CinémaHorreur

Frankenstein – James Whale

frankenstein

Frankenstein. 1931

Origine : Etats-Unis
Genre : Horreur
Réalisation : James Whale
Avec : Boris Karloff, Colin Clive, Mae Clarke, Dwight Frye…

Homme de science ambitieux et fils de Baron, Henry Frankenstein (Colin Clive) s’est retranché du monde pour vivre avec son assistant Fritz (Dwight Frye) dans une tour en ruine, isolée dans une campagne d’Europe centrale. Son ambition est de donner vie à un homme qu’il a lui-même créé avec des morceaux de cadavres chapardés à droite et à gauche. Mais cet isolement fanatique inquiète beaucoup ses proches, au nombre desquels figurent sa future épouse Elizabeth (Mae Clarke), son père et son ancien professeur d’Université, qui font alors pression sur Henry pour qu’il abandonne ses activités et revienne à une vie normale, notamment l’organisation de son mariage. Ce sera la naissance de sa créature et le meurtre de Fritz par celle-ci qui le poussera à rentrer dans le droit chemin, abandonnant la créature au vieux professeur avec la tâche de la détruire. Mais les choses ne se passeront pas ainsi : la créature va parvenir à s’échapper…

Un résumé succinct pour une histoire universelle qui n’en a pas vraiment besoin. Le Frankenstein de Mary Shelley publié en 1818 est unanimement reconnu comme l’un des manifestes des idées du mouvement romantico-gothique, le roman ayant été lui-même suggéré au cours d’un pari entre diverses figures du romantisme incluant notamment Percy Shelley (futur époux de Mary) et de Lord Byron (lequel composa le plan d’un récit qui fut repris par John Polidori et qui donnera naissance au premier vampire moderne, 75 ans avant le Dracula de Stoker). La jeune femme puisa son inspiration dans son lieu de villégiature (les Alpes), dans l’opium, dans quelques romans fantastiques et accoucha finalement de l’œuvre que l’on sait. Il serait possible de disserter des heures et des heures sur le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, roman d’une richesse infinie, mais cette critique étant consacrée à ce qui est au moins sa quatrième adaptation au cinéma depuis 1910, il faudra bien se limiter aux propos que véhicule James Whale, lequel ne s’est d’ailleurs que très peu inspiré du roman, lui préférant l’adaptation faite au théâtre par Peggy Webling en 1930. De cette origine théâtrale subsistent aussi le point d’interrogation désignant l’interprète de la créature dans le générique de début ainsi qu’une introduction racoleuse délivrée par Edward Van Sloan, acteur maison de la Universal qui invite le spectateur à découvrir une histoire horrible, à la manière des forains alpaguant les visiteurs pour leur montrer quelques phénomènes de foire. Ce en quoi Frankenstein est directement rattaché, de par la nature de son “monstre” incarné par Boris Karloff et maquillé par Jack Pierce, après que Bela Lugosi eut quitté le navire (et avec lui le concept de maquillage qu’il comptait imposer) en ayant finalement jugé que le rôle ne lui convenait pas.

Il serait toutefois incongru de reprocher à Whale d’avoir à ce point substitué la pièce au roman, modifiant profondément l’intrigue et laissant filer au passage des choses aussi notables que la rencontre avec le vieil aveugle, le meurtre d’Elizabeth, l’auto-éducation du monstre ou encore l’exigence de celui-ci (doué de la parole) d’être accompagné d’une femme qui lui serait semblable. D’une part Whale comblera certains de ces oublis dans La Fiancée de Frankenstein, et d’autre part il y a déjà largement matière à remplir un film entier avec ce qu’il a décidé de conserver, et qui s’accompagne systématiquement d’une portée thématique non négligeable. En fait la seule chose à tomber pratiquement à l’eau dans son intégralité est le développement du cadre romantique et l’idée adjacente qui y est fixée, c’est à dire le sentiment d’être écrasé par la majestuosité de la nature en temps que création divine (un mouvement artistique appelé “le sublime”, marque de fabrique des peintres romantiques que Mary Shelley utilisa dans son roman). Au lieu des montagnes, Whale situe simplement son film dans une petite ville d’Europe centrale, comme le veut la tradition du cinéma d’épouvante gothique.

