La Tombe de Ligeia – Roger Corman
The Tomb of Ligeia. 1963.Origine : États-Unis/Royaume-UniGenre : ÉpouvanteRéalisation : Roger CormanAvec : Vincent Price, Elizabeth Shepherd, John Westbrook, Oliver Johnston… |
Reclus dans son abbaye en ruine depuis la mort de sa femme Ligeia, le hautain Verden Fell semble se complaire dans la noirceur. Une personnalité mystérieuse qui n’est pas sans lui valoir les faveurs de la belle Rowena, arrivée par hasard sur ses terres et qui a tôt fait de vouloir l’épouser. Poussé autant par l’impétuosité de la jeune femme que par sa forte ressemblance avec Ligeia, Fell accepte. Mais il n’en demeure pas moins obsédé par le souvenir de sa sulfureuse première épouse, qui défiait ouvertement la mort en faisant sienne la pensée de Joseph Glanvill : “L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté“. Du reste, Rowena va être très tôt confrontée à certaines bizarreries laissant croire qu’effectivement, Ligeia est peut-être davantage qu’un souvenir…
Dans la foulée du Masque de la mort rouge, Roger Corman reste en Angleterre pour ce nouvel opus du cycle Poe, qui, s’apprêtant à rencontrer un succès commercial plus mitigé que de coutume, s’avérera être le dernier. Une aubaine pour le réalisateur, qui sans pour autant saboter le boulot (Le Masque de la mort rouge est peut-être le meilleur film du cycle) commençait à en avoir un peu marre. D’où certainement sa volonté de bousculer un peu les habitudes pour La Tombe de Ligeia, dont l’écriture fut confiée aux bons soins de Robert Towne (futur consultant sur Bonnie and Clyde et Le Parrain, futur auteur de Chinatown), nouveau venu dans le cycle après que son script du Masque de la mort rouge ait été rejeté par Corman. Par contre, exit Vincent Price, qui a plus de 50 ans pouvait difficilement jouer les séducteurs ténébreux. De vingt ans son cadet, Richard Chamberlain devait prendre sa place en tête d’affiche… Corman et Towne voyaient du moins les choses ainsi. Mais pas l’American International Pictures, le studio attitré du cycle, qui menaça de retirer ses billes si Price venait à disparaître du casting. Jurisprudence Atlas faisant loi, Corman connaissait les éventuelles conséquences d’un faux bond lors d’un tournage en pays étranger, et accepta de reprendre son vieillissant acteur fétiche, moyennant une bonne dose de maquillage et d’opportunes lunettes noires.
N’empêche que l’idée de changement lui trottait toujours dans la tête, et c’est ainsi que son film est esthétiquement le plus singulier de toutes ses adaptations de Poe. Se déroulant en assez grande partie en extérieur, au milieu des authentiques ruines du Castle Acre Priory (Norfolk) et de son resplendissant gazon anglais, il tranche singulièrement avec les plaines dévastées par le feu, les forêts biscornues ou les villages embrumés qui jusqu’ici servaient de tombeau aux personnages torturés campés par Vincent Price (ou Ray Milland à une occasion). A vrai dire, puisque le personnage de Verden Fell est tout aussi isolé et ténébreux que ses prédécesseurs, on peut se demander l’utilité d’un tel cadre lumineux, au-delà du fait qu’il réponde à une volonté de changement. La réponse peut être donnée en se penchant sur la personnalité pleine de vie -trop pleine de vie- de Ligeia, dont l’omniprésence spirituelle à défaut d’être physique, empêche Verden Fell de faire son deuil. D’une blancheur éclatante, sise au milieu d’un parterre de fleurs lui-même incorporé dans le cadre bucolique de l’abbaye, la tombe de Ligeia semble envahir l’ex-mari, dont la sensibilité à la lumière le conduit à porter des lunettes noires (maladie que l’on peut comparer à la sur-sensibilité auditive de Roderick Usher). Ce n’est que reclus dans son sombre manoir qu’il parvient un peu à se libérer de ce poids. Il semble même vouloir le contrebalancer en se constituant un cadre tout ce qu’il y a de plus sinistre : vieux meubles poussiéreux, chandeliers, toiles d’araignées, mystérieuses statues égyptiennes etc… le tout bien entendu dispersé au gré de longs couloirs, voire de passages secrets, avec évidemment des orages nocturnes et une mise en scène tout en décadrage, en zooms violents et en éléments de décors (cheminée, grilles, volets…) savamment choisis pour composer des plans inquiétants. Sans même parler de la traditionnelle scène onirique avec image floutée. Bref les oripeaux habituel du cinéma gothique et du cycle Poe, mais qui pour l’occasion tend à se rapprocher de l’esthétique de la Hammer (façon château de Dracula) caractérisée par les ténèbres et la décrépitude, là où Corman verse généralement davantage dans les tonalités plus chaudes, plus contrastées. Mais il faut dire que le directeur de la photographie, ainsi qu’au passage le monteur, provient de l’écurie britannique de Terence Fisher. Intéressant, ce parti-pris esthétique qui oppose les scènes d’intérieur aux scènes d’extérieur est là pour faire écho à la dualité du personnage de Vincent Price, dont on ne sait trop s’il souhaite ou non s’affranchir de Ligeia, qui dans le prologue nous est apparue sous les traits de la même actrice que Rowena, mais avec des cheveux noirs symboliquement synonymes de maléfice.
