CinémaDrame

Une étrange affaire – Pierre Granier-Deferre

Une étrange affaire. 1981.

Origine : France
Genre : Emprise salariée
Réalisateur : Pierre Granier-Deferre
Avec : Michel Piccoli, Gérard Lanvin, Nathalie Baye, Jean-Pierre Kalfon, Jean-François Balmer.

Employé à ne rien faire au service publicité de l’enseigne « Les Magasins », Louis Coline s’angoisse pour son avenir à cause de l’arrivée imminente d’une nouvelle équipe dirigeante. Alors qu’il s’attend à être licencié, il obtient au contraire davantage de responsabilités. Le nouveau directeur Bertrand Malair se donne un an pour redresser la barre et faire de l’enseigne le n°1 sur le marché. Il fait de Louis son interlocuteur privilégié et prend une place grandissante dans l’existence du jeune homme, au grand dam de son épouse, Nina.

Monter un film n’est pas toujours chose aisée, quand bien même vous êtes un réalisateur reconnu comme Pierre Granier-Deferre. Spécialiste des adaptations littéraires à l’écran (La Veuve CoudercLa Race des seigneursLe Toubib), il jette son dévolu à l’aube des années 80 sur le roman Affaires étrangères du jeune écrivain Jean-Marc Roberts, lequel fait d’ailleurs une apparition lors de la partie de poker sur laquelle s’ouvre le film. Pierre Granier-Deferre lui trouve un énorme potentiel et, en outre, voit là l’occasion rêvée de travailler enfin avec Michel Piccoli. Malheureusement, les financiers ne se bousculent guère pour le produire alors que le prix Renaudot fraîchement obtenu lui assure pourtant une visibilité inespérée. Lassé d’attendre, le réalisateur se lance dans un autre projet, Étoile du Nord, rendu plus viable grâce à la présence de Simone Signoret en tête d’affiche. Mais il était dit qu’Une étrange affaire devait être tourné. Un problème de santé de l’actrice contraint la production à ajourner le tournage. Plutôt que de perdre du temps et de l’argent, Pierre Granier-Deferre saute sur l’occasion et propose de mettre à profit la durée de convalescence de la comédienne, soit un bon mois, pour mettre en œuvre l’adaptation du roman de Jean-Marc Roberts. Il obtient cette fois-ci le feu vert et c’est ainsi qu’il réalise le film en 29 jours, avant de reprendre le tournage d’Étoile du Nord. Une réactivité et une capacité d’adaptation qu’on ne retrouve plus guère de nos jours…