Simplement mais pas bêtement : l’esthétique de son film a fière allure avec les zones de ténèbres telles que la tour investie par Frankenstein pour son expérience. Avec ses pierres inégales -aux formes très expressionnistes- et ses divers ustensiles scientifiques, l’endroit n’a rien à envier en terme de macabre au cimetière dans lequel s’ouvre le film. Par opposition à ces ténèbres et aux ambitions morbides du scientifique et de son assistant bossu (il faudra bien un jour que quelqu’un d’autre qu’Alice Cooper et sa “Ballad of Dwight Frye” rende un sérieux hommage à ce second couteau charismatique de la Universal), Whale utilise pour les scènes de joie des décors très lumineux, luxuriants et riches en ornements. Deux milieux fortement contrastés au sujet desquels il est difficile de ne pas faire le distinguo entre d’un côté la créature et de l’autre son créateur, une fois que celui-ci a rejoint les siens. Malgré l’emblématique scène de la “naissance” lors de laquelle Frankenstein s’écrit “It’s alive” et “Now I know what it feels like to be God !”, Whale fait un peu l’impasse sur le défi lancé à Dieu par le savant, et donc par la science. Le sujet de la morale humaine et théologique est bien présent, mais il peine à se développer. A titre d’illustration, on pourrait dire qu’à travers les procédés employés par Frankenstein et Fritz, c’est à dire le vol de cadavres, le réalisateur fait écho au cas de Burke et Hare, ces deux assassins qui fournissaient des cadavres frais aux scientifiques peu regardants au début du XIXème siècle. Pas exactement des parangons de vertu, et il est logique de se poser des questions sur cette science qui légitime de tels méfaits au nom d’une avancée pas toujours très évidente. Whale ne va toutefois pas jusqu’à faire de Frankenstein un meurtrier en puissance, tout au plus un charognard fanatique, ce qui est déjà beaucoup mais qui n’est pas suffisant pour faire du degré d’ignominie (ou d’audace ultime) de ces actes un sujet central du film. Frankenstein ne porte pas tellement sur le processus de création, Whale préférant s’attarder sur les conséquences de cette création de toutes pièces d’un homme par la science.

Car une fois que le monstre est vivant, le film franchit inexorablement une étape supérieure. Du film de savant fou un peu léger qu’il tendait à être, il devient une véritable confrontation entre deux conceptions de l’Homme : l’idéalisme et le matérialisme, au sens philosophique. Il est souvent entendu qu’à la différence de Mary Shelley, James Whale opte pour une vision idéaliste selon laquelle l’homme serait prédéterminé au bien ou au mal. Les défenseurs de cette théorie mettent en avant l’apparition d’un élément absent du roman : la substitution du cerveau génial initialement prévu par un cerveau de criminel, résultat d’une maladresse de Fritz, chargé de trouver la matière grise de la créature. La qualification de ces deux cerveaux est non seulement produite par la vie qu’ont mené leurs “possesseurs” respectifs, mais aussi par un cours de science mentionnant la différence de forme entre les deux organes. De là, certains affirment donc que la créature de Frankenstein est née pour faire le mal, ce qu’elle fait largement. Pour ma part, Whale semble avoir au contraire donné une vision matérialiste du comportement humain, qui va à l’encontre de l’opinion des personnages du film, pour lesquels la créature ne peut qu’être intrinsèquement mauvaise. En revenant à une vie normale, le créateur lui-même adhère à cette opinion, ou tout du moins fait mine d’y adhérer par lâcheté, pour ne pas avoir à raisonner sur les propres erreurs dans le conditionnement (on ne parlera pas vraiment d’éducation) de sa créature. Car idéalisme ou matérialisme, le comportement du personnage de Boris Karloff est indiscutablement un danger pour la société humaine. Mais à qui la faute ? Dans l’optique matérialiste, l’homme n’est que la somme de ses expériences, de son éducation et de sa condition sociale.

