Woodstock – Michael Wadleigh
Woodstock. 1970Origine : Etats-Unis
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Précisons ! La version sur laquelle ce texte est basé est la “director’s cut”, sortie en 1994, qui ajoute une quarantaine de minutes à la version originale de 1970, portant le total à plus de 3 heures et demi. Ce qui inclue un avis nécrologique aux morts renommés de la génération du flower power, des images du public, mais aussi des chansons et des groupes oubliés la première fois, et non des moindres. Totalement absents, les Jefferson Airplane font leur entrée avec deux chansons dont le choix n’est pas forcément le plus judicieux. Janis Joplin, dont j’avoue ne pas être fan, obtient également une chanson. Déjà présents par le biais d’un titre studio ouvrant le film, les géniaux Canned Heat apparaissent enfin “en direct”, tandis que Crosby Stills & Nash, leurs seuls confrères à avoir eux aussi des titres studios représentés, se voient gratifiés d’un autre titre studio, portant leur nombre à trois. Ils gardent bien entendu leur prestation live. Enfin, Jimi Hendrix a droit à un rab de deux morceaux, et ce n’est que justice. Tous ces ajouts sont les bienvenus, surtout qu’on peut se demander comment certaines impasses avaient pu être faites. Malgré tout, il reste cependant de grosses lacunes, principalement l’absence de Creedence Clearwater Revival, mais aussi celle de The Band, des Grateful Dead, de Johnny Winter, de Ravi Shankar, ainsi que de dix autres groupes ou artistes dont la renommée n’a pas forcément traversé le temps sans encombre. Une nouvelle version sortie à l’occasion du 40ème anniversaire du festival comblera un peu les trous, ajoutant 18 autres prestations, dont certaines par des grands absents comme Creedence, mais il n’existe à ce jour aucune version intégrale de la musique jouée lors de ces trois jours et quelques, pas même en simple CD. Ce qui selon les goûts de chacun pourra s’avérer assez frustrant.
Il est vrai que la qualité du son, et des enregistrements, n’a pas toujours été optimum au cours de ce festival, et que de toute façon celui-ci, comme n’importe quel festival, n’a pas été organisé pour que sa musique puisse perdurer en DVD et en CD 40 ans après. Certains artistes n’ont d’ailleurs pas particulièrement soigné leur passage au festival, comme les Who qui jugèrent avoir livré l’un de leur plus mauvais concert et comme Creedence qui, guère satisfaits de leur show, demandèrent à ne pas figurer dans le film de Wadleigh (on peut aussi y ajouter Neil Young, déjà avec Crosby Stills & Nash mais qui refusa d’y apparaître). En dépit des ajouts de 1994 et de 2009, Woodstock ne deviendra jamais le compte-rendu complet et linéaire de ces trois jours “de paix et de musique”. Il faudra se contenter de les avoir partiellement, et à part pour les deux extrêmes (Richie Havens en ouverture et Jimi Hendrix en fermeture) dans le désordre. La seule chose qu’on pourrait trouver à redire à cet état de fait n’est pas les morceaux oubliés, qu’on peut après tout retrouver ailleurs dans une qualité supérieure, mais de rater d’éventuelles interactions entre les artistes ou divers intervenants et le public. Et pas que des plus glorieuses, si l’on s’en fie au comportement d’un Peter Townshend très mal luné qui bouscula un caméraman (Wadleigh lui-même) en montant sur scène et qui jeta l’activiste Abbie Hoffman de la scène où il s’était faufilé. Woodstock ne montre pas ce genre de choses, et préfère les interactions éminemment plus positives, comme Bob Hite dit “The Bear” (de Canned Heat) qui accueille un intrus sur scène les bras ouverts tout en continuant de chanter, et qui lui allume même sa cigarette. Je ne doute pas que ces exemples de communion aient été de loin les plus nombreux, mais il faut bien dire ce qui est : Woodstock est un documentaire très partisan, qui n’est certainement pas pour rien dans la réputation du festival aujourd’hui.
