Les Sentiers de la gloire – Stanley Kubrick
Paths of Glory. 1957Origine : États-Unis
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L’Ultime razzia n’a pas été un succès fracassant au box office. Cependant, il marqua une étape importante dans la carrière de Stanley Kubrick, et ce pour deux raisons : premièrement, ce fut avec ce film qu’il commença sa collaboration avec le producteur James Harris, qui allait le suivre pour Les Sentiers de la gloire et pour Lolita, les deux films qui -plus que l’impersonnel Spartacus– ont grandement contribué à asseoir la réputation de Kubrick et par conséquent à lui laisser, moyennant tout de même un déménagement en Angleterre, une liberté de manœuvre qu’il utilisera avec la créativité qu’on lui connait. Ensuite, le très bon accueil critique réservé à L’Ultime razzia allait ouvrir à Kubrick les portes de la MGM, qui l’embaucha en lui demandant de choisir l’un des scénarios en réserve ou d’adapter l’un des livres dont le studio avait déjà acheté les droits. Son choix se porta sur Les Sentiers de la gloire, roman de Humphrey Cobb, vétéran de la première guerre mondiale… dont MGM n’avait pas les droits, et dont personne ne voulait du fait de sa nature anti-guerrière. En ces temps de guerre froide pré-Vietnam, l’armée restait une institution respectable, et bien rares étaient les films à oser verser dans l’antimilitarisme, quand bien même l’armée incriminée aurait été étrangère. Il fallut attendre des remaniements à la tête de la MGM ainsi que l’appui de Kirk Douglas pour que l’adaptation se concrétise.
En 1916, le front de la Première Guerre mondiale s’est stabilisé. Il stagne même dans une guerre de tranchées dont personne ne voit l’issue. Pour essayer de forcer la décision et faire un coup médiatique, l’état major français ordonne au régiment du colonel Drax (Kirk Douglas) de prendre et de conserver la Fourmilière, une colline représentant un point stratégique. Sans renforts, la mission est extrêmement périlleuse, pour ne pas dire suicidaire. Le résultat désastreux en était prévisible. Une des compagnies n’a même pas réussi à sortir de sa tranchée, ce qui a provoqué la colère du général Mireau (George Macready), qui supervisait la mission et qui voit cette échec comme une marque de lâcheté. Bien qu’étant quelque peu nuancé par son supérieur le général Broulard (Adolphe Menjou), Mireau réussit à organiser une cour martiale pour décider du sort de trois soldats, un pour chaque compagnie de la division, qui risquent d’être fusillés pour l’exemple. Dès le départ conscient de l’impossibilité de mener à bien cette mission, Drax s’y oppose fortement, et, usant de ses connaissances d’avocat dans le civil, se charge de prendre leur défense.
Les Sentiers de la gloire est un film incontournable, préfigurant par la crudité de ses scènes de combats, par son analyse intelligente du système martial et par son point de vue humain les mastodontes pacifistes qui s’imposeront à partir des années 70. Et pourtant, sans remettre en question ses qualités sur lesquelles nous reviendront, force est de constater que Kubrick cède parfois au romanesque. De la même façon que les films de guerre classiques rendaient l’héroïsme caricatural, Les Sentiers de la gloire rend son parti-pris à certains points de vue artificiel, prêtant ainsi le flanc à ses détracteurs. Ce constat est essentiellement valable pour ses personnages, dont les plus importants (Dax et Mireau) héritent du schéma simpliste du gentil et du méchant, sans beaucoup de nuances. En cela, Kubrick reprend à son compte la caractérisation dévolue aux personnages des films auxquels il s’oppose, et qui pour faire simple tendaient à faire passer sur un seul rôle toute l’incarnation d’un mouvement : comme le courageux soldat ou officier était fait pour flatter les prouesses militaires des combattants (aux yeux de ses derniers et de leurs compatriotes), Dax est censé représenter le spectateur humaniste et pacifiste dans toute sa splendeur. Ce ne sont certainement pas ses motivations qui sont à remettre en cause, mais bien la nature hollywoodienne d’un tel personnage, dont la rectitude atteint des points théâtraux empêchant quelque peu de le trouver réaliste. C’est le cas notamment lors de sa plaidoirie à la cour martiale, sorte de version condensée du discours enfiévré et idéaliste de James Stewart à la fin de Mr. Smith au Sénat. A cela près que Smith n’avait jamais cessé d’être un naïf au grand cœur… Le colonel Dax a également un