Avec Une étrange affaire, Pierre Granier-Deferre s’empare d’un sujet on ne peut plus terre-à-terre – les vicissitudes d’un employé sur son lieu de travail – qu’il tire progressivement vers l’abstraction. Dans sa première partie, le film s’attache à dépeindre les incertitudes qui accompagnent une restructuration d’entreprise. Au sein de l’enseigne, les supputations vont bon train parmi les salariés, ignorant à quelle sauce le nouveau directeur va les manger. Lui-même avoue son trac à un Louis Coline interdit, arguant du malaise qui l’étreint à chaque nouvelle irruption dans une entreprise, ce monde fermé et hostile où tout le monde se connaît. Lors de leur entretien, Bertrand Malair lui tient néanmoins un discours qui se veut rassurant et rassembleur. Il lui expose les grandes lignes de sa stratégie, laquelle atteste d’une grande ambition et d’une bonne connaissance du secteur. En cet instant, le trac initial – feint ou non – laisse place à une crâne assurance, laquelle fascine immédiatement Louis. Lui le dilettante, toujours partisan du moindre effort, trouve soudain le cadre idéal à son épanouissement. Bertrand Malair lui apporte la rigueur qui lui faisait défaut et surtout la figure tutélaire aux yeux de laquelle exister. Cet entretien marque le basculement du récit vers quelque chose de plus intime. Par la suite, le film demeure particulièrement évasif en ce qui concerne le travail de Louis, bien qu’il passe des nuits entières en compagnie de son patron, François Lingre et Paul Belais sur d’obscurs dossiers. L’important ne réside pas tant dans le travail qu’il effectue que dans l’emprise grandissante qu’a Bertrand Malair sur le cours de son existence.
A sa manière, Une étrange affaire s’impose comme une histoire de vampirisme moderne. Bertrand Malair se nourrit d’hommes faibles qu’il peut mettre sous sa coupe. François Lingre est de ceux-là, poussant le vice jusqu’à partager le même appartement que son patron. Quant à Paul Belais, le deuxième collaborateur avec lequel Bertrand est arrivé, il a su conserver une certaine distance. Lui n’hésite pas à privilégier sa vie de famille lorsque Louis la sacrifie. Il agit en professionnel et évite que tout cela ne devienne trop personnel. En somme, tout laisse à penser que Bertrand Malair cherche à le remplacer par quelqu’un de plus malléable et de plus disponible, Louis Coline. Sous couvert de sourires enjôleurs et d’une certaine bonhomie, Bertrand Malair agit donc en prédateur. Une fois qu’il a choisi une proie, il ne la lâche plus jusqu’à ce qu’il ne l’ait décidé. Insidieusement, Bertrand Malair amène Louis à chercher sa compagnie. D’abord en maintenant une certaine distance, confiant alors le soin à François Lingre – autre de ses victimes – à faire le lien, puis en le sollicitant de plus en plus, le gonflant ainsi d’importance. Homme de peu de caractère, Louis finit par tout lui céder. Toujours dans le but de lui être agréable et de travailler avec lui, il renonce à sa semaine de vacances alors qu’il avait prévu de partir à Londres en compagnie de Nina puis à son retour, l’oublie à l’aéroport alors qu’il avait promis de venir la chercher. Le coup de grâce intervient lorsqu’il accepte que Bertrand et François s’installent chez lui quelques jours, après qu’ils aient débarqué en pleine nuit sans prévenir. Louis régit désormais sa vie au gré des envies de Bertrand et au mépris de son couple et de ses amis. Que Nina finisse par le quitter n’est que la conséquence logique d’un processus qui avait démarré depuis longtemps. Dès le départ, leur couple apparaît improbable, dénué d’atomes crochus. Louis révèle un comportement infantile. Il est incapable de se débrouiller seul et préfère la compagnie de joueurs de poker lors de coutumières parties au long cours que celle de sa femme. Une épouse qui prend d’ailleurs des allures de seconde mère lorsqu’elle en vient à lui laver les cheveux ou lorsqu’elle le met en garde contre ses nouvelles fréquentations. En dépit de ses efforts et de ses avertissements, Louis ne prend toujours pas la mesure du problème, jusqu’au point de non retour. Mais le souhaite t-il vraiment ? En manque de figure paternelle depuis que son père est parti vivre au Canada sans plus donner de nouvelles, Louis voit dans sa relation avec Bertrand Malair un substitut. C’est d’ailleurs vers lui qu’il se tourne, plutôt que sa mère, lorsqu’il accuse le coup après le départ de Nina. Du début à la fin du film, Louis Coline reste cet homme égaré dans sa propre vie, en déficit de maturité et encore trop influençable.

Au sein de la filmographie de Pierre Granier-Deferre, Une étrange affaire s’avère un film aussi singulier que les motivations obscures de Bertrand Malair. Le film distille une tension sous-jacente qui doit beaucoup aux prestations de Michel Piccoli et de Jean-Pierre Kalfon, tous deux géniaux en horripilants sans-gênes. A leur suite, Pierre Granier-Deferre nous embarque dans un piège d’autant plus implacable que le récit ne se déroule jamais comme on pourrait le prévoir à l’aune d’un titre qui fleure bon le polar alors que le genre n’est jamais convoqué.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.