L’Ile au trésor – John Hough
Treasure Island. 1972Origine : Italie / Espagne / Royaume-Uni / France / R.F.A.
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Détenteur d’une carte permettant de localiser le trésor de Flint, légendaire pirate, le vieux loup de mer Billy Bones pose ses guêtres dans l’auberge où officie le jeune Jim Hawkins. Pourchassé jusqu’à la mort par d’autres pirates, Bones avait préalablement remis son sort -et sa précieuse carte- entre les mains de Jim, qui trouve refuge auprès du médecin Livesey et du Chevalier Trelawney, ce dernier s’empressant de recruter tout un équipage pour aller à l’aventure. Le commandement est confié au capitaine Smollett, ombrageux marin qui ne cache pas sa méfiance envers les hommes de bord recrutés par Trelawney, au nombre desquels figure l’unijambistre Long John Silver, recruté au titre de cuistot mais qui semble fédérer autour de lui tous les marins. Et ce que Smollett craignait finira par arriver lorsque l’Hispaniola sera en vue de l’île au trésor : pirate lui aussi, ancien compagnon de Flint, Silver s’est mit à la tête des mutins pour s’emparer du butin.
Il n’est guère surprenant que le roman de Robert Louis Stevenson ait eu droit à son lot d’adaptations à travers le temps. Classique absolu de la littérature d’aventure, convenant aussi bien aux adultes qu’à la jeunesse, il évoque l’âge d’or de la piraterie vu sous le prisme quelque peu romantique de l’exotisme, inhérent aux contrées perdues en plein océan, de l’exploration maritime par des goélettes à plusieurs mats, et des rudes marins insaisissables meurtris jusque dans leurs chairs… Recréant la figure du pirate par excellence à travers l’ambiguïté du personnage de Long John Silver, Stevenson immerge aussi son jeune lectorat par le biais de son protagoniste Jim Hawkins, un gamin que rien ne prédisposait à vivre de semblables aventures, et ses lecteurs plus âgés via le docteur Livesey, le bon sens et la bravoure dans ce qu’ils ont de plus rationnel. Le tout dans un récit extrêmement fluide où les périls sont incessants et les affrontements spectaculaires… Bref, tout cela aboutit à un roman extrêmement cinégénique, dont le cinématographe n’a pas mis longtemps à s’emparer. Deux adaptations rien que pour l’époque du muet (dont une signée Maurice Tourneur avec Lon Chaney qui est l’un des plus regrettés films perdus), puis une flopée de versions en tous genres et venues de partout, de l’U.R.S.S. stalinienne en passant par le Japon, le Chili, la Bulgarie… En version animée ou non, et même récemment, en 2002, une transposition dans l’espace orchestrée par Disney, qui en 1950 avait marqué les esprits en commandant une adaptation qui serait le premier film à prise de vues réelles à sortir du studio. Et également la première adaptation en couleur du roman de Stevenson.
Autant dire que se lancer dans une autre adaptation revient certes à exploiter une intarissable source d’intérêt, mais aussi à se confronter forcément à ce qui a déjà été fait. Tel fut le défi relevé par Orson Welles, qui il est vrai n’est pas le premier tâcheron venu. Toutefois, sans pour autant remettre en question son attachement au roman de Stevenson, il est également vrai que le réalisateur de Citizen Kane ne s’y est pas lancé sans arrière-pensées. Cela remonte aux années 60, lorsque Welles essayait désespérément de porter à l’écran le Falstaff de Shakespeare. Aucun producteur ne se montrant intéressé, il rusa auprès de l’espagnol Emiliano Piedra et s’engagea à tourner conjointement L’Ile au trésor et Falstaff avec un budget partagé entre les deux. Il va sans dire que Welles ne tarda pas à favoriser le second, le premier tombant à la trappe. Quelques années plus tard, toujours contractuellement obligé, Welles revint en tant qu’acteur (dans le rôle de Long John Silver) à l’adaptation de Stevenson. Entre-temps, la réalisation lui fut retirée au profit d’un John Hough tout juste sorti de sa collaboration avec la Hammer, la production s’internationalisa sous l’égide de Harry Alan Towers (la série des Fu Manchu avec Christopher Lee, les adaptations du Marquis de Sade par Jess Franco) et le scénario fut retouché. Le film devint une série B. Welles en perdit du coup toute motivation, au grand dam de John Hough, obligé de diriger un Orson Welles pour le moins bougon et qui demanda à ce que son nom disparaisse des crédits scénaristiques. Plus tard, il soutint également que ses dialogues -déjà enregistrés en différé paraît-il en une nuit fortement alcoolisée- furent doublés dans son dos (ce qui est partiellement vrai et ne concerne que quelques versions). Cette mouture de L’Ile au trésor est en effet réputée pour la diction particulièrement pâteuse de Welles. Certains diront même incompréhensible. Ce qui n’est pourtant certainement pas un défaut, bien au contraire. Les murmures avec lesquels Long John Silver s’exprime donne à son personnage de vieux pirate unijambiste un degré supplémentaire de machiavélisme, une intelligence sage mais calculatrice qui le situe bien au dessus des mutins dont il a pris la tête. Fourbe, Silver n’en est pas moins imposant et rayonne d’un charisme qui rend hommage au personnage créé par Stevenson… Pour tout dire, on dirait presque Winston Churchill qui se serait fait pirate ! Effectivement, cela ne fait pas très sérieux, mais est-ce que le réalisme est la qualité première à attendre de l’adaptation d’un roman associé au dépaysement et à l’aventure ?