grand cœur, mais il n’est aucunement naïf -il est même dès le départ désabusé- et on ne peut s’empêcher de trouver surfaite la façon dont il réagit face à des supérieurs avec lesquels il était déjà en désaccord dès le début. Cela ne colle pas avec le cynisme bien légitime dans le cadre de cette guerre affreuse dont il fait preuve la plupart du temps. Bref, par intermittence, Dax cesse d’être un personnage pour se transformer en porte-parole de Kubrick, ce qui pose un certain problème au point de vue dramatique. De la même façon, sa nemesis, Mireau, se révèle bien trop colérique et lâche, entre autres défauts, perdant ainsi de sa substance et devenant le schéma de ce que les hautes sphères de l’armée peuvent produire de pire. Enfin, le final, bien que lui aussi serve à résumer une idée en particulier (à savoir que derrière les soldats brutaux se trouvent des hommes normaux), est là encore trop théâtral pour vraiment paraître naturel. Est-ce un problème de temps, puisque la courte durée du film ne permet pas vraiment un développement intégral ? Ou bien est-ce tout simplement le défaut d’expérience de Kubrick, qui pour une des rares fois de sa carrière -si ce n’est la seule- manque de recul ? Difficile à dire. Toujours est-il que pour ces raisons, Les Sentiers de la gloire se tire une balle dans la dernière phalange du petit orteil.
A l’instar des 12 hommes en colère de Lumet, Les Sentiers de la gloire est un film qui progresse avant tout par ses dialogues, plus que par son action. L’assaut vers la Fourmilière ne doit pas être perçu comme un moment spectaculaire, mais bien comme la preuve de l’inanité des ordres venus d’en haut. Progressant dans la boue, les ruines et les barbelés, les soldats tombent les uns après les autres sous la puissance de feu de l’ennemi. Remarquable est le plan où l’un des hommes bloqué dans sa tranchée tente de sortir pour être immédiatement replongé dans son trou par la chute d’un cadavre. Cela contraste en outre avec la magnificence de l’état-major, bien à l’abri dans son château pour prendre la décision d’envoyer la division au casse-pipe entre deux menus raffinés. Cette dichotomie -dont les deux extrêmes sont Dax et Mireau- est le moteur du film, celui par lequel s’exprime l’inégalité et l’injustice. En un sens, le clivage entre les hauts officiers et les simples soldats renvoie à celui qui caractérise aussi la société civile. Mais en ces temps de guerre, les répercutions en sont bien plus importantes, puisqu’elles jouent avec la vie des subordonnés, qui méritent bien l’appellation de “chair à canon”. Le but de cette manœuvre n’est pas pour Mireau et Broulard de remporter une victoire décisive, mais bien de faire un coup médiatique. C’est d’ailleurs la perspective des retombées sur sa propre personne qui persuade Mireau de se lancer dans un coup qu’au tout début il considérait irréaliste. L’avancement qui lui est promis et les retombés en terme d’image le poussent à considérer la prise de la Fourmilière avec encore plus d’ardeur que Broulard, pour lequel il ne s’agit que d’un coup de dés dans lequel il n’a rien à perdre. Autant Mireau considère ses hommes comme les instruments de son intérêt personnel (d’où les flagorneries d’avant et les persécutions d’après les combats), autant Broulard ne les voit que comme des pions sans existence réelle. En un sens, ce dernier est pire : il ne se soucie pas qu’ils meurent au combat, il se moque de ce que certains soient fusillés pour l’exemple ou non. L’estimation cynique du nombre de morts que provoquera l’attaque de la Fourmilière n’est pas sans évoquer celle du général Turgidson en cas de conflit nucléaire dans Dr. Folamour. Le personnage d’Adolphe Menjou ressemble d’ailleurs à celui de George C. Scott : de par son caractère il est sympathique, mais au niveau psychologique il est gravement atteint. Complétement déconnecté des réalités, il est retranché dans ses luxueux appartement, et se permet le luxe d’organiser des soirées après l’écrasement de la division, pendant que Dax et Mireau s’affrontent sur le sujet des fusillés pour l’exemple. Broulard est un personnage typique de Stanley Kubrick, qui à travers lui et ses semblables (on peu également lui rapprocher le sergent instructeur de Full Metal Jacket, autre bureaucrate inconscient au sein de l’armée) exprime toute l’absurdité d’un système donné, en l’occurrence celui de l’armée, où la persistance des clivages hiérarchiques conduisent à une déshumanisation inconsciente.
