CinémaDrame

Asphalte – Denis Amar

Asphalte. 1981.

Origine : France
Genre : Sur la route
Réalisation : Denis Amar
Avec : Carole Laure, Jean-Pierre Marielle, Jean Yanne, Georges Wilson, Danièle Lebrun, Philippe Ogouz.

Nombreux sont les automobilistes à se presser sur les routes et autoroutes françaises en ce 31 juillet. Le traditionnel chassé-croisé entre juillettistes et aoûtiens bat son plein et traîne avec lui son cortège d’accidents de la route. Albert Pourrat (Jean-Pierre Marielle) compte parmi ces estivants pressés de rejoindre leurs lieux de villégiature. Il voyage en famille et s’asticote au besoin avec eux comme chaque année. Juliette Delors (Carole Laure), elle, ne part pas en vacances. Elle prend la route par désœuvrement, agacée d’attendre un amant qui ne revient pas. En chemin, elle accueille à son bord Jean-Claude Jaeger (Philippe Ogouz), miraculé d’un accident de la route en plein choc traumatique. De son côté, Arthur Colonna (Jean Yanne) taille la route pour mettre le plus de distance entre sa famille et lui. Il manquera d’écraser Juliette puis se prendra d’affection pour elle au point d’envisager de voyager en sa compagnie. A des degrés divers, tous ces personnages réunis autour de la route et de l’automobile vont voir leurs vies basculer, jouets d’un destin facétieux .

Depuis les années 50, la société connaît de profonds bouleversements concomitamment à l’essor de l’automobile. Rien qu’aux États-Unis et en France, le nombre de voitures immatriculées a plus que doublé chaque décennie entre 1950 et 1970 avec pour conséquence d’impacter durablement le paysage urbain. En France, le réseau routier devient prioritaire dans les aménagements urbains. Fleurissent alors nombre de parkings, rocades, périphériques et autres aires d’autoroutes, illustrant ces propos tenus par Georges Pompidou en 1971 : “La ville doit s’adapter à la voiture”. Le cinéma accompagne ces changements et leur offre une caisse de résonance considérable. Pour le cinéma américain qui a toujours adoré les grands espaces, l’automobile devient incontournable. Elle symbolise tout à la fois la liberté et la puissance, engendrant même un genre à part entière, le road movie. S’ensuit une forme de sacralisation qui passe par l’utilisation de la voiture comme un passage obligé à des fins spectaculaires via des poursuites motorisées de plus en plus osées. Des voix dissonantes commencent néanmoins à se faire entendre un peu partout dans le monde. Le fantasque et lucide Jacques Tati, jamais le dernier pour pointer du doigt l’aliénation qui guette le monde moderne, évoque la prépondérance de l’automobile dans le bien nommé Trafic en 1971. Aux antipodes, l’australien Peter Weir rend compte par l’absurde de la dangerosité de l’automobile et du culte morbide qu’elle génère dans Les Voitures qui ont mangé Paris en 1974. Et en 1979, Luigi Comencini dresse le portrait peu amène d’une société viciée par le consumérisme à outrance dans Le Grand embouteillage. Écrit au moment de la sortie de ce dernier film, Asphalte s’en rapproche par son côté choral mais cultive sa propre singularité en préférant les chemins de traverse à une voie toute tracée. Jean-Pierre Petrolacci, le scénariste, se fait le chroniqueur de destins chamboulés avec comme dénominateur commun la route des vacances et l’automobile. Denis Amar, déjà contraint à quelques concessions pour obtenir des financements (par exemple Carole Laure à la place de Jane Birkin, qui avait sa préférence), s’en tient à cette narration éclatée, assez proche du travail qu’il a pu effectuer dans le domaine du film publicitaire.

