Casino Royale – Val Guest, Ken Hughes, John Huston, Joseph McGrath, Robert Parrish
Lorsque Albert Broccoli et Harry Saltzman achetèrent les droits de Dr. No puis des autres romans “bondiens” de Ian Fleming en 1961, il était déjà beaucoup trop tard pour Casino Royale, le premier roman de la série. Les droits en avaient déjà été vendus et même revendus, et une première adaptation avait déjà vu le jour à la télévision, en 1954. Tout espoir n’était pourtant pas perdu : Charles Feldman, le détenteur des droits, les contactèrent pour tourner une co-production qui aurait réellement adapté le livre, avec Sean Connery comme acteur principal. Mais, effarouchés par une première expérience de co-production qui avait mal tourné (sur Opération Tonnerre), ils ne donnèrent pas suite. Grand mal leur en prit, puisque Feldman, peu désireux de payer à lui seul le salaire demandé par Sean Connery, orienta alors son film dans un sens parodique. Ce qui, si l’on en juge au résultat, témoigne d’une grande amertume développée par le producteur à l’encontre de la série “James Bond” officielle.
Les plus grands services secrets du monde sont aux abois : l’organisation terroriste SMERSH mène une cabale contre leurs espions, ce qui laisse à penser que le SMERSH veut s’emparer du monde ! Il n’y a plus qu’une solution : rappeler James Bond (David Niven) de la retraite dorée qu’il coule depuis la mort de sa dulcinée Mata Hari en 1917. Devant le refus du plus grand espion du monde, il n’y a d’autre choix que de le contraindre par la force en détruisant son manoir. M, le leader du MI6 britannique, laisse sa peau dans l’attentat, et il est remplacé par Bond lui-même, qui entreprend de réorganiser ce qui reste du service. Désormais, tous les agents se feront appeler 007 et les nouveaux venus devront faire face à un entraînement qui les prépare à résister aux charmes féminins, puisque c’est ce moyen qu’utilise le SMERSH pour détruire les espions. En attendant, Bond fait appel à Evelyn Tremble (Peter Sellers), le Roi du baccarat, pour mettre à mal la puissance financière du SMERSH. Sous la tutelle de l’agent Vesper Lynd (Ursulla Andress), Tremble devra se rendre au Casino Royale pour défier le Chiffre (Orson Welles) au baccarat et ruiner le SMERSH auquel il appartient. Il n’en est cependant pas le chef, dont l’identité reste à découvrir.
Pour faire de l’ombre au James Bond de Eon Productions, Feldman n’y est pas allé par quatre chemins : son excentrique Casino Royale se dote d’un casting glorieux où même les seconds rôles pourraient jouer en haut de l’affiche des James Bond de la série officielle. Le choix des acteurs pousse l’ironie jusqu’à engager comme principal James Bond un des acteurs qui fut envisagé pour le premier de la série d’Eon, David Niven. Il reprend aussi Urusula Andress, l’une des plus célèbres James Bond girl, sinon la plus connue de toutes. Peter Sellers, Orson Welles, Woody Allen, Deborah Kerr, Jean-Paul Belmondo, George Raft, William Holden et Barbara Bouchet sont là pour compléter un générique qui en appelle au public de toutes les époques et de tous les goûts. On peut même leur ajouter d’autres acteurs qui ne sont pas officiellement crédités mais qui se retrouvent dans certaines listes (sur IMDB, par exemple) : Richard Burton, Peter O’Toole, Anjelica Huston, Geraldine Chaplin, Burt Kwouk (le Kato de La Panthère rose), David Prowse (Dark Vador) et Caroline Munro (future James Bond girl dans L’Espion qui m’aimait, en début de carrière et toujours relativement méconnue, mais dont la présence ferait plaisir à certains)… Difficile de savoir qui est effectivement présent dans le film, qui fut coupé au montage et qui n’a absolument pas participé à Casino Royale, tant les figurants sont nombreux et tant le film est un foutoir complet, rendant impossible l’identification de chacun. La réalisation elle-même est grandement incertaine : outre tous les réalisateurs crédités officiellement, et qui sont déjà au nombre de cinq, de nombreux autres auraient mis la main à la pâte, dont Peter Sellers et le grand Billy Wilder. Quant aux scénaristes, on ne les compte plus, et ils ont de toute façon tous travaillé dans le vent. S’il n’y avait qu’un homme devant endosser les mérites de Casino Royale, il s’agirait sans doute de Val Guest, qui eut la très lourde tâche d’assembler tout ce qui a été tourné, et qui s’il n’avait pas eu d’amour-propre aurait accepté le titre inédit de “coordinateur de réalisation”. Non seulement ce fut lui qui tenta de donner du sens à ce qui ne pouvait en contenir, mais en plus c’est également lui qui dût réagir au départ précipité de Peter Sellers, dont la mésentente avec Orson Welles est devenu légendaire (les deux acteurs n’ont jamais tourné ensemble dans les scènes où leurs personnages se font pourtant face), mais qui a surtout mal accepté le fait que le film devienne une comédie psychédélique, lui qui désirait se confronter réellement à une intrigue de James Bond. Ce qui explique peut-être que si ce n’est pour une ou deux scènes largement inspirées par les deux Panthère rose qui étaient sortis jusqu’alors (dont une scène de déguisement), son personnage ne soit absolument pas drôle.