Or, les premiers pas du “monstre” sont obéissants. Il n’est pas né bon mais il n’est pas né mauvais non plus. Il est tel une page blanche qui doit se remplir. Ce n’est que lorsqu’on lui présente le feu qu’il se rebelle, sans pour autant avoir la volonté de tuer le porteur de ce qui est pour lui quelque chose d’inconnu et d’agressif. Puisque Whale se distingue de Shelley et évite le parallèle entre Frankenstein et Prométhée, le feu n’a pas ici de portée symbolique autre que celle de représenter tout le savoir et tous les codes de la société humaine déjà établie. Le monstre ne peut donc assimiler toutes ces règles dès ses premiers pas, ce qui explique sa réaction, qui -j’insiste- n’est pas encore meurtrière. L’acte de tuer n’arrive qu’après avoir été enchaîné, battu à coup de fouet et enfermé par Frankenstein et surtout par Fritz, l’assistant sadique qui est la première victime de la créature. Après son évasion, celle-ci est livrée à elle même et doit apprendre d’elle-même à vivre de façon raisonnable. La scène essentielle du film et de sa vision matérialiste est bien entendu celle de la petite fille, lorsque la créature, acceptée par une fillette qui jouait au bord de l’eau, imite son amie, lance à son tour les fleurs à l’eau avant de lancer la gamine elle-même, qui se noie. Saisie d’effroi, la créature s’en va, visiblement paniquée. Censurée à sa sortie, cette scène illustre la situation de la créature à la fois violemment et poétiquement : il y a bien meurtre d’enfant, mais il y a aussi la comparaison tacite entre la fillette et les fleurs, synonymes de pureté dans l’esprit de la créature, qui en jetant son amie n’a fait de son point de vue que lui prouver son affection : puisque l’on peut jeter des fleurs et que celles-ci flottent, pourquoi ne pas jeter la fillette ? Cette scène provoque la compassion envers la créature, dépourvue de tout savoir. Accepté par la fillette, le soi-disant “monstre” se sera montré lui aussi très pur, mais il aura été victime de la lâcheté et de son créateur, lequel est le véritable criminel de l’histoire. Après le meurtre, la persécution du monstre par les villageois, par Frankenstein et par tous ces idéalistes bornés et intolérants, ardents partisans de la Loi du Talion ne pourra que conduire la créature à la violence, essentiellement à un niveau défensif. Et sa mise à mort sauvage compte parmi les moments les plus poignants du cinéma : sa lente agonie et ses cris dans les poutres du moulin en feu apparaissent comme le résultat d’actes de barbarie commis contre un être à qui l’on a toujours refusé d’accorder la moindre chance, qui n’a été conçu que pour flatter une vanité et qui n’a jamais rencontré que la haine, à une dramatique exception près. Loin de n’être que le monstre puissant suggéré par sa silhouette, la créature de Frankenstein était en fait un être faible.

La censure du meurtre de la fillette fut une décision totalement à côté de la plaque, puisque tout Frankenstein traite en fait de la persécution d’un être semblable à un enfant en bas âge. J’avoue avoir beaucoup de mal à comprendre comment cette créature-là peut être vue sous l’angle idéaliste : homosexuel, confronté à l’époque au mépris, Whale n’aurait certainement jamais appelé à une condamnation morale d’un personnage différent d’une bonne société haineuse et élitiste. L’allure du personnage de Boris Karloff exige d’être dépassé : il n’y a pas que les boulons dans le cou, le crâne plat ou la teinte jaunâtre (et non verdâtre, comme le montre souvent l’imagerie populaire), il y a surtout ces yeux extrêmement tristes et cette démarche peu assurée. Karloff ne joue pas en violence avec son physique imposant : il joue au contraire tout en subtilité, avec grâce, à l’exact opposé de ce que son monstre est censé être. La vision “monstrueuse” de son personnage qui s’est peu à peu imposée après La Fiancée de Frankenstein fut un affront dont on peut toujours déplorer les conséquences, maintenant que l’image de Boris Karloff est passée dans toutes les imageries d’Épinal.

Surclassant le Dracula de Browning, Frankenstein est le véritable chef d’œuvre de la Universal des années 30. Bien qu’une large part des thèmes abordés par Mary Shelley n’y figure pas, il y subsiste assez de matière pour permettre à des générations entières de cinéastes d’y puiser quelque chose, que ce soit au niveau du pathos gothique qu’au niveau de la violence, qu’elle soit morale ou physique (Herbert West de Re-Animator n’est après tout qu’une radicalisation comique d’Henry Frankenstein). De part sa force jamais affaiblie, le film de James Whale est davantage à mettre à côté du Nosferatu de Murnau aux rayons “classiques fondateurs” qu’à côté des autres productions Universal ou même Hammer, qui malgré leur très bonnes factures générales restent un cran en dessous.

 

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