En bas de cette organisation militaire se trouvent donc les simples soldats, qui n’ont d’autre perspective que d’obéir aveuglément aux ordres les plus stupides donnés par leurs supérieurs. Tenus dans l’ignorance du manque d’espoir de leur mission, ils n’ont ni le droit de reculer sous peine d’être accusés de lâcheté, ni le droit d’être traumatisés par leur passé déjà lourd (du haut de son grade lui permettant de rester planqué, Mireau nie l’existence de l’effet “shell shock” et prend ceux qui en souffrent pour des lâches). En clair, tant qu’il n’est pas mort, le soldat doit suivre aveuglément sa hiérarchie, et n’a aucun droit de la remettre en question. Tel est le système militaire, dans lequel les donneurs d’ordre sont bien au chaud et ne prêtent pas attention à la réalité vécue par ceux qui vivent à même le terrain. La structure hiérarchique est également source de conflit à des niveaux plus inférieurs, et permet aux chefaillons de brigades de régler leurs comptes personnels, et d’éliminer les éléments gênants, comme le fait ce lieutenant souhaitant supprimer le seul témoin de son erreur lors d’une virée en éclaireur, ou encore comme cet autre qui désigne un juif comme étant un asocial. Bref, pour les désignés (le troisième est tiré au sort), c’est être doublement floués : déjà pour être tenus responsable de l’échec d’une mission impossible, ensuite pour avoir été désignés parmi tant d’autres sans raison valable, quels que soit leurs états de service passés, ce que ne manque pas d’évoquer la défense de Dax face à des jurés qui n’en en cure et souillent ainsi le drapeau français pour lequel ils prétendent rendre justice. De quoi légitimement provoquer des réactions de la part des accusés, qui chacun exprime une des réactions possibles face à une telle injustice : la rage, l’abattement et la résignation. Tout le système des fusillés pour l’exemple est une monstruosité militaire, judiciaire et humaine que Kubrick condamne par la bouche de Dax.
Bien que le film n’ait pas été interdit en France, ses distributeurs subirent des pressions diplomatiques pour en annuler la sortie. Il en fut de même dans plusieurs pays, et il fut même interdit (mais sans grande surprise) dans la dictature militaire espagnole. Son producteur James Harris dut également la jouer fine pour que le dénouement de Kubrick ne soit pas remplacé par une version “happy end”. Preuve que si l’histoire vraie sur laquelle se base librement le scénario des Sentiers de la gloire s’est produite en France, c’est bien tout le système des armées de par le monde qui peut se sentir visé par ses propos. Par des méthodes passées comme les fusillés pour l’exemple, mais également par un arbitraire prédisposé par une structure aussi hiérarchique basée sur l’obéissance à des chefs carriéristes, imposant un diktat de plus en plus sinistre à mesure que l’on gravit les échelons. Ce n’est qu’ainsi que d’interminables boucheries semblables à la première guerre mondiale purent voir le jour, et les exemples de boucheries inutiles décidées pour des raisons fumeuses n’ont depuis jamais vraiment cessées. Si un certain idéalisme pacifiste parcourt Les Sentiers de la gloire, on ne peut qu’être marqués par l’analyse proposée par Kubrick (et peut-être par l’auteur qu’il adapte) sur la nature d’une organisation militaire et les portes qu’elle ouvre aux injustices.