Meurtre par décret – Bob Clark
Murder by Decree. 1979.Origine : Grande-Bretagne
|
Les meurtres particulièrement sanguinaires de prostituées endeuillent le quartier de White Chapel. Une délégation d’habitants se rend au 221b Baker Street pour solliciter l’aide du célèbre détective Sherlock Holmes afin qu’il mette la main sur celui que la presse surnomme Jack l’Éventreur. La froideur avec laquelle il la reçoit ne saurait masquer bien longtemps son vif intérêt pour l’affaire. Un nouveau meurtre lui offre le point de départ idéal. Cependant, son implication déplaît fortement au directeur de Scotland Yard, qui fait tout son possible pour lui mettre des bâtons dans les roues. Seulement, on ne dupe pas impunément le grand détective. En dépit des embûches, et grâce à l’aide précieuse d’un médium et de son fidèle Docteur Watson, Sherlock Holmes parvient peu à peu à y voir plus clair dans cette sombre affaire. Et les implications de celle-ci pourraient aller bien au-delà de simples meurtres crapuleux. Mais pour l’heure, la priorité de Sherlock Holmes est de retrouver et de mettre à l’abri Mary Kelly, témoin clé de l’affaire et dont la vie est en grand danger.
Sherlock Holmes et Jack l’Éventreur représentent deux facettes mondialement connues de l’Angleterre. Tous deux apparus à la fin du 19e siècle en pleine époque victorienne, ils étaient par nature voués à ne jamais se côtoyer. D’un côté le héros littéraire infaillible, de l’autre, le mythe insubmersible. Le cinéma, dans sa recherche permanente de personnages légendaires, ne pouvait bien évidemment passer à côté ni de l’un, ni de l’autre. Personnage haut en couleur et flamboyant, le fin limier prend naturellement toute la lumière, connaissant d’innombrables interprètes au fil du temps. Fatalement, ces deux figures contemporaines devaient finir par se rencontrer, ou tout du moins leurs deux noms être associés. Il faut néanmoins attendre 1965 et le bien nommé Sherlock Holmes contre Jack l’Éventreur de James Hill pour que le fantasme prenne forme. Jusque alors, le détective privé est traité avec une grande déférence, eu égard à ses états de service. Et puis arrive Billy Wilder et son irrévérencieux La Vie privée de Sherlock Holmes en 1970, qui apporte un regard neuf et plus satirique sur le personnage. D’autres lui emboîtent le pas, notamment Anthony Harvey avec Le Rivage oublié et son détective privé qui se prend pour la création de Conan Doyle ou Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express d’Herbert Ross. Meurtre par décret s’inscrit dans leur sillage tout en dispensant sa propre petite musique. Ce n’est pas tant la figure de Sherlock Holmes que le film tente de déconstruire que celle de Jack l’Éventreur à l’aune du livre-enquête de Stephen Knight, Jack l’Éventreur : La Solution finale paru en 1976. Cet ouvrage connaît un retentissement énorme avançant l’idée d’un complot franc-maçonnique derrière les crimes imputés à Jack l’Éventreur, à une époque où le prestige de la monarchie est largement écorné. Et si depuis, la crédibilité de cette enquête est revue à la baisse, elle n’en pas moins influencé bon nombres d’auteurs comme Patricia Cornwell, Anne Perry et surtout Alan Moore dont le roman graphique From Hell en épousera les théories.
Réalisateur à la trajectoire improbable, Bob Clark atteint avec Meurtre par décret le point d’orgue d’une carrière en dents de scie. Là où il devait composer avec des bouts de ficelles pour Le Mort-vivant puis Black Christmas, ses deux pièces maîtresses trop longtemps passées sous silence, il bénéficie ici d’un budget confortable et d’une distribution prestigieuse à même de dépeindre au mieux le Londres de l’époque victorienne. Et le résultat est sur l’écran : on s’y croirait. Le film fourmille de détails dans sa description de la vie londonienne jusque dans l’aspect des prostituées qui arpentent le quartier de White Chapel, de vraies femmes de la rue avec tout ce que cela présuppose en hygiène douteuse et en états de santé défaillants. L’immersion de Sherlock Holmes dans les quartiers interlopes est totale. Et comme un clin d’oeil, la musique, fruit du travail conjoint de Paul Zaza et Carl Zittrer, retrouve au moment du premier meurtre des accents du célèbre thème des Dents de la mer composé par John Williams. L’analogie ne pouvait être plus limpide. Il s’agit ici d’une véritable plongée en eaux troubles au milieu des requins de la bourgeoisie, prompts à occire à tour de bras afin de maintenir le peuple au silence. Un peuple qui commence à faire entendre sa voix, huant copieusement l’héritier du trône, coupable d’arriver en retard à sa loge, repoussant de facto le lever de rideau de la représentation théâtrale du soir. Loin d’être anodine, cette scène qui se déroule sous les yeux de Sherlock Holmes et du docteur Watson en dit long sur le fossé qui se creuse entre les différentes classes sociales. Holmes vit la scène avec un dédain amusé quand Watson, en bon royaliste, se sent choqué devant tant de trivialité et d’irrespect. L’enquête dans laquelle ils selancent va contribuer à modifier leur vision de la société, de manière marginale pour le docteur et plus en profondeur pour le détective. Cet éveil d’une contestation et le repli sur soi d’une certaine élite teinté d’antisémitisme renvoient le Royaume-Uni de la fin des années 70 à ses propres tourments. Sous couvert du film en costumes, Bob Clark réalise un film au propos très contemporain à base de compromissions politiciennes, de manipulations de l’opinion publique et d’attisement de la haine envers des minorités. Un propos qui encore aujourd’hui fait partie de notre quotidien. Meurtre par décret s’inscrit ainsi pleinement dans la veine politique et contestataire du cinéma des années 70, ce qui en fait une oeuvre assez unique dans le contexte d’une enquête de Sherlock Holmes. Le film relève ainsi davantage du thriller politique que du whodunit, l’identité des coupables important moins que leurs commanditaires. Sur ce point, choix a été fait de ne pas reprendre les noms des deux suspects historiques, Sir William Gull et John Netley, bien que le film en reprenne par ailleurs toutes les caractéristiques. Jack l’Éventreur s’avère n’être qu’une chimère, un bouc-émissaire créé de toutes pièces par loyauté envers la famille royale, laquelle a donc – encore – du sang sur les mains.
