Chromosome 3 – David Cronenberg
The Brood. 1979Origine : Canada
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La famille Carveth est plus que mal en point : le père, Frank (Art Hindle), est seul en charge de sa fille de six ans, Candice (Cindy Hinds), tandis que la mère Nola (Samantha Eggar) est enfermée dans un hôpital psychiatrique controversé géré par le docteur Raglan (Oliver Reed), instigateur d’une thérapie baptisée “psychoplasmatique” fondée sur l’exteriorisation physique des troubles mentaux. Ceux-ci, exacerbés grâce à un traitement psychologique de choc visant à faire ressortir toute la colère des patients, prennent alors la forme de pustules et d’excroissances certes assez peu agréables à l’oeil, mais qui permettraient au malade de se “vider” de ses ennuis psychiques. Mais quand l’entourrage de l’ex-couple Carveth est petit à petit décimé par des espèces d’enfants mutants, on se prend à penser que le docteur Raglan est allé trop loin dans ses expérimentations. Frank, sentant la vie de sa fille en danger, va alors aller à la découverte de ce qui se trame réellement dans la clinique de Raglan.
En deux films, Frissons et Rage, David Cronenberg venait de prouver avec les faibles moyens accordés par son Canada natal que sa conception du cinéma d’horreur ne se limitait pas au gore. Avec ces deux films traitant d’épidémie, Cronenberg visait déjà à exploiter l’horreur sous une facette inédite et foncièrement dégueulasse : celle des maladies. Non pas des maladies grand-guignolesques, mais des maladies ancrées dans le réel (essentiellement la rage) qui affectèrent les personnages sous forme de frénésie de meurtres et de sexe et si possible avec pourrissement progressif des chairs contaminées. Une approche quasi scientifique que l’on pourrait nommer “biologie-fiction”. Pour son troisième film, le réalisateur canadien passe la vitesse supérieure. Au lieu d’utiliser une maladie pré-existante et de la pousser dans des directions très “graphiques”, le réalisateur invente cette fois une science de toute pièce, l’enracinant dans le domaine de la psychologie pour la faire déborder sur un niveau, disons, épidermique. Pour ce faire, Cronenberg ne part pas de rien et se base sur son propre vécu, lui qui était fraîchement divorcé d’avec sa première épouse. Ce que celle-ci pu constater dans Chromosome 3 n’a pas dû lui faire très plaisir. La Nola Carveth du film, à laquelle Cronenberg avoue de vive voix prêter des caractéristiques de son ex-femme, est effectivement une folle, persuadée d’être saine d’esprit. Samantha Eggar donne au personnage une dimension psychopathique qui suffirait à elle seule à faire froid dans le dos. Sauf qu’elle n’est pas la seule à inspirer l’inquiétude : Raglan lui-même (le formidable Oliver Reed, qui a toujours autant de prestance) est un homme froid, et ses traitements thérapeutiques musclés ne visant rien d’autre qu’à extérioriser la haine de ses patients apparaissent d’emblée (dans l’ouverture du film) comme de véritables défis davantage sadiques que médicaux. En prenant la personnalité de diverses personnes liées à ses patients / cobayes, le docteur plonge jusque dans leur subconscient et leurs traumatismes pour en extraire littéralement les choses les plus cruelles.
Les excroissances qui se forment alors sont donc logiquement hideuses : ce sont les expressions de la honte et de la colère. Tous les sentiments négatifs prennent vie, et si la fin de Chromosome 3 n’est pas des plus surprenantes, elle prend pourtant des allures extrêmes, préfigurant la “nouvelle chair” de Videodrome. Une évolution charnelle éloquente et qui s’inscrit comme l’une des représentations les plus éprouvantes de l’interrogation centrale à la filmographie de Cronenberg : le lien entre la chair et l’esprit. Étant encore un jeune réalisateur, le canadien recherche une reflexion visuelle basée sur le choc, finalement peu profonde, là où l’expérience l’amènera à traiter ce même thème plus tard dans sa carrière sous des formes nettement plus abstraites et surtout moins violentes. On ne peut cependant pas dire qu’en 1979, Cronenberg ne savait pas déjà y faire. Chromosome 3 est le point d’orgue de sa “trilogie médicale” initiée par Frissons, et les idées véhiculées par le film, si elles prennent des allures sordides, n’en sont pas moins pertinentes vis-à-vis de la thématique fétiche du réalisateur. Cronenberg se demande ici ce qui se passerait si les sentiments pouvaient être matérialisés sous une forme physique capable de vivre de façon autonome, tout en appartenant encore à leur créateur, qui de par son conditionnement émotionnel à un moment donné serait capable de les guider. Ces créatures (la fameuse portée évoquée dans le titre en version originale, The Brood) ne seraient en réalité que le prolongement physique d’un état mental. Ils ne seraient alors plus réellement les “enfants” de leur créateur, ils seraient des parties de ce procréateur lui-même. Le corps et l’esprit restent quoi qu’il en soient liés, l’un n’allant pas sans l’autre.
Si Cronenberg semble un temps suggérer que l’esprit domine la matière, qui ne ferait que répondre aux injonctions de l’esprit, il n’avalise cependant pas tout à fait cette théorie, y plaçant un bémol en faisant intervenir le passé de Nola. C’est ce passé qui a justement conditionné son esprit, conditionnant lui-même ensuite le corps. Le scénario (signé par Cronenberg lui-même) ne présente à ce titre pas de scènes gratuites, pas de tueries pour le simple plaisir “slasheresque” d’assister à des meurtres. Il contribue en réalité à dresser le portrait mental de Nola, un personnage qui apparaît pourtant rarement à l’écran mais dont nous apprenons à connaître les pensées secrètes au travers de sa “portée”. Son mari, Frank, ainsi que sa fille Candice, sont clairement menacés : Nola est prête à tout pour reconstruire sa famille, pour se reconstruire elle-même, et sa folie ne s’exprime pas tant par ses scènes de présence à l’écran que par celles mettant sa portée en vedette. La présence de ces choses est rendue éprouvante par un Cronenberg qui pour mieux inscrire son film dans une atmosphère réaliste très clinique n’hésite pas à noircir son image et à enlaidir les lieux de l’action. Ainsi, la neige qui couvre cette contrée canadienne sera une neige à moitié fondue, donnant au film une allure vraiment sale et vraiment froide, en parfaite harmonie avec le dégoût qu’inspire tout ce qui a trait à la psychoplasmatique. J’ajouterais que l’aspect vieillot de ce film de la fin des années 70 n’est pas non plus sans augmenter la sinistrose et que la première collaboration entre Howard Shore et David Cronenberg témoigne déjà d’une parfaite compréhension mutuelle entre les deux hommes.
Si il y avait une chose à reprocher à Chromosome 3, ce serait peut-être de trop chercher à préserver une surprise finale qui en dehors du choc visuel qu’elle procure n’en est pas vraiment une. Mais même là, il n’est pas sûr que Cronenberg ait voulu joué autre chose que l’apogée de la sensation de mal-être purement visuelle, purement organique qui caractérise son film. C’était alors l’époque du Cronenberg ouvertement gore, voire “trash”. Chromosome 3 est son plus beau film du genre. Mais c’est aussi celui qui ouvrit la voie à des pistes de réflexions de plus en plus profondes, et quelque part de plus en plus dérangeantes.