Organisé par Michael Lang, 25 ans et déjà promoteur du Miami Pop Festival, financé par d’autres jeunes au cœur d’une époque où ce genre de festivals fleurissait en obtenant de plus en plus de succès, Woodstock ne pouvait qu’être un rassemblement de la contre-culture et des hippies. Par contre, le documentaire sur le festival aurait aussi bien pu être neutre voire anti-hippie (certains journalistes y furent envoyés avec pour consigne de pondre un article négatif). Financé par une Warner exsangue, qui n’avait pas grand chose à perdre avec un investissement aussi minimaliste, Michael Wadleigh s’inscrivait plutôt dans le camp des sympathisants, voire des convertis. Producteur et parfois chef opérateur sur des productions confidentielles et essentiellement étudiantes (dont le Who’s That Knocking at My Door de Scorsese, lequel Scorsese est monteur sur Woodstock), déjà à l’œuvre sur des documentaires à l’engagement aussi marqué que le pacifiste No Vietnamese Ever Called Me Nigger (dont le titre est une citation de Mohamed Ali), on le voyait mal condamner la jeunesse de Woodstock. Et en effet, son documentaire parvient même à utiliser les défauts reconnus du festival pour les inscrire dans une vision mythique. Parfois non sans un certain bon sens, il faut l’admettre. L’évocation des deux morts du festival, une overdose et un type écrasé par un tracteur, laisse entendre que les craintes relatives au contexte difficile (des organisateurs débordés) étaient infondées et qu’un tel rassemblement peut rester pacifique, dans la ligne du flower power. Pour ou contre, qu’ils aient une vue juste de l’évènement ou non (on pense à ce vieil homme satisfait qui juge que les jeunes sont sympas et que la drogue ne circule pas sur le festival), les gens du coin interviewés apparaissent comme hors sujet, comme pour signifier qu’ils n’ont aucune idée de ce qui est en marche. Cette festivalière en larmes terrassée par la vie difficile au cours de ces trois jours n’est quant à elle pas là pour dire que tout cela fut foireux, mais bien que ce fut épique. Et c’est là le point principal de Woodstock, le documentaire.
Au-delà de la musique et des engagements “flower power” de nombreux artistes, Michael Wadleigh donne la vision d’un festival qui aurait marqué le triomphe d’une nouvelle philosophie sur des évènements concrets, de l’esprit sur les difficultés matérielles. Il convient alors d’insister sur la forte adversité à laquelle ont su faire face les festivaliers, pratiquement esseulés (seule l’armée est intervenue sur le site, et non sans réticence chez les hippies, pour mettre en place un service médical… le service d’ordre était géré par le farfelu Wavy Gravy et sa communauté hippie). Cela commence par l’engorgement le plus complet du trafic autoroutier et se termine par le départ problématique pour les mêmes raisons. Et entre les deux, il aura fallu affronter les orages, la boue, le manque de sanitaires et de nourriture pour répondre aux besoins d’une foule que l’on n’attendait pas aussi nombreuse (500 000 personnes, le double de ce qui était prévu), le chamboulement du planning des concerts dû soit au trafic (certains groupes ont été retardés car ne parvenant pas à pénétrer sur le site) soit aux intempéries (programmé en dernier, le dimanche soir, Hendrix ne put jouer que le lundi matin face aux plus téméraires). Des évènements auxquels les festivaliers et les organisateurs se sont à chaque fois adaptés, illustrant à la perfection l’esprit de fraternité et de solidarité au cœur de leur vision. Les roulades dans la boue, les bains dans le lac adjacent, les séances de yoga improvisées, les gens dormant dans tous les coins jusque sur les capots des voitures, les rassemblements devant les fourgonnettes psychédéliques, tout cela et d’autres choses encore font partie de la légende du concert, et Wadleigh s’en empare en utilisant le split screen pour que l’on ne sache plus où donner de la tête (c’est même assez pénible à suivre).