Au-delà de Welles, qui même en traînant du pied écrase le film de sa présence, le film de John Hough peut s’enorgueillir d’un casting fort soigné, et qui dans le camp des pirates sait faire valoir ses atouts. Notons la belle prestation du français de service, Jean Lefèbvre, dans le rôle de Ben Gunn, cet ancien associé de Flint qui plusieurs années durant fut livré à lui-même sur l’île au trésor. Une sorte de Robinson Crusoé assez largement allumé et qui pourtant attire la sympathie de par son humanité perdue mais non oubliée (ainsi, pendant que tout le monde est à couteaux tirés pour le trésor, lui surgit toujours à l’improviste et ne rêve que d’une chose : un morceau de fromage). On saluera aussi les seconds couteaux, dont beaucoup sont issus du bis italien : les trognes des westerniens Aldo Sambrell et Barta Barri, du jess-franciste Paul Muller, de l’inclassable Victor Israel avec son œil exorbité, etc… Tout ce petit monde compose une bande de pirates atypiques, plus bêtes que méchants, ce qui évite au film de trop se concentrer sur le manichéisme au détriment de l’aventure. Car si les personnages sont très importants, ce n’est pas tant comme sujets psychologiques que comme individus hors-normes que cela se joue. Le même raisonnement vaut aussi du côté des gentils : outre Jim Hawkins, le gamin aventureux, nous trouvons aussi le chevalier Trelawney, caricature du militaire anglais XVIIIe siècle dont l’idéalisme et l’enthousiasme font de lui un grand gamin ainsi que le capitaine Smollett, extrêmement exigeant, cassant, mais doté d’un sang froid à toute épreuve. Un peu plus fade s’avère le docteur Livesey, sorte de monsieur tout le monde dont on ne retiendra pas grand chose. Cela n’empêche que dans leur ensemble, les personnages sont plein de relief, toniques et suffisamment variés pour enrichir le film de leur présence.
Malgré tout, cela ne suffit pas à restituer tout le côté exotique du roman de Stevenson. Encore faut-il réussir à faire transparaitre cet exotisme dans tous les aspects du film. Ce qui nous amène au cadre qui environne ces personnages et ce qu’ils traversent. A l’écrit, la description ne coûte rien… A l’écran, les choses sont différentes. Les parties “britanniques” du film -tournées en réalité en Italie-, répondent parfaitement aux attentes. Brumeuses, venteuses, dominées par le rude climat maritime, ces séquences d’introduction forment un parfait point de départ, censées souligner le contraste avec ce qui suit et qui se doit justement de mettre en exergue l’exotisme. Sur ce point, le film laisse quelque peu à désirer… Non que le contraste ne soit pas présent, mais bien parce qu’une fois sur l’île le cadre semble figé. Sur la côte ou dans les terres, une fois l’île abordée, plus rien n’évolue. Largement filmés aux abords d’Almeria, dans le sud de l’Espagne, les paysages sont ceux des westerns spaghetti. Ce qui n’est pas idéal : la végétation y est trop chiche, tout y est trop désolé, et le côté “exploration” en pâtit grandement. Cela affecte aussi les événements qui s’y déroulent : si Hough respecte dans les grandes lignes l’évolution du roman, qu’il ne fait l’impasse sur aucun point majeur de l’intrigue, il peine à donner le souffle épique qui l’accompagne. Plutôt que d’une aventure à proprement parler, le spectateur assiste plutôt à une suite de péripéties dont aucune n’est véritablement grandiose. Ni l’attaque du fortin dans lequel se sont retranchés Smollett et ses partenaires, ni l’abordage de l’Hispaniola tombée aux mains des pirates par Jim Hawkins, ni la ligne droite vers le trésor… Tout s’enchaîne trop vite. Ce qui ne veut pas dire que toutes ces scènes sont ratées : la mise en scène est dynamique, les temps morts sont peu nombreux sinon tout à fait absents, les accessoires historiques sont de mise… Mais il manque un certain souffle pour frapper l’imagination. En fait, L’Ile au trésor version 1972 ressemble, esthétiquement et narrativement, à un simple western spaghetti grimé en film d’aventure dans lequel le héros solitaire serait devenu tout un groupe parallèle à la bande de bandits dominée par un homme fort. Du siège à la recherche du trésor caché en passant par la musique et par les duels imposés, le western s’incruste partout. Cela n’en fait pas un mauvais film, ni même une mauvaise adaptation, mais John Hough finit un peu par se retrouver cerné entre une source dominée par la liberté d’imagination et une production qui, manque de moyens oblige (y compris probablement en termes de temps de tournage), le contraint à se replier sur des recettes efficaces dans un genre donné mais pas toujours très pertinentes dans le cas présent. L’Ile au trésor de 1972 n’est certainement pas l’adaptation ultime du classique de Stevenson : même sans avoir lu le roman, il est difficile de ne pas ressentir certains manques…. Ce n’en est pas moins un film agréable, bon enfant et habilement troussé avec les moyens dont il dispose.
Pour finir, un mot au sujet de la légende disant que le film aurait été co-réalisé par Hough, Andrea Bianchi et Antonio Margheriti… Hough s’est exprimé lui-même à ce sujet, et si les italiens ont bien participé au tournage, ils ne furent que des réalisateurs de seconde équipe. Ils ne devraient leur “promotion” au rang de co-réalisateurs qu’aux nécessités internes du marché italien.