D’un point de vue narratif, La Tombe de Ligeia n’est pas fort différent des autres films du cycle. Comme vu précédemment, Verden Fell est coulé dans le même moule que les autres personnages incarnés par Vincent Price, que l’âge n’empêche d’ailleurs pas d’user de son timbre de voix si propice aux monologues macabres. Le tiraillement qui est le sien est on ne peut plus classique et la figure de la femme, morte ou non morte, a également déjà été utilisé. Tout ceci est issu tout simplement de l’œuvre d’Edgar Poe, que Corman, à défaut de l’avoir jamais respecté à la lettre, maîtrise suffisamment bien pour en retirer les principales caractéristiques avant de les diffuser dans des films qui n’hésitent pas à transposer un élément issu d’une nouvelle pour enrichir l’adaptation d’une autre. A titre d’exemple, nous avons ici le recours au mesmérisme, qui n’apparaît pas dans la nouvelle Ligeia mais dans (entre autres) La Vérité sur le cas de M. Valdemar. De même, la présence d’un chat noir particulièrement espiègle ne peut qu’évoquer la nouvelle qui lui est consacrée. En somme, si La Tombe de Ligeia peut brièvement déstabiliser par ses choix esthétiques, elle satisfait l’amateur. Corman maîtrise en tout cas son sujet et comme il l’a toujours fait, il parvient également à y introduire suffisamment d’identité propre pour ne pas non plus donner l’impression de totale redite. Ici, il mise donc sur le mystère qui règne autour de Ligeia et de la relation entretenue avec son mari. Jamais le réalisateur ne statue définitivement sur la nature du drame de Verden Fell, et il se plaît même à souffler le chaud et le froid quant à son origine surnaturelle. Ligeia est-elle vivante ? Est-elle une morte vivante ? S’est-elle réincarnée dans le chat noir ? Et qu’attend-elle de son mari vis à vis de Rowena ? Difficile de le dire tant chaque hypothèse peut être étayée par telle ou telle scène. De même, tout peut également être vu sous l’angle de la folie de Verden Fell, qui serait incapable d’oublier sa première épouse tout en le souhaitant ardemment. Ceci avec une possibilité sous-jacente de nécrophilie, notamment lorsque monsieur néglige sa jeune partenaire pour s’en aller rôder de nuit autour de la tombe de Ligeia. Délaissée, Rowena n’aurait alors plus qu’à se laisser glisser dans la folie, rendue propice par son mari et par son antre angoissante. Ce scénario retors donne mille occasions au réalisateur de persécuter son actrice, pour mettre en scène de nombreuses manifestations ambiguës -ce qu’il fait avec une inventivité rodée par huit films d’expérimentations diverses- et bien entendu pour permettre à Vincent Price de nous gratifier une fois de plus de son sens de la théâtralité, capable aussi bien de rendre son personnage inquiétant que de le montrer profondément vulnérable. Tant et si bien qu’à l’image de Ligeia, Verden Fell demeure un mystère…
La Tombe de Ligeia n’est certes pas au même niveau que Le Masque de la mort rouge, mais il n’a de toute évidence pas été conçu pour l’être. La gravité de ce dernier, sa noirceur et la dimension métaphysique que Corman y a mis font ici défaut. Corman retourne à la philosophie de base de son cycle Poe, œuvrant dans un cadre rénové, maîtrisant sa technique mais sans avoir grand chose d’autre à ajouter. Ce qui en l’état est déjà très satisfaisant ! Bien qu’il y aurait la place pour deux ou trois nouvelles adaptations, pour lesquelles il aurait bien fini par avoir une idée porteuse (remplacer Vincent Price en aurait peut-être été une, même si l’acteur demeure au sommet de son art), il n’est à vrai dire pas plus mal que ce soit un film comme celui-ci qui vienne achever le “magnum opus” qu’est le cycle Poe pour Roger Corman. Il boucle la boucle en signant un film qui se révèle assez proche de La Chute de la maison Usher, soit le tout premier film du cycle, mais pour lequel la spontanéité a laissé place à une maîtrise qui lui ouvre les portes pour de plus ambitieux projets. L’entame de la dernière ligne droite de sa carrière de réalisateur…