y a des contaminés déjà condamnés, autant les étudier) et la lâcheté (empêcher l’information de circuler, autant dans la presse que parmi les habitants du coin). Autant de thèmes avec lesquels Scott avait déjà frayé, et de quelle manière, puisque c’était dans Dr. Folamour, l’un des meilleurs films de l’histoire en matière de subversion. Mais Scott y était alors acteur, et était dirigé par Stanley Kubrick, qui le poussa à adopter un jeu emphatique. Lui aurait préféré rester sobre. C’est ce qu’il demande à ses acteurs, ici… Certes, Rage n’est pas une satire, mais le fait de concentrer toutes les tares gouvernementales dans une seule scène au sérieux papal, censée rayonner tout le métrage durant, conduit à ne faire du reste que l’illustration des décisions qui ont été prises à cette réunion. Tout le travail de réflexion a été pré-mâché par le réalisateur, qui abandonne ainsi la quasi intégralité de l’état-major réuni en secret pour ne garder que deux personnages de “comploteurs” (plus les troufions chargés de la surveillance du ranch Logan, qui ne savent même pas pourquoi ils sont là), à savoir le médecin joué par Martin Sheen, qui n’est qu’un pantin appliquant les consignes, et l’émissaire du ministère de la santé, qui ne vaut guère mieux. Conséquence logique : le film cesse très tôt d’appuyer sur le côté politique de l’affaire, il réduit au minimum la participation de l’État et donc peine à rendre crédible son complot. Il ne s’enracine pas non plus dans les arcanes du pouvoir des États-unis, le pouvoir étant ici quelque chose d’abstrait non pas au sens kafkaïen (c’est à dire un pouvoir de l’ombre, écrasant) mais bien au sens premier, c’est à dire un pouvoir que l’on ne peut percevoir. Non seulement les gouvernementaux de Rage ne font pas écho à l’administration Nixon (pourtant un sujet porteur, même avant le dénouement du Watergate), mais ils se limitent en plus à quelques pelés paumés dans le désert. Pour un peu, quelqu’un qui serait privé de connaissances sur le contexte de réalisation du film ou quelqu’un ignorant le fait divers duquel le film est adapté pourrait percevoir Rage comme une simple œuvre de fiction paranoïaque à la X-Files. Vraiment pas le summum en matière de subversion, donc.
Ainsi, l’origine de ce défaut est à mettre sur le compte de la volonté de George C. Scott de s’appuyer essentiellement sur le drame humain qui caractérise son scénario. Mais cet objectif se trouve perturbé par le peu de cas que le réalisateur a fait de son propos politique : en donnant dès le début toutes les clefs de la machination, Scott a rendu impossible tout effet de surprise concernant le sort réservé à Dan Logan (immobilisé dans sa chambre et n’étant pas mis au courant du décès de son fils) et à son médecin, le Dr. Caldwell (à qui l’on empêche de voir son vieil ami). Il oublie en outre de montrer comment la presse et les autres autochtones, après une première déclaration publique, sont réduits au silence. Bref Scott s’est tiré une balle dans le pied, réduisant considérablement l’impact émotionnel de son film, aux potentialités pourtant aussi fortes que ne l’étaient les potentialités politiques. Il ne s’est en fait concentré que sur le personnage qu’il interprète lui-même, un peu comme si il avait considéré son film comme un casting dans lequel il devait montrer ses capacités à incarner un homme meurtri comme Dan Logan. Et il l’aurait passé haut la main, ce casting. Sa performance d’acteur est encore une fois magnifique. C’est bien la seule chose qui permet de faire naître la compassion pour Logan, homme séquestré, privé d’informations sur son fils, à qui l’on ment effrontément, et qui lorsqu’il découvre la réalité (alors qu’il commence à être lui-même mal en point) décide de faire payer les coupables. Hélas, Scott est aussi réalisateur, et en cela il se montre nettement moins inspiré. Non seulement la construction de son film est fort mal gérée, mais en plus sa mise en scène est elle-même très peu appropriée. Y compris lorsque l’on est passés au stade de la vengeance, la caméra de Scott reste statique voire contemplative (pas mal de ralentis symboliques assez lourds), sabordant ainsi les scènes d’action pourtant fortes. Dan Logan tire sur tout ce qui se dresse devant lui, civils et animaux inclus, il fait exploser le centre de recherche qui a conçu le produit chimique à l’origine de son malheur, et il se lance dans un baroud d’honneur sur le terrain de l’armée. Là encore, il reste trop proche de son propre personnage, qui est moralement et physiquement au bout du rouleau, il reste trop attentif à sa propre interprétation et néglige tout le reste. Ainsi, même si l’on est passés du doute à la colère, le constat reste le même : les émotions palpables de Dan Logan, parfaitement retranscrites par l’acteur, peinent à se communiquer au spectateur faute d’un réalisateur capable de recréer un contexte propice. On ne dira pas que Rage est un monument que George C. Scott s’est bâti pour se faire mousser. Les intentions affichées (la condamnation de politiques inhumaines, la compassion pour un homme à la dignité bafouée) n’en sont pas moins présentes et si il ne les a pas exploitées convenablement, Scott ne les a pas choisies pour rien. Mais il faut bien admettre que sa première réalisation est globalement un échec qui aurait largement pu être sauvé par un réalisateur plus chevronné, capable d’avoir une vue d’ensemble du scénario au lieu d’être replié sur le seul acteur principal.