Que peut faire un personnage de fiction face à “l’histoire” ? A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un personnage réputé infaillible au taux d’échec proche de zéro confronté à l’une des grandes énigmes de notre temps ? Bob Clark y répond sur un ton doux-amer : rien. Le Sherlock Holmes interprété par Christopher Plummer, par ailleurs tout à fait à son aise, se montre moins flamboyant qu’à l’accoutumée. Manipulé de toutes parts, il se retrouve dépourvu de ses fulgurances déductives mais pas de son abnégation. Sa morgue habituelle laisse peu à peu place à une profonde empathie. A mesure qu’il prend conscience des implications de l’affaire et de la manière dont on se joue de lui, son flegme laisse place à une férocité et un désir de justice qu’on ne lui connaissait guère. Résoudre des crimes et des mystères tient pour Sherlock Holmes de la reconnaissance de son génie. Il n’aime rien moins qu’épater son monde, voire faire enrager les hommes de Scotland Yard qu’il trouve indignes de lui. A l’exception de Lestrade (interprété pour la seconde fois par Frank Finlay après le film de James Hill) avec lequel les relations apparaissent davantage empreintes de connivence que d’animosité. Sauf que cette nouvelle enquête le met en présence de destins brisés dont les témoignages le marquent au plus profond de lui. Il se prend la souffrance d’Annie Crook – autre personnage clé de l’affaire – et l’ignominie de son traitement en pleine figure, soudain incapable de masquer ses émotions. Cela contribue à fendre l’armure de l’enquêteur de génie et à lui conférer une dimension encore plus héroïque. Il ne se bat alors plus pour son propre prestige mais bel et bien contre tout un système dans le but de sauver (Mary Kelly) et de réhabiliter (Annie Crook) des gens du peuple. Le voici alors le défenseur inattendu et acharné des opprimés, une sorte de chevalier blanc prêt à taper du poing sur la table voire à la renverser toute entière devant un parterre de politiques à la botte de la monarchie chahutée, le premier ministre en tête. S’il n’y a pas trop de place pour l’humour dans cet univers sombre et sordide, il parvient néanmoins à se frayer un chemin dans les rapports étroits qu’entretiennent Holmes et Watson en dépit de leurs divergences. Un docteur Watson qui gagne lui aussi en humanité et s’impose comme un compagnon de valeur et pas seulement un faire-valoir. Dans le rôle, James Mason est lui aussi parfait et compose un solide duo avec Christopher Plummer, leur complicité paraissant évidente dès leur première apparition. Ils sont les deux atouts maîtres d’un film solide et esthétiquement réussi.
De toutes les adaptations de Sherlock Holmes au cinéma, Meurtre par décret est sans doute celle qui flirte le plus avec l’horreur, davantage encore que Le Chien des Baskerville de Terence Fisher dont la trame semblait pourtant mieux s’y prêter. Cela tient à la manière dont Bob Clark filme les ruelles où sévit “Jack l’Éventreur”, et les crimes de celui-ci, alternant vision subjective et gros plans sur les yeux halluciné de l’assassin. Mais là où le film se montre le plus glaçant, c’est dans sa description d’une horreur institutionnalisée lors de la séquence éprouvante de l’asile d’aliénées. Bob Clark démontre alors tout son talent pour installer une ambiance malaisante. Et si Meurtre par décret pâtit quelque peu d’une intrigue trop bavarde et de séquences plutôt dispensables (toutes les scènes avec le médium, interprété par feu Donald Sutherland), il s’inscrit sans forcer parmi les meilleurs films de Sherlock Holmes sur grand écran.