Asphalte débute par un panoramique sur la capitale des Gaules endormie vue de la colline de Fourvière. Le calme avant la tempête du chassé-croisé entre juillettistes et aoûtiens. Loin du tumulte estival, Denis Amar accompagne l’arrivée d’un chirurgien émérite au moment de sa prise de poste sur son lieu de travail avant le début des hostilités. Cet hôpital lyonnais sert de base arrière au récit, lieu où se bousculent les accidentés de la route. Dans la France du début des années 80, Lyon n’est qu’un point noir sur le chemin des vacances, lieu de passage obligé mais redouté des estivants à cause du tunnel de Fourvière et de ces constants embouteillages. Dans Asphalte, la ville prend des atours funèbres, devenant l’endroit où se brisent les dernières illusions, comme celles de ce père de famille joué par Jean-Pierre Marielle après qu’il ait appris de la bouche du chirurgien que son fils adolescent ne pourra plus jamais marcher. A l’image du docteur Kalendarian qui lui annonce la nouvelle, non sans lui asséner une pique au passage à propos de sa négligence, le film ne fait pas dans le sentiment. Le corps médical en prend particulièrement pour son grade comme incapable d’empathie envers les familles condamnées au supplice de la salle d’attente. Sans que leur professionnalisme ne soit remis en question, ils agissent de manière robotique et désincarnée, trop rompus à ce va-et-vient incessant de corps meurtris et de proches aux visages décomposés par le chagrin pour qu’ils s’en émeuvent encore. Dans l’épreuve traversée, ils ne sont d’aucune aide psychologique, achevant de la transformer en cauchemar. Il y a davantage d’humanité chez Caron, le récupérateur d’épaves, quand il laisse un père anéanti se recueillir devant la carcasse de la voiture de son enfant que chez ces chirurgiens et autres infirmiers qui ne cherchent même plus à comprendre la détresse des familles et les envoient bouler à la moindre question. Cette froideur qui confine à la lassitude renvoie à la litanie des gens tués sur la route année après année (13000 rien qu’en France en 1980) sans pour autant que le film ne cherche à sensibiliser qui que ce soit au sujet de la sécurité routière. Les quelques accidents de la route qui émaillent le récit sont filmés comme des ballets de tôles froissées où les véhicules s’enchevêtrent et se chevauchent dans un joyeux foutoir orchestré par l’incontournable Rémy Julienne. Ces accidents sont avant tout pensés dans une recherche esthétique et pas du tout suivant une logique voyeuriste et complaisante. Si la route tue ou blesse, ce que le film ne nie pas, il est hors de question pour Denis Amar d’en faire un pamphlet anti automobiles ou un spot en faveur de la prévention routière. Il préfère s’attarder sur les à-côtés. C’est par exemple l’errance dérisoire de Jean-Claude Jaeger, qui s’extirpe de sa voiture accidentée avec plus qu’une idée en tête, rejoindre coûte que coûte Nice pour arriver à l’heure au dîner chez ses beaux-parents. Ou cet homme surnommé “le Cousu” qui depuis son accident, hante l’aire d’autoroute la plus proche du lieu maudit.

Au milieu de tous ces destins qui s’entrechoquent, Asphalte suit néanmoins un fil rouge en la personne de Juliette Delors. Juliette Delors, c’est Carole Laure, touche-à-tout québécoise (réalisation, production, chanson, etc…) qui entre la fin des années 70 et le début des années 80 tend à s’internationaliser en jouant dans La Menace d’Alain Corneau, Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier ou encore A nous la victoire de John Huston. Des films d’hommes au milieu desquels elle devait jouer des coudes afin de trouver sa place. Rien de tel ici puisque le premier rôle lui est dévolu. A l’instar des autres personnages qui gravitent autour d’elle, elle a des envies d’ailleurs. Elle commence par se sentir à l’étroit dans l’austère appartement où son amour se flétrit à force d’attendre l’objet de son affection. Partir sur les routes à sa rencontre revient à prendre son destin en main. Sauf que Juliette n’est pas prête pour ce qui l’attend au dehors. Dehors rime avec la fin des illusions. Elle découvre que la femme qu’elle prenait pour la sœur de son compagnon est en réalité son épouse. Elle n’a donc été qu’une distraction, un passe-temps pour un homme qui n’existera que par le truchement de ses vêtements. Des affaires que Juliette conserve précieusement dans une valise et qu’elle ne voudrait abandonner pour rien au monde. Elle s’y accroche comme à ses illusions perdues. Cet héritage encombrant lui sauvera néanmoins la vie lors de sa rencontre percutante avec Arthur Colonna. Ce bon bourgeois au volant de sa grosse cylindrée exhibe fièrement son chéquier à la moindre occasion comme si cela faisait de lui un grand homme. Il n’est en réalité qu’une réplique de l’homme que Juliette voulait rejoindre, un ersatz dont elle finira par se contenter, trahissant ainsi son incapacité à rester seule. Il y a dans son parcours le parfum entêtant de la toxicité de la société à l’encontre des femmes. A son passage, la libido des hommes se réveille et leurs regards se font concupiscents. Si la limite n’est jamais dépassée, elle doit tout de même fréquemment affronter la lourdeur de leurs avances ou de la démonstration de leur intérêt. Il y a un côté petit Chaperon Rouge chez Juliette, femme perdue dans ces no man’s land que sont les aires d’autoroutes et qui croisera sur son chemin de nombreux grands méchants loups potentiels.

Les routes qui mènent aux grandes vacances tiennent décidément du chemin de croix. Dans la continuité de L’Agression de Gérard Pirès, Denis Amar donne une vision peu glorieuse de l’envers du décor, de ces restoroutes, stations-services et  hôtels sans charme qui ternissent le paysage. Sauf qu’à la différence de son condisciple, il ne donne pas dans la trame claire. Asphalte est un film déroutant, à la fois dans son déroulé et dans sa construction. Pour son premier film, Denis Amar ne s’embarrasse pas de schémas narratifs préétablis emmenant parfois son récit aux confins du grotesque (toutes les scènes avec “le cousu”) pour mieux renouer avec une émotion brute. Il signe un film gonflé, pas toujours bien compris par la critique de l’époque, et qui finalement ressemble peu à ce qu’il fera par la suite.

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