Mais qu’est ce qui est drôle, au juste, dans Casino Royale ? Et bien à vrai dire, pratiquement rien. Guest a contourné cette défection en mettant davantage en avant le James Bond de David Niven, quitte à bâcler la sortie du personnage de Sellers. Un bâclage en plus, malgré le mal qu’a pu se donner Guest pour résoudre ce puzzle saboté qu’est Casino Royale. Scènes manquantes, moments clefs qui durent une poignée de secondes, futilités qui s’incrustent à l’écran… Je veux bien croire que le film fut envisagé comme une parodie et qu’il est logique que les conventions des James Bond soient détournées, mais lorsque la satire elle-même implose, cela se ressent et se retourne contre ses initiateurs. Casino Royale trahit sans cesse sa conception hasardeuse et il ne faudrait pas mélanger le surréalisme de situations (à la Monty Python) au n’importe quoi de la narration cinématographique, comme c’est le cas ici, alors que Guest a dû se débrouiller à monter un film qui n’était pas complet et qui regorgeait de choses inutiles. L’histoire se comprend à peu près, les trous du scénario étant compensés par l’imagination, mais le déséquilibre permanent caractérisant le film jusqu’à sa dernière demi-heure (limpide) ne provoque rien d’autre que l’ennui ou l’irritation. Un passage tel que celui présentant le vrai Bond confronté à des traditions écossaises peut être amusant de prime abord mais tourne très vite à l’aigre. Placé en début de film, cette interminable péripétie annonce la couleur : le film n’aura aucune priorité, n’offrira aucun point de repère, et sera construit en fonction de ce que Val Guest avait sous la main.
Le grotesque exacerbé de l’humour employé aurait pu laisser à penser que cette déconstruction totale était volontaire. Or, puisque l’humour lui-même est poussif, il n’en est rien. Casino Royale est atteint d’une tare plutôt rare : c’est un film dont le trop-plein d’idées, peut-être basé sur le désir parodique, a entraîné la perte (théoriquement, c’était censé ironiser sur les dérives machistes du 007 de Eon productions, d’où le fait que tous les espions du monde aient été détruits par des femmes fatales). Mais à force de se vouloir drôle, il sort de ce cadre… Tout devient bon pour faire un gag, jusqu’à ce qu’il n’y ait pas plus de cohérence dans l’humour que dans le scénario et sa gestion. Or, sans fil conducteur et sans coordination, les acteurs, livrés à eux-mêmes, ne peuvent qu’avoir recours à l’improvisation, ce qui d’une part contribue à désorganiser le film et qui d’autre part constitue un exercice d’autant plus ardu qu’il n’y a personne aux commandes. Ce n’est certainement pas un hasard si dans le désastre ambiant, seul Woody Allen tire son épingle du jeu, avec à un degré bien moindre Orson Welles (dont le personnage ne semble pas avoir été prévu pour être drôle, et qui à ce titre ne déçoit guère). A l’aube d’une carrière de réalisateur riche et fructueuse, Allen parvient à se gérer lui-même et à rester cohérent dans son rôle, en faisant essentiellement ce qu’il sait faire le mieux : les névrosés maladroits. En dehors de lui, Peter Sellers passe à côté de son sujet, David Niven se montre guilleret mais n’est pas drôle (sûrement victime de la réécriture de son rôle) tandis que les “guest stars” ne semblent pas savoir ce que l’on attend d’elles. En revanche, les femmes, toujours habillées sexy, répondent largement aux normes sexy des James Bond girls… En nombre conséquent, elles figurent dans tous les coins de l’écran, sans avoir d’autre rôle à jouer que celui d’embellir le cadre (seule Ursula Andress échappe à cela, sans pour autant être vitale au film). Et il faut qu’elles se montrent particulièrement lascives pour se faire remarquer puisqu’elles connaissent la rude concurrence de chatoyants décors mégalo, souvent utilisés pour des gesticulations grotesques (la scène de fin est un climax non du scénario, mais du capharnaüm). Parmi toutes les plaies ayant frappé sa conception, Casino Royale a aussi connu l’inflation exponentielle de son budget, dépassant même celui d’un James Bond officiel ! Cela se concrétise par des décors grandiloquents et très diversifiés (du château écossais au bâtiment expressionniste à la Docteur Caligari en passant par un temple hindou et divers autres lieux typiquement sixties) faisant écho à la démesure générale. Casting, budget, scénario, tout est victime de l’emballement d’un projet qui est un peu au cinéma ce que les inventions foireuses sont aux savants fou. Casino Royale est devenu quelque chose d’incontrôlable, c’est une baudruche faite de couleurs, de stars, de gags, de techniciens et d’argent sur laquelle personne n’avait plus le contrôle. Et au milieu de tout ça, quelques piques adressées au James Bond de Sean Connery (décrit comme le remplaçant lubrique du vrai James Bond, joué par Niven) se noient, amenant avec elles tout le concept de parodie. Si le film n’était pas aussi indigeste et ennuyeux, je vous conseillerais bien de le voir, juste à titre de curiosité.