Et il y a aussi le climat de révolution sexuelle qui planait dans l’air, au milieu des effluves de marijuana. Dans une ville comme l’est devenu le site du festival (un champ du fermier Max Yasgur, à Bethel… Woodstock était en fait le nom de la ville où le festival aurait dû avoir lieu), la liberté des mœurs est devenue la norme, personne n’est choqué de la nudité, les couples font l’amour à l’écart mais pas à l’insu de tous. Quant à la drogue, non seulement elle circule, mais les organisateurs en parlent ouvertement, déconseillant l’acide du coin, non pas parce qu’il s’agit de poison comme le disait la rumeur, mais parce qu’il n’est “pas terrible”. Tant de libertés autorisées, absence totale de forces de l’ordre répressives, sens de la communion avec des artistes pour un grand nombre fabuleux appartenant clairement à cette génération “peace and love” (avec comme apothéose l’hymne américain torturé par Hendrix à la guitare), cela ne peut bien entendu que faire envie, et faire regretter de ne pas en avoir été même si certaines choses apparaissent rétrospectivement ridicules (comme de demander aux gens de se concentrer tous ensemble pour repousser la pluie… cinq minutes après, il tombait des hallebardes). Mais pour autant, peut-on réellement y croire sur une échelle plus large, comme le voulaient les participants de Woodstock, du moins ceux qui se revendiquaient du flower power (les seuls qui nous sont montrés) ?
Et c’est à ce niveau que Woodstock peine à convaincre. Sorti en 1970, alors que le mouvement était encore en vie malgré le premier coup que lui a porté le meurtre de Meredith Hunter à Altamont, le documentaire visait très certainement à propager l’âme du festival Woodstock. Or, en s’attardant un peu sur la façon dont il a été conçu, on remarque que le réalisateur en a fait une sorte de propagande. Aucune information sur la façon dont s’est déroulé l’organisation en amont et, manque de recul aidant, rien sur ce qui l’a suivi (ainsi, ce sympathique ouvrier nettoyant les toilettes, en apparence dévoué, a fini par faire un procès à Wadleigh pour atteinte à son image). Juste ce discours des organisateurs disant qu’ils viennent de rendre le concert gratuit, et qu’ils se moquent de perdre de l’argent. A part pour interviewer les gens du coin, qui comme on l’a vu ont surtout l’air largués, Wadleigh ne sort pas de Woodstock, ni dans le temps ni dans l’espace, là où un documentaire plus neutre se serait davantage intéressé aux coulisses et aux aspects les plus techniques. Les interviews de participants, tous plus hippies caricaturaux les uns que les autres (je pense à ce couple tout droit sorti de sa communauté et à cette bénévole parlant d’un sympathique festivalier défoncé), semblent orientées. Les annonces au micro pour annoncer qu’untel va être papa et que telle autre doit rentrer chez elle pour assister son père qui va être opéré d’urgence insiste sur le côté social et solidaire du festival. Les nombreux jeunes inquiets de dire à leurs parents qu’ils vont bien nous montrent qu’ils ne sont pas dans l’âge ingrat. Bref Wadleigh ne va pas chercher la petite bête, le simple festivalier passif (ou raide), et il reste en vase clos, insistant sur le côté “ville” qu’a pris le festival comme si c’était le monde entier.
Sur les 120 heures que ses 12 cameramen ont enregistrées il semble avoir trié sur le volet pour construire cette aura mythique. En point d’orgue, les artistes, porte-paroles de cette génération, sont icônifiés via des split screens de deux ou trois cases, parfois symétriques, parfois pour les mettre en vis à vis avec le public conquis, via de très gros plans sur leurs prouesses musicales (la guitare de Richie Havens) ou démontrant leur charisme (le désarticulé Joe Cocker) ou leur générosité (Bob Hite et son intrus). L’hymne pacifiste de Country Joe McDonald sur la guerre du Vietnam a même droit à ses paroles en sous-titres, façon karaoké, pour que le spectateur puisse reprendre la chanson à son compte comme le public le faisait en direct. Pour résumer, Woodstock est un véritable film caché sous le documentaire. Un beau film, certes, dont l’optimiste anticonformiste est très attirant… mais dont l’aspect utopique saute aux yeux. Se replier sur soi, en communauté, en espérant convaincre la planète de “donner une chance à la paix” pour reprendre les mots de Lennon (qui a refusé de participer si Yoko Ono n’était pas aussi invitée… et donc il n’est pas là) ne pouvait se terminer autrement. A trop s’être détaché du réel -on notera d’ailleurs que les participants sont majoritairement de jeunes blancs de la classe moyenne-, la chute fut cruelle. Malgré lui, avec le temps, c’est cette impression que Woodstock laisse à ses spectateurs. En ayant saisi la quintessence d’une époque, il en épouse aussi sa destinée. Une époque courte mais belle et intense de rêverie générale, qui en un sens a eu plus de courage que bien d’autres mouvements bloqués dans une contestation nihiliste systématique et improductive.